Unités désunies (LV 152)

Le mot unité détient la particularité de désigner à la fois la partie élémentaire d’un ensemble et l’ensemble lui-même. Suivant les domaines auxquels elle est appliqué, la dualité du sens conduit à des valeurs de l’unité singulièrement différentes notamment en matière de philosophie politique ou de politique étrangère d’un État. A l’ère de l’individualisme triomphant quel sens donner à l’unité de la République dans un monde en pleine recomposition stratégique ?

Le sens commun des mots ne fait généralement pas débat. Pourtant, sous l’effet d’un usage intensif ou du feu roulant de l’actualité, une analyse sémantique peut être nécessaire pour mieux cerner le sujet considéré et réduire les ambiguïtés et les confusions. Cet éclairage peut mener à des interrogations philosophique, politique ou stratégique : c’est le cas du mot unité.

La particularité de la notion résulte d’une application, singulière ou plurielle, selon qu’elle détermine la partie élémentaire d’un tout ou bien le tout lui-même, considéré comme indivisible. L’unité s’apprécie alors comme la plus petite valeur élémentaire ou division naturelle d’un ensemble. Ainsi, elle peut représenter la valeur conventionnelle de référence permettant la mesure d’un effet physique. L’unité peut également traduire le caractère commun d’un groupe humain de personnes ou d’une représentation naturelle ou artistique. Ce caractère produit le plus souvent un effet harmonieux, une suite dans laquelle tout se tient. Pour autant, l’unité n’implique pas l’identité : elle permet d’unifier la diversité.

Dans ce contexte, quelles sont les différentes valeurs de l’unité, comment les apprécier ? Comme nous allons le voir, elles varient selon les domaines où elle s’applique.

Unité des individus

Le langage ordinaire considère l’unité de l’espèce humaine ou l’unité de l’homme. Les êtres humains ou encore les individus considérés isolément au sein d’un groupe ou d’une société peuvent présenter une unité en raison de perceptions cognitives, sensorielles ou culturelles comparables. Influencés par leur milieu, par la logique ou leurs émotions, l’adhésion à une intelligence de cœur ou le recours à la raison, ces groupes peuvent développer une unité de vues ou de pensées qui leur permet, seuls ou collectivement, d’accéder à une meilleure compréhension de l’existence ou des affaires du monde, répondant ainsi à une quête de vérité.

Dans une société démocratique composée d’individus par nature différents, la valeur respective que l’on accorde ici aux libertés individuelles, là aux libertés collectives, constitue un facteur d’unité ou de division. Depuis 1968, dans la plupart des sociétés occidentales, la nette primauté dévolue aux premières au détriment des secondes a contribué à affecter le sentiment national ainsi que la démocratie en affaiblissant l’unité.

Unité politique

On l’aura compris, c’est pour la gouvernance des sociétés humaines que la valeur de l’unité est la plus déterminante. Au niveau élémentaire, chacun a pu expérimenter, au gré des circonstances, la force protectrice ou le poids néfaste de l’aliénation liés à l’unité familiale, subie ou construite.

Dans le domaine de la gouvernance des peuples, au regard des systèmes hérités de leur histoire, l’alternative politique semble désormais se réduire à un choix entre démocratie libérale et régime autoritaire. Au fil du temps, la place accordée aux libertés individuelles et à la représentation populaire a évolué, pour le meilleur ou pour le pire. À tel point qu’une troisième voie, celle de la démocratie dirigée ou « illibérale », nous est présentée comme crédible. Pour autant, la question de la place de l’homme dans la société demeure. S’agit-il d’une société d’individus ou d’une nation de citoyens ? L’État doit-il incarner l’intérêt général d’une communauté nationale, par dépassement des différences, ou bien la somme des intérêts particuliers d’une agrégation de groupes distincts ? Parallèlement, le chacun-pour-soi véhicule relativisme, clientélisme, divisions et violences politiques.

Unité philosophique et religieuse

« Le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Cette phrase prêtée à André Malraux permet d’examiner l’unité sous un angle plus philosophique, avec ou sans Dieu. Un monde en quête de sens est-il voué à se replier sur ses croyances ancestrales ou bien à y substituer durablement de nouvelles convictions ? Doit-on y voir un retour du religieux, un attrait pour la philosophie, une quête d’éternité, d’un ailleurs autrement ou encore l’aspiration à des voies individuelles ou collectives qui constitueraient un antidote au matérialisme sous toute ses formes ?

Un récent article de Ronald F. Inglehart, publié avant la parution de son livre intitulé « Religion’s Sudden Decline : What’s Causing It and What Comes Next ? », indique que si la religiosité s’est effectivement renforcée après la chute du communisme et de l’Union Soviétique, elle connaît un reflux significatif depuis 2007. Ce repli affecte principalement les religions chrétiennes des sociétés développées où les normes et pratiques sociales, traduites en lois, associées à une meilleure perception de la sécurité économique et physique, peuvent expliquer cette évolution… jusqu’à la dissémination pandémique du Covid-19. Le reflux n’épargne pas les États-Unis, pays religieux par nature où l’adhésion à des valeurs conservatrices figure régulièrement dans les plateformes du parti Républicain. Pour autant, un début de sécularisation semble s’y opérer aussi. Les excès politico-religieux des dirigeants actuels n’y seraient pas étrangers.

Ce recul de la religiosité n’affecte pas encore les pays à majorité musulmane qui demeurent conservatrices. Si l’unité religieuse au sein de chaque pays semble acquise, l’unité de la communauté des croyants, qui peut être représentée politiquement par l’Organisation de la Conférence Islamique, reste à faire. Alors que les ambitions sunnites et chiites s’opposent pour dominer la pensée des fidèles, au sein même du sunnisme, les courants d’interprétations du message du prophète s’affrontent pour accéder au pouvoir de manière soit révolutionnaire soit légaliste. Salafistes, wahabites ou Frères musulmans constituent autant d’entités et de sous-groupes qui rendent peu probable, à terme, l’unité politique des sociétés arabes. Par ailleurs, bien qu’à l’origine du message initial, le monde arabe ne constitue plus qu’une partie minoritaire de la communauté des croyants dont la majorité réside désormais en Asie.

Quelle unité pour la France et le monde ?

En France, le discours officiel sur le séparatisme islamiste, bien qu’il ne soit pas le seul à l’œuvre dans le pays, devrait conduire les différentes formations politiques à s’interroger sur l’importance de l’unité nationale pour une démocratie qui revendique « la République une et indivisible ». À côté de leurs discours politiques qui vise le meilleur effet électoral, les menaces structurelles qui pèsent sur l’unité nationale sont variées et nombreuses : affrontement de l’intérêt général et des intérêts particuliers ; politique du débat contre stratégie du conflit ; influence et manipulation de l’opinion. Dans ce contexte, le rôle des médias de masse qui délivrent des éléments d’information fiables ou qui véhiculent des messages militants devient critique. Ces derniers facilitent le jeu des cyber-agresseurs et des manipulateurs d’opinions, à l’intérieur ou à l’extérieur, dont on sait qu’ils peuvent influencer des élections démocratiques en jouant dans le même registre efficace des émotions, des apparences et de l’immédiat, souvent bien éloigné de la vérité. « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Dès lors, comment peuvent s’articuler les relations internationales après la pandémie tandis que sous l’effet de tentations et de replis nationalistes en tous genres, bien des principaux acteurs suivent une politique d’affaiblissement du multilatéralisme ?

À la suite d’un scénario électoral catastrophique (LV 151), les États Désunis d’Amérique pourraient conduire à la désunion européenne qui, au-delà de la fin de l’Occident (LV 146), entraînerait la fin de l’Otan (LV 129). Cette option présenterait bien des risques pour la France. Elle montre cependant que l’unité ne va pas de soi et qu’il convient d’agir pour la défendre ou la consolider, au-delà d’un critiquable multilatéralisme des mots. Entre nations désunies, dépourvues de leur système de régulation, il convient de s’attendre à des relations internationales transactionnelles et durcies, induites par des virages nationalistes divers dans un monde où le recours à la force sera décomplexé. Le règlement pacifique des différends risque de changer de nature.

Aussi, est-il frappant de relever l’interrogation du Pape François dans son encyclique « Tutti Frattelli » signée au début du mois : « Que signifient aujourd’hui des termes comme démocratie, liberté, justice, unité ? Ils ont été dénaturés, déformés pour être utilisés comme des instruments de domination ». À la suite de quoi l’évêque de Rome livre une vision politique de la société humaine faite d’amitié sociale et de fraternité universelle.

Alors que l’influence des religions traditionnelles décline, sauf en Islam, un ensemble de normes morales tente d’émerger pour les remplacer : liberté d’expression, de choix, égalité d’opinion, égalité des genres, droits de l’homme, protection de l’environnement et de la planète. Il existe un fossé entre la réalité des actions à conduire et leur instrumentalisation politique, comme le montre le virage vert amorcé en France à la suite des dernière élections municipales. Cet affrontement idéologique, pour un remplacement total ou partiel, comporte une opposition entre l’universalisme et le relativisme qui traduit des visions de l’unité bien différentes en fonction de la place respectivement accordée à l’individualisme et aux ambitions collectives. Dans ce contexte, comment éviter que le plus petit dénominateur commun d’une société ne se réduise à une peau de chagrin ? La réponse devrait se trouver dans les projets unificateurs de la République qui seront élaborés par les candidats à la prochaine présidentielle.

JOCV

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