Sous les seuils stratégiques (LV122)
La notion de seuil est bien connue des stratégistes depuis la mise au point de la dissuasion nucléaire. En dessous du seuil, nous vivrions sous le règne d’une guerre conventionnelle. Pourtant, dans le monde de l’après après-guerre froide, cette catégorie peine à expliquer tous les conflits que l’on a connus depuis trente ans et surtout, la conflictualité latente mais intense du monde contemporain. Il faut donc déterminer un nouveau seuil, bien en-dessous du seuil nucléaire : il permet de mieux comprendre les conflits du moment.
Les stratégistes ont découvert la notion de seuil principalement dans le cadre de la dialectique de la dissuasion nucléaire. Or, il semble bien que nous devrions maintenant décrire l’existence d’un nouveau seuil, bien loin du nucléaire, mais qui dimensionne tout autant l’analyse stratégique contemporaine.
Le seuil et la dissuasion
Très tôt, les théoriciens de la dissuasion nucléaire ont évoqué la notion de seuil, à la suite du général Poirier. Ce dernier, dans « Des stratégies nucléaires » (1977), avait développé la notion de « Seuil d’agressivité théorique ». Il cherchait à répondre à la question : pour quels intérêts exacts une nation serait-elle disposée à mettre son existence en péril ?
La notion des « intérêts vitaux » survint immédiatement. Quand ceux-ci sont mis en cause, alors la Nation est prête à mettre sa vie en jeu, mais aussi celle de son agresseur, pour faire cesser l’agression. Mais pour rendre difficile les calculs, les détenteurs de l’arme nucléaire introduisirent une plage d’incertitude sur le déclenchement du tir de riposte : au fond, on ne sait pas précisément à partir de quand le responsable politique déclencherait un tir nucléaire.
Le seuil est donc incertain mais il marque pourtant une rupture nette entre deux modalités de la guerre : en dessous de ce seuil, le conflit est confiné dans un cadre conventionnel, celui des armes et des armées. Au-dessus du seuil, on entre dans l’inconnu de l’échange nucléaire, un au-delà terrifiant (comme le sont les au-delà). Le seuil n’est donc pas simplement un barreau sur une échelle de la violence, il marque une rupture stratégique profonde et change la nature de la guerre. Il la rend en principe impossible. En dessous, la conflictualité est maîtrisable (espère-t-on), au-dessus, elle devient existentielle, au sens premier.
Elle dépasse même la notion antérieure de guerre totale, telle que la planète l’avait expérimentée au cours des deux conflits mondiaux. La dissuasion révolutionne la stratégie et la nature même de la guerre.
La crainte d’approcher du seuil encadre le niveau de violence. En effet, le seuil étant indéterminé, on se méfie des mécanismes d’escalade de la violence tels qu’ils ont été décrits par Clausewitz. Au contraire, on va traditionnellement rechercher la désescalade, même si certains ont évoqué des stratégies inverses (LV 38). S’ensuivit une baisse tendancielle du nombre de guerres depuis 1945. Si des conflits armés demeurent, le nombre de guerres interétatiques a considérablement diminué.
Le seuil est ambigu mais il constitue une référence stratégique désormais bien qualifiée, au point que fréquemment, les textes sur la dissuasion discutent la notion dialectique d’intérêt vital et beaucoup plus rarement celle de seuil.
Pays du seuil
La stratégie de l’âge nucléaire a trouvé une autre utilisation du vocable seuil, qu’on a placée dans un registre plus géopolitique que stratégique à proprement parler. Les observateurs évoquent ainsi la notion de « pays du seuil », pour désigner des pays qui seraient au seuil de la dissuasion nucléaire mais qui, pour des raisons politiques, refuseraient de s’engager dans la possession d’un arsenal atomique. On cite ainsi souvent le cas du Japon, de l’Iran voire de Taïwan et plus rarement la Corée du sud ou même l’Italie ou le Brésil.
Être un « pays du seuil » consiste donc à posséder le niveau technologique suffisant pour pouvoir fabriquer aisément une arme nucléaire (voir billet). Cela ne suffit pourtant pas car il faut distinguer capacité à et volonté de. Cette posture est ainsi accompagnée d’une rhétorique stratégique subtile. Ainsi, l’Allemagne n’est pas considérée comme pays du seuil puisqu’elle a affirmé à plusieurs reprises son refus absolu de possession de l’arme. Mais un pays comme le Japon, considéré comme le prototype des pays du seuil, est beaucoup moins affirmatif. Il posséderait tous les composants de l’arme sans que jamais une bombe ait été assemblée. Il aurait « la capacité de se doter rapidement (12 à 24 mois) de la matière fissile au travers de l’enrichissement pour fabriquer plusieurs armes nucléaires aptes à être lancées balistiquement » (billet cité). Il faut donc associer une filière nucléaire civile, une capacité R&D de haut niveau, une capacité spatiale (si l’on veut des systèmes balistiques), une coopération subtile avec l’AIEA. C’est pourquoi, Mohamed el Baradei, ancien directeur de l’AIEA, évoquait quarante pays qui pourraient obtenir l’arme nucléaire en quelques mois.
Cependant, une capacité technique ne suffit pas à convaincre et il faut une rhétorique développant une sorte de « dissuasion implicite » dont voici l’argument : « Je n’ai pas l’arme nucléaire car je collabore pleinement avec l’AIEA, mais le cas échéant, je suis en mesure de rapidement développer l’ensemble de la panoplie pour répondre à toutes les menaces et garantir ainsi mon indépendance ». En option et suivant les cas, on peut ajouter « et je bénéficie d’un traité d’alliance avec un acteur nucléaire qui m’apporte sa couverture stratégique ».
On le voit, le discours est ambigu, autant que la notion. Elle permet dans certains cas une pratique stratégique subtile passant par une sorte de « rhétorique du silence ». Il reste qu’aujourd’hui, on est une puissance nucléaire ou on ne l’est pas. Désormais, la Corée du nord, longtemps considérée comme un pays du seuil, a franchi celui-ci et est désormais considérée comme nucléaire.
Le monde sous le seuil
Les choses paraissaient simples. On avait le monde de la dissuasion nucléaire et on avait en dessous le monde du conflit « conventionnel ». Cette catégorisation issue de la Guerre froide continue d’imprégner les esprits, alors qu’elle s’appliquait déjà mal à la Guerre froide, encore moins bien à l’après-Guerre froide et qu’elle est inadaptée au monde de l’après après-Guerre froide.
L’après-Guerre froide a en effet connu une série de conflits dont la forme différait profondément de ce qu’on avait connu jusque-là : après une guerre inter-étatique de grand style en 1991 (la première guerre du Golfe), on connut ensuite les conflits de l’ex-Yougoslavie, de Somalie et du Ruanda et le conflit du Kosovo dans les années 1990 : alors, on discutait beaucoup de maintien de la paix, d’imposition de la paix, d’adaptation des institutions spécialisées (OTAN) ou non (UE), du rôle de l’ONU.
Les attentats du 11 septembre 2001 ouvrirent une séquence stratégique nouvelle (Afghanistan, deuxième guerre du Golfe) où les succès militaires initiaux laissèrent bientôt la place à des difficultés profondes : on parla beaucoup de contre-insurrection et de guerre asymétrique mais aussi de responsabilité de protéger. La décennie suivante connut de nouvelles interventions (Libye, Sahel, Irak, Syrie), de nouveaux conflits (Donbass, Syrie, Nigeria) et de nouveaux attentats. Les experts évoquèrent les notions de guerre hybride, d’A2AD, d’Airsea battle, de Third offset strategy sans que ces innovations conceptuelles sachent rendre compte du paysage stratégique.
Au fond, notre grammaire actuelle a du mal à caractériser la réalité conflictuelle, probablement parce qu’elle est bien trop englobante. La guerre conventionnelle n’est plus, et depuis longtemps déjà, une notion pertinente aujourd’hui.
Le nouveau seuil
Il semble donc nécessaire de concevoir et définir un nouveau seuil, inférieur au seuil nucléaire et comme lui, imprécis et ambigu.
Une nouvelle conflictualité s’observe bien en-deçà de la guerre conventionnelle.
D’une part, le développement d’une criminalité armée où les opérateurs de violence ont des objectifs imprécis, à la fois privés (accroissement de richesses) et politiques (pouvoir sur une population). La frontière classique entre les brigands et les guérilleros s’évanouit. Ces derniers utilisent des techniques de criminalité (impôt révolutionnaire, trafics) de façon non plus simplement marginale mais structurelle. De même, le crime organisé prend le contrôle de territoires complets (Bolivie, Mexique, nord Mali) en utilisant des discours politiques.
Il y a de facto hybridation du recours à la violence qui remet profondément en cause le monopole de l’État en la matière. On est loin de la guerre hybride ; comme ce diagnostic est rarement fait, beaucoup de nos actions militaires sont inadaptées, comme l’opération Barkhane l’illustre aujourd’hui. Au fond, nous pensions il y a quinze ans « faire la guerre au milieu des populations », comme si celles-ci étaient structurellement civiles. C’est bien évidemment beaucoup plus compliqué.
D’autre part, on observe le développement continu d’une conflictualité non létale : extra-territorialité juridique, sanctions économiques, cyberconflictualité pratiquée à grande échelle (LV 121 : il n’y a pas de cyberguerre), amendes indues, espionnage économique généralisé, opérations d’influence, nouveaux corsaires et piraterie. Les États mais aussi les grandes ou petites entreprises pratiquent une violence diffuse, hors la loi et surtout peu visible car peu létale. L’essentiel des affrontements se déroule donc sous un nouveau seuil, celui de la visibilité de l’intervention étatique.
Trois blocs, deux seuils
On aurait un paysage conflictuel réparti en trois blocs distincts. Celui d’une conflictualité quotidienne, peu visible mais efficace, utilisant facilement des moyens illégaux et permettant des affrontements de puissances, privées ou publiques, et des combats longs et masqués. Au-dessus, celui d’une conflictualité générique avec intervention de l’État par des militaires conduisant des actions encadrées par le droit national et international. Au sommet, une conflictualité existentielle, régulée par le nucléaire. Deux seuils sépareraient ces trois catégories. Pensons désormais sous ce nouveau seuil et explorons la dialectique stratégique de cette nouvelle catégorie, sachant que justement, elle se passe souvent de règles…
Pour lire l’autre article du 122 : « Parias et États », cliquez ici.
JDOK
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