Vision stratégique Terre (LV 145)

L’armée de terre vient de rendre publique sa Vision stratégique pour la prochaine décennie. L’argument central de cette réflexion est le retour à la haute intensité. Il va sans dire qu’après trente ans d’opérations terrestres de toute nature (maintien de la paix, contre-insurrection, …) on observe un durcissement des conflits armés terrestres à l’extérieur. Pour y faire face, on devra durcir l’armée de terre. On relèvera que cette vision globale n’aborde pas le territoire national.

Le GA Burkhard, chef d’état-major de l’armée de terre (CEMAT) a rendu public la « Vision stratégique de l’armée de terre » pour les dix ans à venir. Plus exactement, il l’a présentée à la presse et à la Commission de la défense de l’Assemblée nationale (ici). Nous la découvrons par les comptes-rendus de presse (ici, ici, ici et ici). C’est suffisant pour susciter la réflexion du stratégiste.

L’État et les conflits à venir

L’argument central réside dans la préparation à un combat terrestre de haute intensité. Voici d’abord ce dont il faut discuter. Ainsi qu’il le dit à l’AN, l’évolution de la conflictualité doit « nous amener à durcir l’armée de Terre pour qu’elle soit capable de faire face à des conflits encore plus difficiles que nos engagements actuels, déjà bien éprouvants ». Il s’agit quasiment de se préparer à un retour de la guerre « symétrique », entre États. Telle est la conclusion tranchée au terme d’une analyse de la conflictualité des dernières décennies.

Le conflit symétrique, interétatique, a été l’horizon mental des stratèges de l’ère moderne, depuis le bas Moyen-Âge jusqu’à la Guerre froide (incluse). La montée en puissance corrélative des États et de la façon de faire la guerre a amené un sociologue américain, Charles Tilly, à constater que « la guerre fait l’État et l’État fait la guerre ». Si l’on admet intuitivement le second terme de la proposition, le premier surprend.

Il résulte pourtant d’une observation attentive de l’État au cours des siècles. Elle montre le rapport intime entre l’État et l’organisation de la défense dont l’ordonnance de janvier 1959 sur la défense rappelait la mission générale : « La défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population. Elle pourvoit de même au respect des alliances, traités et accords internationaux ». Cette formulation a disparu à la suite d’innovations malheureuses du Livre blanc de 2008 et des limites floues établies entre défense et sécurité, comme nous le rappelions (LV 144).

Conflictualité post-Guerre froide

C’est justement cette ambiguïté qui pèse sur les esprits, biaise les raisonnements et qui amène, paradoxalement, l’armée de terre à revenir à des conceptions anciennes. En effet, l’après-Guerre froide a entraîné une succession d’évolutions militaires qui ont été ambivalentes. Ne parlons même pas des « dividendes de la paix » ou des volontés technocratiques de réforme qui se sont succédé au cours des trois dernières décennies et qui laissent un outil de défense passablement amoindri et désorganisé.

Observons qu’on a connu une époque de « maintien de la paix » où l’on exposait des soldats sans possibilité d’action, désarmés moralement et politiquement ; puis une époque d’interventions « coercitives », comme on disait à l’époque, qui a commencé au Kosovo et s’est poursuivie en Afghanistan, au risque pourtant d’une otanisation lourde et procédurière, mais avec comme adversaire un insurgé qui réussissait, bien que combattant en sandales, à faire du mal.

Nous sommes désormais dans la lutte de « contre-insurrection » avec des interventions qui ont pu être brèves et réussies (Libye et opération Serval) mais qui laissent la place à des opérations longues et aux effets peu durables, laissant se dégrader les situations politiques locales (Barkhane). D’autres mobilisent des moyens conséquents (il fallut 90.000 hommes pour déloger les 15.000 combattants de l’EI à l’ouest de l’Irak).

La conclusion de ces conflits récents est assez simple : il faut certainement plus de moyens et plus de temps, pour obtenir des résultats souvent plus maigres. En effet, l’ennemi s’est diversifié : après l’insurgé classique, lointain héritier du combattant révolutionnaire ou du patriote luttant pour l’indépendance de son territoire, voici désormais l’artisan retors de la « criminalité armée ». Certains théoriciens parlent de la guerre hybride (voir notre analyse) et se concentrent sur les moyens et les modes d’action. Nous constatons quant à nous l’hybridation et la fluidité de l’adversaire qui mélange des intérêts politiques et économiques, publics et privés, et l’arme à feu sert aussi bien à combattre le soldat que le policier, pour établir une domination territoriale permettant tous les trafics.

Le retour du conflit dur

Se concentrer sur la nature de l’ennemi (LV 46) plutôt que sur ses moyens ou ses modes d’action nous semble de bonne méthode. Or, simultanément à ces engagements hybrides nouveaux, on observe que des acteurs classiques, c’est-à-dire étatiques, reviennent à des actions de force pour faire valoir leurs intérêts. Ainsi, alors que la stratégie de contre-insurrection avait peu convaincu, au point que certains doutaient de l’efficacité militaire, voici que des États trouvent bien des vertus à cet outil. L’usage de menace militaire à peine masquée à l’appui d’ambitions politiques redevient chose courante.

Les exemples sont nombreux : les Russes le pratiquent avec succès (Géorgie 2008, Crimée 2013, Syrie depuis 2015) ; les Chinois le font de façon déterminée mais mesurée en mer de Chine du sud, avec l’occupation des Paracels et des Spratleys et une militarisation générale de leurs implantations. La Corée du nord s’est fait une spécialité de démonstrations nucléaires et balistiques. L’Arabie est intervenue lourdement au Yémen. Plus près de nous, la Turquie, instruite de ses déboires en Syrie, réussit une belle manœuvre en Libye et en Méditerranée centrale, interdisant récemment à deux frégates françaises de faire respecter l’embargo sur les armes, ce qui suscite une certaine colère française et la gêne de l’Otan. Israël lance régulièrement des raids militaires en Syrie et au Liban. Les États-Unis de leur côté hésitent rarement à la menace et à l’usage de la force. Émirats arabes unis et Égypte soutiennent directement et sans se cacher les forces du Mal Haftar en Libye.

Ainsi, comme nous le constations (LV 134), voici « le retour de la guerre symétrique ou plus exactement, la réémergence de « pairs ou quasi pairs ». C’est sans doute ce qui sous-tend la vision stratégique du CEMAT qui promeut une armée de terre prête à la haute intensité.

Masses et menaces

Jusque-là, on peut suivre le raisonnement. Il paraît moins convaincant quand le général prétend que l’Europe est « cernée ». Certes, « nos adversaires nous testent de plus en plus souvent » et la notion de « seuil stratégique » reste un objet important de réflexion stratégique (cf. LV 122). Pour autant, on sera réservé si ce propos sous-entend la résurgence d’une menace militaire étatique directe contre la France.

Peut-être faut-il y voir une influence inappropriée de l’Alliance atlantique, celle-ci cherchant comment sortir de sa « mort cérébrale » (LV 129) avec le « bon vieil ennemi russe » comme raison d’être. Nous avons souvent répété dans ces colonnes combien cette approche était inadaptée et nous regrettons ce procédé rhétorique, surtout face au juste constat de « la difficulté des Européens à concevoir et organiser par eux -mêmes les conditions de la défense collective de leur continent ».

Chacun s’accordera à observer le défaut actuel de masse militaire conventionnelle, la dissuasion nucléaire stratégique ne couvrant que les risques majeurs. La masse était mentionnée dans un précédent document de doctrine de l’armée de Terre (Action terrestre future, LV 54)) et constitue, en soi, un atout militaire décisif qu’il n’est pas besoin de justifier par un fantomatique ennemi.

Voyons là donc un expédient pour corriger trente années de reflux. Outre la question des capacités (et donc des budgets), il faudra revenir à des principes plus sains : « Les armées sont enfermées dans un excès de normes » juge le CEMAT. « L’efficience, c’est l’anti-résilience, (…) Pas de stocks, cela coûte », « On pourra acheter des munitions le moment venu » etc. La coronacrise a montré depuis que le marché ne suffisait pas à la stratégie et qu’elle exigeait des duplications (LV 141).

Et la France ?

Le lecteur reste étonné de l’absence de réflexion sur le territoire national ou le SNU. Le CEMAT relève que « les fragilités d’une société manquant de cohésion et en quête de sens peuvent faire douter de sa volonté de bâtir un avenir commun et à en défendre le modèle avec fermeté et esprit de résistance ». La solution semble passer pour lui par la réserve opérationnelle, qu’il veut « massive et engagée » et sur laquelle reposera « davantage la contribution terrestre aux missions de protection du territoire national ». Il reste peu disert sur l’engagement en France même, alors que l’opération Sentinelle est une mission opérationnelle majeure. On peut y voir de la prudence, mais aussi une impasse et on aurait aimé lire davantage sur le sujet.

Selon le CEMAT, l’armée de terre doit être capable de conduire aussi bien l’opération Barkhane qu’un engagement majeur. Ainsi se justifie le durcissement capacitaire recommandé (alors que chacun s’interroge sur les décisions du prochain budget et sur la place laissée à la défense).

Comme toujours, ces documents stratégiques concoctés par les armées dans le cadre d’une stratégie militaire générale, interarmées par nature, révèlent un diagnostic approfondi pour la préparation méticuleuse de l’engagement des forces, souvent plus convaincant que celui des Livres blancs. Le peu que l’on connaît encore de cette Vision stratégique du CEMAT le confirme une nouvelle fois. Il est clair de toute façon que le renforcement des conflits nécessitera de « durcir » l’armée de terre.

JOCV

Pour lire l’autre article du LV 145, « Japon et France : stratégies maritimes« , cliquez ici.