Traité FNI : Nucléaire avant d'être européen ? (LV 112)

Le retrait américain du traité FNI donne un nouveau coup à la sécurité européenne, alors que l’UE n’est pas partie au traité et se trouve bien démunie. Au-delà, cette décision relancera la course aux armements, y compris nucléaires. Elle donne finalement une certaine liberté de manœuvre aux Russes sans pour autant lier les Chinois. Car nucléairement, nous sommes désormais dans un jeu à plusieurs acteurs : définitivement sortis du monde bipolaire de la Guerre froide.

La décision américaine de se retirer du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI, INF en anglais) soulève de graves questions.

Qu’est-ce que le traité FNI ?

Le traité FNI est un traité bilatéral américano-soviétique, signé en 1987 par R. Reagan et M. Gorbatchev. Il décide l’élimination de tous les missiles balistiques de portée entre 500 km et 5500 km. C’est le premier traité à avoir éliminé une catégorie d’armement. Il fut précédé de traités de réduction d’armement nucléaire (SALT I et II) et suivi d’autres traités similaires (START I et II, SORT, new START). Il concerne des missiles lancés depuis le sol : donc pas les missiles lancés depuis des plateformes navales (comme par exemple les missiles de croisière Tomahawk), ni les missiles aéroportés.

Outre ses caractéristiques techniques, c’est un traité éminemment symbolique puisqu’il marque la fin de la Guerre froide (et de la crise des euromissiles). En effet, la démarche de rénovation lancée par M. Gorbatchev (perestroïka) allait jouer aussi bien dans l’ordre international (chute du mur de Berlin, disparition du Pacte de Varsovie) qu’à l’intérieur (dissolution de l’URSS).

Une controverse ancienne

En 2007, V. Poutine met en cause le développement de la défense anti-missile par les Américains. Il mentionne aussi le traité FNI qui l’empêche, dit-il, de s’équiper d’armes dont la Chine se dote. Il ne faut jamais oublier que la Russie doit gérer des adversaires nucléaires sur deux fronts, ce qui complique fortement son équation stratégique. Alors, la mention du traité FNI paraît comme un moyen pour les Russes de mettre la pression sur l’Alliance, au moment de la crise de la défense anti-missile.

Mais cela se traduira par le retrait russe du traité FCE (Forces Conventionnelles en Europe). Celui-ci avait été signé en 1990 par les pays de l’OTAN et ceux du Pacte de Varsovie. Il limitait le nombre d’armements conventionnels (chars, artillerie, avions, hélicoptères) attribué à chaque partie et à chaque zone : c’était le traité symbole de l’après-Guerre froide, le pendant conventionnel du traité FNI qui l’avait préparé, d’une certaine façon.

Moscou avait « suspendu sa participation » au traité FCE dès 2007 et s’en était retiré complètement en 2015, en réaction aux premières sanctions occidentales qui firent suite à l’affaire ukrainienne. Il est vrai que la guerre moderne tient finalement beaucoup moins compte du nombre d’armement conventionnels disponibles de part et d’autre, ce qui a motivé une certaine négligence des pays d’Europe envers l’affaiblissement du traité FCE. Il constitue cependant un précédent qu’il faut garder à l’esprit pour apprécier ce qui se passe actuellement avec le traité FNI.

Rappelons également que les États-Unis s’étaient retirés en 2002 unilatéralement du traité ABM (anti missile balistique, signé en 1972) : autrement dit, Moscou comme Washington se retirent à leur guise des traités de contrôle des armements.

Développements récents

La tension actuelle sur le FNI a pris racine en 2014. Remarquons qu’elle intervient juste après la reprise de la Crimée par la Russie mais aussi la crise violente à l’Est de l’Ukraine, dans le Donbass. Cette année-là, le Département d’État déclare que la Russie ne respecte pas les clauses du traité, sans donner plus de précision. Le missile incriminé s’avère, en 2018, être le 9M729 (SSC-8 en nomenclature américaine). Pour les Russes, il s’agit d’un missile de la famille Kalibr, lancée depuis des sous-marins et n’entrant donc pas dans les spécifications du traité. Mais il pourrait aussi s’agir d’une évolution des missiles sol-sol Iskander.

En octobre 2018, le président Trump annonce son intention de se retirer du traité. Les dirigeants de l’UE appellent les deux parties à reprendre le dialogue et à préserver ce traité si important pour l’Europe. Le 1er février 2019, les Américains annoncent leur « prochain retrait » du traité si dans les six mois la Russie n’a pas détruit tous les lanceurs incriminés. Les alliés de l’OTAN « appuient pleinement » la décision américaine. Le 2 février, la Russie annonce qu’elle se retire à son tour du traité et qu’elle va développer une version terrestre du Kalibr. Notons cependant que le développement d’armes ne signifie pas leur déploiement. Il demeure toujours une incertitude concernant le déploiement des missiles Iskander à Kaliningrad : comme si chacun voulait préserver un certain niveau de stabilité en Europe.

Péril en Europe

Ce retrait américain du FNI est très inquiétant pour l’Europe. Constatons que même s’il est justifié (le doute demeure et l’observateur ne peut honnêtement trancher entre les arguments des uns et des autres : on ne sait s’il y a réellement violation du traité par les Russes), l’initiative est américaine. Elle vient confirmer la dissension transatlantique déjà analysée (voir LV 76, 95, 100, 110) : le communiqué des Alliés appuie, de façon quasi automatique, la position américaine mais force est de constater que c’est l’Europe qui en pâtit. En effet, les traités qui régulaient les équilibres stratégiques en Europe se défont les uns après les autres. Ne reste, sauf erreur, que le traité OSCE (issu de 1975des accords d’Helsinki) et le traité Ciel Ouvert de 1992.

Le plus inquiétant réside ailleurs : la sécurité nucléaire européenne dépendait de traités bilatéraux signés à l’époque par les super puissances qui régulaient le monde bipolaire de la Guerre froide. Il y avait une dépendance stratégique organisée à l’ouest au travers de l’Alliance atlantique. La difficulté tient à ce que nous ne sommes plus dans l’après-Guerre froide, mais dans l’après- après-Guerre froide. Or, une dépendance héritée est aujourd’hui problématique. En effet, le traité FNI est un traité bilatéral et les Européens en sont réduits à constater les dégâts. Si les membres européens de l’Alliance appuient la décision américaine, c’est probablement contraints et forcés, afin de sauvegarder ce qui restait de transatlantisme (cf. LV 110).

Quant à l’UE, elle déplore logiquement la situation sans pouvoir faire grand-chose. Cela s’est ressenti dans la dernière conférence de sécurité de Munich. Son directeur, M. Ischinger, suggéra ainsi que la France mette à disposition de l’Europe son arme nucléaire, à charge pour l’UE (et notamment l’Allemagne) de payer pour cela. Le retrait du FNI n’est pas simplement un nouveau signe de l’imprévisibilité américaine. Il marque le retour d’une grande question nucléaire en Europe (LV 92). L’Europe avait été stabilisée au cours de la Guerre froide par le parapluie américain, et au cours de l’après-Guerre froide par les grands traités de contrôle des armements : deux garanties désormais en train de disparaitre, ce qui est profondément inquiétant.

Course aux armements

Cela relance donc l’instabilité stratégique en Europe, alors même que l’Europe est par elle-même profondément divisée. Ainsi, ne doutons pas que les Européens vont vraiment réaugmenter leurs dépenses de défense : non pas (seulement) parce que l’Alliance le leur a demandé, mais surtout par ce que le risque sécuritaire augmentant, il va leur falloir se réassurer. Nous voici à l’aube d’une nouvelle course aux armements, animée par les Américains, les Russes (qui multiplient les déclarations sur des armes nouvelles à la puissance décuplée) et les Chinois, dont l’augmentation de l’effort de défense est impressionnante.

Le risque le plus immédiat concerne le domaine nucléaire : en effet, le traité New Start signé en 2010 est entré en vigueur en 2011, pour une durée de dix ans. Ce traité n’était pas des plus contraignants, comparé à ses prédécesseurs (START et SORT) mais il intervenait au moment de la renégociation du traité sur la non-prolifération (TNP).

Or, la dispute sur le FNI augure mal de la négociation de prorogation de ce traité. On s’achemine donc vers un abandon de ce contrôle des armes nucléaires, ce qui par contrecoup affaiblira le TNP. La course aux armements risque donc d’être aussi nucléaire.

Et la Chine ?

Si les Européens ne sont pas partie au traité FNI qui pourtant les concerne directement, la Chine non plus. Or, il semble bien que l’attitude des Américains (mais aussi des Russes, on l’a vu) tienne compte du facteur chinois. Selon certains, l’attitude américaine tient au défi chinois qui développerait justement ce genre de missiles, auxquels Washington devrait répondre afin de garder l’équilibre. Ce à quoi des spécialistes rétorquent qu’en mer de Chine, la parité nucléaire américaine tient surtout à sa puissance navale et aérienne et qu’elle n’a donc pas besoin de missiles terrestres de portée intermédiaire. Quant à la Chine, elle refuse de prendre part au traité, assurant vouloir se défendre par tous ses moyens. En nucléaire, nous sommes donc passés d’un système bipolaire à un système tripolaire.

Qui gagne perd ?

En fait, les Russes n’ont pas pris l’initiative mais semblent tirer profit stratégique de la nouvelle situation : finalement, le retrait les arrange. En effet, leur déploiement géographique n’est pas le même que celui de l’URSS de Gorbatchev, qui contrôlait la moitié de l’Europe. En relançant une gamme de missiles jusqu’à 5000 km, ils améliorent leur liberté de manœuvre. Les Américains souhaitaient peut-être ouvrir un cycle de négociation tripartite, auquel les Chinois se refusent. Du coup, Washington peut se dire qu’il gagne certes une certaine liberté de manœuvre, mais qu’il l’accorde par-là même aux Russes. Quant aux Chinois, leur système reste inchangé.

Les calculs à trois sont décidément bien plus compliqués ! La vieille théorie des jeux, qui servit longuement au cours de la Guerre froide, devrait trouver de nouveaux instruments pour ce nouveau monde.

JDOK

Lien vers « Des anomalies à l’anomie stratégique« , autre article du n° 112.