Tenaces fragilités intérieures (LV 242)
Après avoir conduit des conflits au loin, les attentats des années 2010 ont ramené l’attention sur le front intérieur. Mais le retour de la guerre, notamment en Ukraine, pousse les esprits à regarder à nouveau au dehors. Pourtant, la situation intérieure paraît plus fragile que jamais ce que démontrent de multiples signes. Il ne faut pas oublier le front intérieur.
Le retour de la guerre mobilise les esprits, les états-majors et les efforts de défense. Pour autant, le « front intérieur » n’a pas disparu même s’il a changé de forme.
Au loin, au près, au loin …
Après les attentats du 11 septembre 2001, la France a opéré sur des théâtres éloignés, au gré de ce qu’on appelait malencontreusement « guerre globale contre le terrorisme ». Au long des années 2000 elle fut engagée en Afghanistan, puis en Irak et en Libye dans les années 2010. L’intervention au Mali se justifiait par la « lutte contre les groupes terroristes armés », désignation maladroite d’un adversaire qu’on ne savait pas comment nommer.
La logique qui prévalait était la suivante : faire la guerre au loin permettait de protéger le territoire national. Las ! Les premiers attentats de Toulouse par M. Merah en 2012 puis ceux de Charlie et du Bataclan en 2015 montrèrent que l’ennemi n’était pas là où on l’attendait, mais au sein de la nation. Il y eut une mobilisation générale. Le plan Vigipirate de lutte contre le terrorisme (créé en 1978 et déclenché pour la première fois en 1991, preuve que le problème est ancien) fut activé et rénové. L’opération Sentinelle fut créée en 2015 en complément du plan Vigipirate, dans le cadre de « la lutte contre le terrorisme ». À noter qu’en 2019, elle est utilisée pour sécuriser des points sensibles à l’occasion de la crise des Gilets jaunes. L’effectif mobilisé atteint 10.000 militaires au début pour baisser à 3000 engagés de façon permanente, 7000 autres étant en réserve.
L’armée de Terre crée en 2016 un Commandement pour le territoire national qui a autorité sur la BSPP, les formations de sécurité civile, le 25e RGA, le service militaire adapté. On est bien loin de la défense opérationnelle du territoire (DOT) qui prévalait pendant la Guerre froide, lorsqu’on craignait l’infiltration de commandos.
Le retour des guerres majeures (LV 236) dépasse la question de la haute intensité (LV 167, 192, 206). Elles se caractérisent par la longueur des fronts, les masses engagées, leur durée, la mobilisation des ressources et de l’économie, des niveaux technologiques intenses et dispersés. Or ces conflits se déroulent à nouveau au loin, ce qui force les esprits à regarder à nouveau ailleurs, notamment à l’est de l’Europe avec les alliés.
Le renforcement de la zone passe par de nombreux détachements : mission Lynx en Estonie, défense aérienne du front oriental (Air shielding), mission Aigle en Roumanie, missions de police du ciel (BAP), quelques missions navales. Au total, 2.000 militaires sont engagés (détail selon le MINARM ici).
Tous les esprits sont donc tournés vers l’extérieur. Au point qu’on en oublie déjà ce qui se passe chez nous. Or, la situation paraît paradoxalement plus fragile qu’avant et mériterait un surcroît d’attention.
Émotions populaires
Observons tout d’abord que notre pays a connu plusieurs « émotions » populaires, pour reprendre ce mot d’Ancien régime plus faible que la notion d’émeute.
Un des premiers signaux d’alarme fut la « zone à défendre » (ZAD) de Notre-Dame des Landes, sur le site d’un projet d’aéroport à Nantes. Une poignée de militants d’extrême-gauche s’y installent en 2009 et résistent à toutes les tentatives des forces de l’ordre de les déloger, notamment au cours de l’opération César (2012). En 2018, de guerre lasse, le PM E. Philippe décide d’abandonner le projet malgré sa régularité et après un référendum local qui l’approuvait. L’État, la loi et la démocratie étaient mis en échec par des résistants locaux, renforcés d’étrangers anarchistes. Cinq ans plus tard, c’est au contraire une vraie fermeté qui s’affiche lors des tensions à Sainte-Soline face aux manifestants locaux appuyés par des écologistes radicaux.
Depuis, le pays a connu une succession de mouvements plus ou moins violents. Le premier qui vient à l’esprit est celui des Gilets jaunes (LV 106, 109), très atypique puisqu’il dressait la « France périphérique » contre un élitisme mondialisé, les somewhere contre les anywhere. Des réformes sociales successives suscitèrent également de forts mouvements de masse : le plus grand mouvement social à l’occasion de la loi travail de 2016, le mouvement contre la réforme des retraites de 2019 avec des heurts violents opposant des Black blocks aux forces de l’ordre, la manifestation de 2023 (1,3 M de manifestants selon la police) qui suscite des faits de violence, des blocages de raffineries ou de centres commerciaux, des coupures d’électricité tandis que des violences policières sont dénoncées.
Citons enfin les émeutes de banlieues. Elles s’inscrivent dans une longue histoire : Vaulx en Vélin en 1979, Vénissieux (1981), Vaulx à nouveau (1990), Val-de-Reuil (1994), Seyne sur mer (1997), Tarterêts (2000), grandes émeutes de 2005, Villiers le Bel (2007), Aulnay-sous-Bois (2017), pour ne citer que les plus emblématiques. Mais les choses prennent une autre tournure en 2023 où des émeutes se déclenchent à partir de Nanterre et s’étendent à toute la France : elles sont plus courtes mais bien plus intenses que ce qu’on a vu jusque-là. Elles se propagent très rapidement à des villes moyennes, ce qui les distinguent de celles de 2005. Les messageries chiffrées donnent de grandes facilités aux émeutiers. Des violences de toute sorte sont signalées, tout comme des incendies volontaires. Au bilan, 6000 voitures incendiées, 1092 bâtiments dégradés, 99 mairies attaquées, 723 policiers blessés et 2 morts. 200 commerces ont été pillés, 150 commissariats ont été « pris à partie, dont certains ont subi des attaques en règle par des dizaines d’émeutiers ». Il semble que le mouvement ait cessé parce que les trafiquants de drogue en ont ordonné la fin parce qu’il gênait leur commerce. Pendant quelques jours, les forces de l’ordre et les pompiers ont été débordés.
En janvier 2024, ce sont les agriculteurs qui se mettent en mouvement, annonçant un siège de Paris et bloquant des autoroutes et occasionnant des pénuries signalées et des échauffourées au salon de l’agriculture. Enfin, en ce printemps, des mouvements se développent en soutien aux Palestiniens, notamment dans les universités et les lycées, sans parler de l’éruption néo-calédonienne.
Violence politique
Dans le même temps, une certaine violence politique se développe. Les injures sont plus fréquentes et l’on observe des menaces et même des intimidations. La pression sur les maires l’indique : « près de 2 265 plaintes ou signalements pour des faits de violence verbale ou physique à l’encontre des élus ont été recensés en 2022, soit une hausse de 32% par rapport à 2021 » (ici). Mais cette violence peut dégénérer, ce que l’on observe ailleurs (LV 129), si l’on pense à l’envahissement du Capitole américain en janvier 2021 (LV 159) ou encore l’apparition de réponses très violentes comme le Bukélisme (LV 222). En France pourtant, cette violence demeure encore peu homicidaire (ici).
Les causes
Comment expliquer ces phénomènes ? Les causes systémiques sont évidemment là : enracinement d’une économie criminelle (trafic de drogue, zones de non-droit), islamisme résiduel, insécurité croissante (selon tous les indicateurs statistiques), migrations (cf. les violences à Mayotte) …
Notons également l’évolution médiatique liée à Internet. Comme nous le pointions très tôt (LV 62, 147), les médias ont perdu leur monopole d’intermédiation de l’information. Nous subissons un maelstrom de communication poussé par deux tendances : la multiplication des médias d’information continue, la mutation en web-médias des médias traditionnels, celle continue des réseaux sociaux. Dès lors, chacun se forge son opinion individuelle sans chercher à vraiment comprendre avant de réagir. C’est le règne de l’émotion (LV 225). Mais les images des violences renforcent le sentiment d’insécurité et donnent des idées ailleurs. Le développement des messageries privées permet également des coordinations décentralisées d’action (Gilets jaunes, émeutes de 2023) impossibles autrefois.
Les autres corps intermédiaires ont perdu leur influence et les partis politiques ou les syndicats ne réussissent plus à « métaboliser » (ici) les inquiétudes populaires. Observons pourtant que les extrêmes continuent de théoriser ce recours au chaos, notamment à gauche. Observons également l’émergence d’une écologie plus radicale (Extinction rébellion, Soulèvement de la terre) qui se présente comme non-violente mais multiplie les dégradations.
Quelle violence ?
La Vigie a repéré d’emblée ces phénomènes de violence intérieure : Nous nous sommes intéressés au « Bien commun souhaitable » (LV 116), avons constaté une « société dispersée et méfiante » (LV 124), évoqué un « risque intérieur grandissant » (LV 160), rappelé la « nécessité d’une stratégie intérieure » face à « l’inquiétude qui monte » (LV 174). Nous avons surtout remarqué que des violences de rue (LV 214) posaient le retour d’une certaine légitimité de la violence (LV 221) qui conteste à l’Etat son monopole de la violence légitime. Au fond, notre société est fragile aussi parce que très dépendante de flux constants. La crise du Covid a montré que nous avions peu de réserves et qu’une interruption des transports poserait vite des problèmes graves sans atteindre le niveau d’une guerre civile (LV 181). Or, ceux-ci peuvent être provoqués par la moindre étincelle dans une société française beaucoup plus désunie.
Il faut dès lors repenser stratégiquement la situation intérieure. Cette obligation élargie appelle à une refonte par l’Etat de ses pra-tiques. D’une part, comment réintroduire de la solidarité nationale ? Les Jeux Olympiques marquent ici un hiatus entre une flamme olympique au parcours décentralisé et populaire et une organisation parisienne élitiste et fermée. D’autre part, reprendre une planification froide de défense intérieure, avec ses volets sécuritaires, militaire éventuellement, mais surtout économique et logistique. Il y a aujourd’hui plus de risque à l’intérieur que devant nos frontières.
JOVPN
Pour lire l’autre article du LV 242, Espagne décentralisée, cliquez ici
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