Voisinages de la France (LV 162)

Les voisinages de la France dessinent une stratégie qui manque encore de cohérence : si la position envers les États-Unis est affirmée, les autres Amériques sont négligées; le Nord est impensé, l’Est centré sur une vision européenne sans grandes marges de manœuvre. Quant au Sud, notre posture est aujourd’hui très décousue. Plus loin, dans nos outremers, notre dispositif devrait nous permettre de promouvoir une stratégie de l’Indo-Pacifique originale et distincte de celle de nos alliés.

Poursuivons l’ébauche du panorama stratégique de la France (LV 160) qui nous accompagnera tout au long de l’année 2021, afin d’éclairer la réflexion à l’approche des prochaines échéances électorales. Parcourons nos voisinages stratégiques grâce à la rose des vents (cf. LV 129, 132, 135, 138).

La France et l’Ouest

La France est, au bout de la presqu’île européenne, le seul pays aux deux isthmes, entre Méditerranée et Atlantique et entre Méditerranée et mer du Nord. Sa façade atlantique est désormais pacifiée et lui ouvre de grands horizons maritimes qui constituent une richesse en nos temps de maritimisation. L’Ouest, ou Occident, pose la question de la relation transatlantique : principalement avec les États-Unis, mais aussi avec les autres terres américaines, Canada et Groenland d’une part, Amérique Latine d’autre part. Constatons que cette dernière est globalement délaissée, en dépit de nos territoires des Antilles et de la Guyane. Première lacune observée : la France n’a pas de stratégie cohérente envers ce sous-continent.

Mais la question américaine est d’abord, convenons-en, celle des États-Unis. Comme nous l’avons régulièrement exposé dans ces colonnes, elle dépasse la seule présidence Trump car une certaine distanciation entre les deux rives de l’Atlantique avait débuté dès G. W. Bush, poursuivie par B. Obama. Le récent discours de J. Biden, appelant à renouer les alliances et s’adressant particulièrement aux Européens, ne doit pas cacher le fait essentiel qui demeure : la priorité stratégique de Washington ne se situe plus en Europe mais en Chine. L’axe suivi est celui du Pacifique, non de l’Atlantique.

Le président Macron a bien saisi ce nouvel environnement, comme il l’a exprimé à de nombreuses reprises, y voyant l’occasion de renforcer l’autonomie stratégique européenne. La France reste ainsi l’amie des États-Unis (nous sommes loin des tensions de 2003) mais constate l’unilatéralisme qui a prévalu avec l’utilisation d’armes juridiques (affaire BNP, sanctions contre l’Iran) peu amicales. De ce point de vue, cette politique d’amitié avec réserves paraît pertinente.

La France et le Nord

Si l’Amérique latine est négligée, le Nord est impensé. On peut le voir à deux étages : le premier concerne les pays scandinaves, avec lesquels nous avons de bonnes relations, comme celles de ces voisins que l’on croise sur le parking et à qui on dit seulement bonjour, sans approfondir le dialogue. Les Scandinaves ne nous intéressent pas alors qu’ils peuvent s’avérer de bons relais : Les Estoniens coopèrent intelligemment avec Paris sur les questions cyber, tandis que les Suédois participent à la TF Takuba des Forces spéciales au Mali. Approfondir ces échanges, par exemple grâce à notre statut d’observateur du Conseil des États de la Baltique, renforcerait cette position.

Le deuxième étage est celui du cercle arctique. On sait qu’un ambassadeur des pôles avait été créé en 2009 et confié à Michel Rocard qui s’était activement investi dans cette mission. En 2016, il avait publié une feuille de route française sur l’Arctique. Ségolène Royal lui a succédé de 2017 à 2020, sans convaincre. Un nouvel ambassadeur a été nommé en 2021 (O. Poivre d’Arvor). Il est urgent de définir notre position sur la question : en mai 2021, la Russie prendra la présidence du Conseil de l’Arctique et la réunion consultative du conseil de l’Antarctique (RTCA) sera organisée à Paris (1ère fois depuis 1989).

L’Arctique recouvre deux enjeux de natures différentes : géostratégique (rivalité des pays riverains, intérêt chinois pour l’ouverture du passage du nord-ouest) ; environnemental (baromètre écologique de la planète).

La France et l’Est

La priorité stratégique de la France a depuis trois siècles été tournée vers l’Est. Une fois les frontières sur les Alpes et le Rhin confirmées, elle s’est inscrite dans une problématique plus européenne : qu’il s’agisse de la grande confrontation bipolaire de la Guerre froide, quand l’Europe devait être le théâtre d’opération (d’où la fondation de l’Alliance atlantique), ou du développement économique (plan Marshall, CECA, CEE et maintenant Union Européenne). Dès lors, son voisinage immédiat est européen, son voisinage distant se trouve aux confins russes.

La construction européenne est au cœur de la stratégie française depuis près de 75 ans. Elle s’incarne aujourd’hui principalement dans l’UE. Celle-ci souffre de tensions internes mais cela a toujours été le cas. Le Brexit d’une part et l’immobilisme allemand de l’autre constituent des freins évidents. À ce titre, les prochaines élections générales en Allemagne constitueront un tournant car il s’agit de désigner le successeur d’A. Merkel. Or, la France a besoin d’appuis pour influencer la direction allemande. Constatons qu’elle n’a pas toujours su y faire et que son discours ambitieux a souvent froissé bien des capitales, qui y voyaient de l’arrogance. Ce défaut prévaut encore aujourd’hui. C’est pourquoi la France doit rassembler des amis que ce soit en Europe du Nord mais aussi en Europe orientale ou méridionale, notamment l’Italie.

Au loin, l’Europe est voisine de la Russie. Si la France maintient le dialogue avec la Russie ce qui est une bonne chose (cf. LV 124), le partenaire russe fait peu d’efforts tandis qu’il est en butte à l’hostilité de milieux américains et européens. Il faut malgré tout poursuivre dans cette voie : continuer notre soutien aux pays orientaux qui se sentent menacés (de ce point de vue, notre relève régulière dans le cadre de l’OTAN à la mission dans les pays Baltes est nécessaire) tout en maintenant les ponts ouverts avec Moscou, si raide que soit le Kremlin.

La France et le Sud

La façade méditerranéenne et l’histoire de la France devraient nous inciter à une attention suivie envers nos Suds. Déplorons que la ligne suivie ne soit pas cohérente et donne l’impression d’une succession de coups bilatéraux sans vision d’ensemble.

Rappelons qu’on peut décrire notre Sud comme l’étagement de plusieurs secteurs : la Méditerranée occidentale (Médoc, cf. LV 45), l’orientale (Médor, LV 131) et au-delà, l’Afrique d’un côté (Sahel, Afrique de l’ouest et centrale, puis la Corne et l’Afrique méridionale) et de l’autre le Proche- puis le Moyen-Orient. Cette disposition devrait entraîner un gradient d’intérêt stratégique allant du plus important (le plus proche, donc la Médoc) au moins sensible qui tienne compte des interrelations entre ces différentes zones. Mettre en place de la cohérence suggère donc de privilégier la Médoc avec nos partenaires latins et maghrébins, malgré les différends qui existent entre eux et les situations difficiles de certains. En fait, c’est justement la difficulté de certains de nos voisins immédiats qui devrait motiver une stratégie cohérente et plus attentive. Elle fait défaut.

La France et le lointain

Nous n’avons évoqué jusqu’à présent que les voisinages de la France métropolitaine. Mais la France a une géographie mondiale et l’on doit tenir compte de ses territoires d’outremer, quelle que soit la diversité de leurs statuts. Nous y avons déjà fait allusion avec les Antilles/Guyane et nous pouvons mentionner Saint-Pierre et Miquelon plus au nord, la Réunion et Mayotte dans l’océan Indien, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie dans le Pacifique, enfin les terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et la terre Adélie pour la zone antarctique, autre région polaire. Ces territoires permettent à la France d’avoir une empreinte mondiale sur les trois océans avec une zone économique exclusive (ZEE) d’exception.

Notre dispositif de l’Ouest de l’océan indien (puisqu’il faut inclure notre base à Djibouti –LV 160 – et celle d’Abu-Dhabi) nous place aux premières loges en Afrique orientale et sur la grande dorsale maritime qui relie l’Asie à l’Europe (soit par le canal de Suez, soit par le Cap). Notre dispositif du Pacifique marque notre intérêt pour les questions d’Asie orientale. Cependant, il nous manque un point d’appui entre les deux pour avoir un dispositif cohérent.

L’Indo-Pacifique et la question chinoise

Nos intérêts nationaux au loin nous imposent de nouveaux voisinages. En cela, nous sommes exceptionnels dans l’Union Européenne et notre stratégie devrait être logiquement autonome. La France a instauré quelques prémisses de cette stratégie de l’Indo-Pacifique en nouant des partenariats avec l’Inde et l’Australie (pays auxquels nous avons vendus de l’armement : Rafales à New Dehli, sous-marins à Canberra) ainsi qu’avec le Japon. Cette orientation est cohérente au regard de notre dispositif outremer, visant à établir une continuité maritime grâce à des amis.

Cette vision française doit néanmoins s’accommoder de l’approche de l’Indo-Pacifique portée par les États-Unis. Ceux-ci, engagés dans une compétition stratégique avec la Chine, s’attachent à rassembler leurs alliés régionaux – Corée du sud, Japon, Taïwan, pays de l’ASEAN, Australie et Nouvelle-Zélande, Inde – dans une sorte d’endiguement de l’empire du milieu. Ce dispositif recoupe le dispositif français. Washington cherche également à regrouper autour de lui ses alliés européens dans ce face-à-face avec Pékin. Il faut décrypter en ce sens le discours de politique étrangère de Joe Biden et l’alignement prévisible de l’OTAN sur cette ligne.

De son côté, la France dispose d’une partition originale à jouer, distincte et complémentaire de celle de ses partenaires européens.

JOCV

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