Vous avez dit dissuasion ? (LV 203)

Les déclarations l’autre soir du président Macron  sur la dissuasion ont pu être maladroites. Elles amènent pourtant le débat sur une question essentielle, renouvelée par un ordre nucléaire mondial qui se défait, du TIAN à la fin du traité INF, de l’Ukraine à la Corée du Nord. Il est grand temps de reprendre les termes de la discussion.

Dans notre dernier numéro (LV 202), nous citions les déclarations de Joe Biden à propos de la dimension nucléaire de la guerre d’Ukraine : « quelque chose a changé dans l’équation stratégique et désormais, le nucléaire est une possibilité qui n’est pas seulement théorique ». Cette dimension nucléaire est désormais bien perçue par le peuple français à la suite de l’entretien donné par le président de la République à une chaîne de télévision. Cela nous conduit à revenir sur cette dissuasion, si mal connue finalement : quelle efficacité a-t-elle aujourd’hui, en France comme en Ukraine ?

Les déclarations du président

Invité le 12 octobre sur France 2 pour faire le point de la situation internationale, E. Macron a ainsi réagi aux propos du président américain : « La Russie est dotée de l’arme nucléaire. La France aussi. En la matière, notre doctrine est claire. La dissuasion fonctionne. Moins on en parle, moins on agite la menace et plus on est crédible. Trop de gens en parlent ». Et puis : « Notre doctrine repose sur les intérêts fondamentaux de la Nation et ils sont définis de manière très claire. S’il y avait une attaque balistique nucléaire en Ukraine, ces intérêts ne seraient pas remis en cause ». Donc, « c’est évident » qu’il n’y aurait pas de réponse nucléaire de la France, ajoutant que « notre doctrine veut que l’on évite toute escalade du conflit. Il ne doit pas s’étendre géographiquement ou verticalement, avec des armes chimiques par exemple ».

Ces propos avaient évidemment pour but de rassurer les Français. Pour autant, ils accumulent des imprécisions et des maladresses. Ainsi, estimer que trop de gens parlent pour aussitôt ajouter des considérations qui n’entrent pas exactement en ligne avec la doctrine nucléaire telle qu’elle est usuellement comprise n’est peut-être pas le meilleur exemple à donner.

Pour le reste, il est évident que la dissuasion repose sur un homme, chargé de la mettre en œuvre : finalement, la dissuasion, c’est lui. Il paraît donc curieux de mettre en cause celui qui a la charge de cette décision ultime. Pourtant, cet homme n’est rien sans des institutions : elles peuvent être techniques (la chaîne militaire de dissuasion), elles peuvent être juridiques (la Constitution), elles peuvent être politiques (le président, désigné par le peuple souverain et chargé par lui d’assumer la charge suprême, incluant donc le pouvoir de risquer la survie de la Nation, justement pour la défendre).

Finalement, il est seul mais au sommet d’une pyramide humaine qui encadre sa liberté en même temps qu’elle lui donne une responsabilité immense. Il doit donc être particulièrement méticuleux quand il exprime ou amende la doctrine de la dissuasion, d’autant que celle-ci repose principalement sur une rhétorique de la crédibilité. Point d’à-peu-près en la matière.

C’est pourquoi, usuellement, chaque président revêt cette charge en prononçant, une fois dans son mandat, un grand discours sur la dissuasion. Il vise à démontrer l’incarnation nouvelle du système dissuasif en un homme qui s’approprie le système qui lui incombe et le manifeste au monde, renforçant par là le crédit et donc l’efficacité de la dissuasion. E. Macron avait ainsi prononcé un discours le 7 février 2020 et nous en avions rendu compte, comme il sied (LV 136). Ces discours sont toujours préparés avec le plus grand soin et les légères inflexions sont longtemps maturées et discutées entre experts et responsables. Aussi faut-il considérer les déclarations du président avec surprise et, disons les choses nettement, ne pas les surinterpréter. Elles témoignent plus de l’improvisation orale que d’une doctrine fermement établie.

Des accrocs à la doxa

Ces précisions posées, constatons que le président a parlé d’intérêts fondamentaux au lieu des habituels intérêts vitaux. Peccadille sans doute mais qui témoigne d’une certaine imprécision, surtout quand il ajoute qu’ils sont définis de manière très claire alors que justement, tout repose sur leur imprécision afin de ne pas faciliter les calculs de l’adversaire. Si le cœur était connu (le territoire français) rien n’était dit des limites de ces intérêts. Cette question des limites marque la troisième entorse à la doctrine faite par le président : en assurant qu’il est évident qu’il n’y aurait pas de riposte nucléaire en Ukraine et « dans la région », y compris donc en Europe orientale qui appartient pourtant à l’UE, le président a considérablement éclairci les limites de notre dissuasion. Or, trop de lumière en la matière nuit à l’efficacité de l’outil. La déclaration est donc maladroite, pour le moins.

D’autant que la France est considérée, avant tout, comme une puissance nucléaire. Quand elle parle, la Russie ou les États-Unis ne voient pas un membre fondateur de l’UE, un membre permanent du Conseil de sécurité ou autre fonction temporaire, ils voient une puissance nucléaire européenne et indépendante. Comme nous le notions dès le début de la guerre (LV 187), le ministre des Affaires étrangères l’avait immédiatement rappelé, alors même que Poutine dressait la ligne rouge nucléaire contre toute intervention de l’Otan.

Une dissuasion qui se défait

Or, la dissuasion nucléaire connaît un certain nombre d’évolutions depuis quelques années. D’une part, un traité international d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) qui a reçu le prix Nobel en 2018 (LV 87). Simultanément, les traités de désarmement noués à l’époque classique de la fin de la Guerre froide disparaissent les uns après les autres : ABM puis INF plus récemment. Ce dernier sur les armes « intermédiaires », de 500 à 5000 km de portée, est particulièrement significatif dans la crise actuelle.

Rappelons enfin les échanges musclés entre D. Trump et Kim Jong Un en 2019. Or, la guerre d’Ukraine détourne nos yeux de cette zone de conflit. La Corée du Nord a ainsi adopté en septembre une loi affirmant le caractère irréversible de son statut nucléaire. Depuis septembre, elle a lancé une dizaine de missiles balistiques, dont les derniers ont survolé le Japon pour aller atteindre un point à 4600 km. Cette activité militaire pourrait préparer un nouvel essai nucléaire, le premier depuis 2017. Ainsi, la tension en Asie n’existe pas seulement à propos de Taïwan mais aussi de la péninsule coréenne.

Revenons en Europe en ayant ces données à l’esprit et rappelons qu’aujourd’hui, les Américains ne disposent en Europe que d’une centaine de bombes B61 qu’ils ont placées dans le cadre de l’Alliance. Ces armes « sous-stratégiques » (selon le terme allié) sont les seules dont dispose l’Alliance qui pour le reste s’en remet aux capacités des États dotés (États-Unis, France, Royaume-Uni). C’est pourquoi les Occidentaux parlent de « frappes conventionnelles massives » en riposte à une éventuelle utilisation de l’arme nucléaire par la Russie en Ukraine.

Celle-ci n’est en effet pas couverte par le parapluie nucléaire américain et les alliés s’accordent finalement aux déclarations du président Macron, même s’ils ne le disent pas aussi clairement : il est vrai qu’hormis Washington et Londres, ils ne sont pas des puissances nucléaires.

Au fond, nous voyons non seulement un équilibre mondial qui se délite mais aussi un ordre nucléaire qui se défait. La dissuasion est non seulement contestée (LV 103) mais quasiment inversée (LV 168).

De l’escalade

Voici donc de nouvelles conditions où l’on discute sérieusement d’emploi et d’armes nucléaires « tactiques ». Rappelons qu’en bonne doctrine, l’arme nucléaire est constitutivement stratégique tant sa dimension politique est forte. Pourtant, d’aucuns examinent les possibilités d’emploi d’une telle arme par la Russie en Ukraine (d’autant que la Russie disposerait de vingt fois plus d’armes « sous-stratégiques » que l’Alliance). L’emploi est improbable mais il n’est plus impossible.

Il y aurait ainsi deux possibilités : obtenir un avantage tactique sur le terrain en éliminant tel groupe de force ou tel centre politique. Toutefois, les effets contaminants seraient tels qu’on ne voit pas vraiment en quoi cela constituerait un avantage. Structurellement, l’arme nucléaire est défensive. L’agresseur pourrait aussi déclencher une explosion en altitude pour bénéficier de l‘Impulsion électromagnétique (IEM) et mettre hors service les circuits électroniques alentour : possible mais compliqué à mettre en œuvre et avec des résultats aléatoires, compte-tenu du poids politique. L’autre option viserait, dans une situation opérationnelle perdante (retraite, défaite), de vouloir faire cesser le combat en haussant brusquement les enjeux pour empêcher l’autre de poursuivre. Il s’agirait de regagner par l’effroi ce qu’on a perdu conventionnellement. C’est la fameuse théorie de l’escalade pour la désescalade : nous avons déjà écrit notre scepticisme à son égard (LV 38) mais il est vrai que nous nous situions alors dans un contexte symétrique, opposant donc deux acteurs nucléaires. Dans le cas présent, nous sommes peut-être en symétrie sur le plan conventionnel (LV 192), mais en dissymétrie absolue sur le plan nucléaire, l’Ukraine n’ayant pas la bombe quand la Russie la possède en quantité.

Le désordre nucléaire

Nous voici donc dans un nouveau désordre nucléaire que ce soit sur le théâtre européen ou le théâtre asiatique. La France a jusqu’à présent préservé la crédibilité de sa dissuasion. Les événements en cours poussent à maintenir cette capacité, à l’aube d’une nouvelle LPM, mais aussi à revenir aux débats doctrinaux sur la dissuasion et son application contemporaine. Souhaitons que ce débat ne se cantonne pas aux seuls spécialistes cultivant l’entre-soi mais soit ouvert au peuple, comme au cours des années 1960.

JOCVP

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