Stratégie autre ? (LV 104)

Comment concevoir aujourd’hui une « stratégie autre » ? On peut partir des critères usuels de la stratégie répartis selon deux axes : l’articulation des fins, des voies et des moyens ; et celle des différents niveaux de stratégie (stratégie générale, stratégie militaire, stratégies de milieu). Or, les documents officiels (Livre Blanc, revue stratégique) évoquent assez peu les fins et beaucoup les voies et moyens. Comment identifier les fins sous-jacentes à la grande stratégie de la France ? cela permet-il dès lors d’identifier de nouvelles voies et donc, éventuellement, une adaptation des moyens ? Réfléchir aux alternatives permet de confirmer ou d’amender les stratégies existantes, dans l’effort constant de mise à jour qu’elles nécessitent.

Un bon exercice stratégique consiste à décrypter les stratégies existantes (en postulant qu’elles résultent de calculs responsables), à les évaluer précisément et à proposer évolutions ou alternatives.

Outre ses pistes de grande stratégie pour la France et ses analyses de stratégie appliquée méthodiquement publiée dans nos colonnes, La Vigie propose aussi des retours théoriques réguliers sur la notion de stratégie : angle capacitaire et technologique (LV 68, LV 84), rapport entre nombre et masse (LV 79), entre la guerre et l’État (LV 74-75), le retour à la paix (LV 69), l’optimisme (LV 61), l’efficacité militaire (LV 52), la théorie de l’ennemi (LV 46), la façon de produire la stratégie (LV 34 et 35), sans même parler des stratégies de milieu (terre, air, mer, nucléaire, digitale) ou de certaines innovations technologiques.

D’une stratégie l’autre

Interrogeons-nous aujourd’hui sur la notion d’autre stratégie. En effet, souvent les commentateurs se répandent en critiques sur les politiques et stratégies mises en œuvre, ajoutant parfois (mais pas toujours) des pistes de solution. Sans évoquer le caractère simpliste de nombre de celles-ci, remarquons qu’elles se focalisent souvent sur des applications localisées, sans se pencher sur « l’image globale ». À l’inverse, la politique générale qui aurait une vision large et coordonnées des différents dossiers locaux sert très souvent de vrai prétexte à bien des cynismes étatiques, au nom de la Realpolitik.

Ainsi, entre des visions trop larges sans colonne vertébrale et des approches trop étroites qui minorent la question, comment mieux cerner la stratégie et sur quels critères engager une évolution, une alternative, choisir une stratégie autre ?

Critères de la stratégie

Sans revenir aux définitions classiques, partons des critères usuels de la stratégie répartis selon deux axes : l’articulation des fins, des voies et des moyens ; et celle des différents niveaux de stratégie.

Selon cette dernière approche, on distingue la stratégie générale (celle de l’État fruit de son projet politique LV 101) des stratégies particulières (stratégie militaire, diplomatique, économique, culturelle, intérieure, sociale …). Dans le cadre de la stratégie militaire, outre une stratégie militaire générale, on distingue généralement les stratégies de milieu d’emploi, puis les niveaux opératif, logistique, tactique et technique. Cela pose deux problèmes à résoudre : celui de la cohérence interne de chaque niveau, et celui de la cohérence entre niveaux contigus de stratégie et, pour ce qui nous concerne ici, entre la stratégie générale et la stratégie militaire.

Cohérence de la stratégie générale

Comment juger de la cohérence d’une stratégie générale ? Elle est rarement énoncée en tant que telle et souvent, l’État se contente de promouvoir des stratégies particulières par divers instruments : ce peuvent être des Livres blancs (de la défense voire parfois des affaires étrangères -2008-, ou de sécurité intérieure -2006), des lois d’orientation ou de programmation (Loi de programmation militaire – LPM, Loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure -LOPSI, lois de finances publiques, lois d’orientation sur l’école, sur les mobilités, etc.) ou de « simples lois », par exemple sur le renseignement.

La cohérence peut en être ordonnancée par les discours de politique générale du Premier ministre ou par tel ou tel discours du Président de la République. Aux États-Unis, on utilise le discours sur l’état de l’Union (procédure imitée par l’UE) tandis qu’au Royaume-Uni le discours du Trône sert à cette vision politique. Mais ces derniers outils sont périodiques (annuels) ou à horizon limité (une législature) et surtout d’abord d’essence politique et donc marqués par une vision de court-terme. Les échéances électorales rythment en effet la vie politique et constituent souvent l’horizon temporel des décideurs politiques, qui ont de plus, pour la plupart, une très faible connaissance des questions stratégiques, que ce soit sous l’angle des relations internationales ou celui de la défense.

Or, chacun sent bien que la stratégie pour se déployer doit s’inscrire dans le temps long et qu’elle nécessite une sorte de méditation, nécessaire pour calculer tous les facteurs. C’est d’ailleurs ce défaut du temps trop court qui alimente nos critiques des Livres Blancs à la française (LV 21-22).

Autrement dit, tout ces discours, pour intéressants qu’ils soient, ne font pas de la stratégie et on peut redouter le manque de cohérence de la stratégie générale, celle qui était vantée par l’Ordonnance sur la Défense de 1959, tellement tronquée et modifiée depuis l’origine qu’on en a perdu la force initiale. Nous avons déjà affirmé ici le besoin d’un « organisme régulateur chargé de défendre face à un exécutif pressé par les circonstances, la Grande stratégie de long terme qui met la France à l’abri des à-coups de la sécurité et pérennise son existence d’acteur stratégique cohérent et autonome ». Constatons qu’il manque.

La Revue stratégique

La récente revue stratégique de 2017 n’a pas dérogé à ces défauts (LV 81 et blog). La lettre de mission de cet exercice (p. 101 du document) en dit finalement bien plus sur les objectifs stratégiques retenus : il s’agit de préparer « la prochaine LPM » compte-tenu de la « menace terroriste » et du retour de « stratégies de puissance ». Le PR lie le destin de la France à celui de l’Europe (« nécessaire relance du projet européen »), évoque nos « intérêts de défense », « les missions de prévention des crises et leur résolution dans une approche globale », souhaite « l’articulation de la politique de défense avec la stratégie de dissuasion nucléaire » et note que la « sécurité du territoire national » pourra être évoquée dans l’exercice.

On pourra s’étonner de l’absence de référence à la souveraineté, d’une séparation entre la stratégie générale et une stratégie de dissuasion nucléaire qui serait devenue autonome, comme de la marginalité de la sécurité du territoire dans l’exercice. Au fond, qu’importe, le lecteur y trouvera bien les éléments principaux structurants notre stratégie.

Dans un cadre européen, face aux nouveaux risques et pour défendre nos intérêts, il s’agit en fait de définir les éléments constitutifs d’une stratégie de moyens sachant que les voies stratégiques (dissuasion, prévention, intervention) sont identifiées.

Dans ce format classique, sans surprise, la Revue stratégique n’a guère été innovante.

Quelle stratégie militaire ?

Mais du coup, comme il n’y a pas eu vraiment de débats sur les grands objectifs stratégiques, la revue est descendue d’un cran pour devenir, de facto, une sorte de formulation de la stratégie militaire générale (défaut partagé avec les récents Livres Blancs), s’intéressant d’ailleurs surtout aux moyens. Il est ainsi notable que la formule d’approche globale apparaisse dans la lettre de mission, alors qu’elle n’est qu’une façon cohérente d’aborder les crises. Ne pouvant élargir sa réflexion vers le haut, la Revue stratégique s’est résumée à énoncer les fondamentaux d’une stratégie militaire.

Cela explique pourquoi on observe, de la part des autorités militaires, le besoin de documents complémentaires. L’armée de Terre a ainsi proposé un document de prospective (Action terrestre future, LV 54) quand le CEMA publiait récemment une Vision stratégique (LV 101). Il s’agit là, selon une procédure de planification classique, de reprendre les ordres venus du niveau supérieur pour en donner la lecture adaptée à son propre niveau de préparation opérationnelle. Au fond, il fallait confirmer la cohérence entre les deux niveaux, celui de la stratégie générale et celui de la stratégie militaire appliquée.

Dès lors il n’y a plus guère de place pour une stratégie autre car l’exercice est trop fortement encadré. La Revue stratégique reprend de fait les fonctions stratégiques du Livre Blanc de 1994 : Dissuasion, Protection, Prévention, Projection, auxquelles on ajoutait en 2008 Connaissance et Anticipation. Mais la dissuasion ne se veut-elle pas protection ultime ? Et si on évoque la connaissance, pourquoi pas aussi le commandement ?

D’autres voies ?

Aussi peut-on envisager, non pas de modifier les fins stratégiques (que l’on peut évoquer et rassembler sans peine avec les idées de souveraineté, liberté, défense des intérêts, influence … selon le codage stratégique en vigueur LV 101) mais au moins de réévaluer la gamme des voies pour les atteindre (la question des moyens lui restant logiquement liée mais subordonnée).

Par exemple, le triptyque Réagir – Agir- Peser pourrait, dans une « autre » stratégie militaire, englober et renouveler toutes les fonctions de 1994.

  • Réagir inclurait l’intimidation et la dissuasion nucléaire comme la protection du territoire national, toutes ces actions militaires qui sont au cœur de la défense.
  • Agir comprendrait toutes les modalités opérationnelles de la coopération et de l’intervention.
  • Peser regrouperait les tâches de la diplomatie, de la prévention politico-militaire et de la stabilisation.

Ce tryptique renouvellerait l’ordonnance-ment des trois cercles qui ont servi, au cours des années 1980, à définir nos intérêts. Un modèle d’armée nouveau définirait la gamme des moyens nécessaires à l’exercice de ces trois fonctions stratégiques.

Lien vers Incertain Maghreb, l’autre article de La Vigie n° 104.

JDOK