Soudan : fin de partie ? (LV 123)

La mort du président tunisien rappelle que la pression populaire peut changer le système. La victoire algérienne en football temporise le blocage de cette pression. Enfin, l’accord au Soudan donne l’illusion que le système est en train de changer : ce n’est probablement qu’une illusion, le régime dual mis en place permettant probablement la prolongation du système de pouvoir.

Le mois qui vient de se dérouler aura vu trois événements qui, en première approche, ont peu à voir : la victoire de l’Algérie à la coupe d’Afrique des nations (football), le décès du président tunisien Béji Caïd Essebsi et l’accord passé entre l’opposition et la junte au Soudan. Pourtant, ces trois événements sont liés par un point commun : celui de la pression de la rue sur un système politique qui a donné (Tunisie), donne (Soudan) ou donnera peut-être (Algérie) des résultats. Évoquons les deux cas extrêmes avant de revenir au cas soudanais, d’autant qu’il a des répercussions hors d’Afrique.

Le profit de la révolte du jasmin

La Tunisie a lancé en 2011 le mouvement des révoltes arabes (qu’on a improprement désignées de printemps arabes) qui a gagné, d’une façon ou d’une autre, bien des pays d’Afrique du Nord et du Proche- et Moyen-Orient (Libye, Égypte, Syrie, Yémen, Bahreïn). Huit ans plus tard, elle est la seule à avoir transformé l’essai politique et établi un système correspondant globalement aux souhaits initiaux. Partout ailleurs, les peuples ont retrouvé un pouvoir autoritaire ou subi une guerre civile.

Seule la Tunisie, malgré bien des déboires (violente crise économique, attentats djihadistes) a réussi. Le mérite en revient principalement à B. Essebsi, vieux cacique à la carrière politique débutée sous Bourguiba, qui a fini par trouver un accord avec le dirigeant du parti islamiste, M. Ghannouchi. Celui-ci parvint donc à installer son parti Ennahda au pouvoir en acceptant une Constitution laïque : nous avions signalé ce tournant en 2016 (LV 43).

Cependant, le système politique ne suffit pas dans cet incertain Maghreb (LV 104) et l’on sentait une certaine exaspération de la population devant le manque de résultats économiques. Certes, le tourisme ou l’industrie commencent à repartir mais dès 2018, les manifestations se faisaient jour : nous évoquions à l’époque une saison 2 des révoltes (LV 86). La Tunisie paraît donc à un tournant où elle devra convertir l’avantage politique d’une certaine démocratie en un véritable succès économique. Les prochaines élections présidentielles y contribueront.

La langueur algérienne

La saison 2 des révoltes, repérée dès 2018, s’est poursuivie notamment en Algérie avec un Hirak (cf. DS n°11) qui a débuté en février dernier. Pourtant, rien ne se décide encore réellement. Certes, les arrestations pour corruption se succèdent, manière pour le pouvoir en place de donner sa manne hebdomadaire à la foule mais la situation paraît durablement bloquée, surtout dans le vide institutionnel dans lequel se trouve le pays. Si le ramadan permit au pays de reprendre son souffle, la victoire de football a donné un heureux dérivatif à la population fatiguée. Pourtant, ses effets ne dureront pas et on retrouvera le blocage actuel, alors que les conditions économiques s’essoufflent et que la tension politique risque de tourner en révolte économique et sociale. À la différence de ce qui s’est passé en Tunisie ou de ce qui se passe au Soudan, le pouvoir de fait (non de droit) joue la montre et l’épuisement. Stratégie aveugle et dangereuse, sous les apparences d’un conservatisme protecteur de tous.

Ambiguïtés soudanaises

En contrepoint de ces deux expériences, ce qui se passe au Soudan semble suggérer une formule tunisienne et donc une démarche paisible et négociée, qui n’est pas si exceptionnelle si l’on pense au récent rapprochement entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Là aussi, de longues manifestations provoqueraient un changement politique (LV 115). Le récent accord signé le 17 juillet dernier entre le pouvoir et l’opposition serait le signe de cette évolution favorable.

La chose est pourtant loin d’être évidente et Khartoum semble avoir inventé une version africaine du lampédusisme (d’après Lampedusa, l’auteur du Guépard), selon lequel « il faut que tout change pour que rien ne change ». Cela aurait pour nom la « tagilité », néologisme formé à partir du mot arabe Tajil qui signifie délai. Cette tagilité permettrait sournoisement d’échapper à la confrontation, d’émousser la colère sous prétexte d’un compromis : cette manœuvre ne serait que l’ultime expédient d’une classe politique déterminée à rester au pouvoir et à ne pas tenir ses engagements : on serait alors bien plus près du blocage algérien que du compromis tunisien.

En effet, ainsi que l’exposait un de nos correspondants dans un billet passionnant (lire ici), le pouvoir de Khartoum est bien moins homogène qu’on le perçoit en Europe. Nous croyons voir un régime militaro-islamiste alors qu’il y a au fond deux têtes à ce pouvoir : une direction militaire qui cherche à préserver ses privilèges (à l’égyptienne), et une direction islamiste qui, grâce à une Rapid Support forces (nom des fameux janjawid qui s’étaient fait connaître au moment des massacres du Darfour), permet à un pseudo général mais vrai activiste, M. Dogola (surnommé Himtedi), de parvenir au pouvoir. C’est d’ailleurs ce dernier qui a signé pour le Conseil militaire de transition (TMC). Face à lui, un dirigeant secondaire du FFC (Forces de la liberté et du changement), cette coalition des opposants qui organise depuis des mois les manifestations au Soudan.

Un accord douteux

Selon l’accord, le pouvoir est partagé : Un conseil de souveraineté (les 11 postes sont répartis par moitié) dirige le pays pendant plus de trois ans, avec une présidence tournante de 21 mois, le TMC commençant. Le conseil de souveraineté dispose de ce temps pour organiser des élections.

Ainsi, il y a beaucoup d’ambiguïtés : de facto, le chef du conseil de souveraineté sera le chef de l’Etat et il disposera donc des pouvoirs pour faire fonctionner le pays ou faire évoluer les négociations. L’identité de son premier titulaire inquiète. Or, le nom d’Himedti circule, évidemment. Par ailleurs, la place des civils est marginale et rien ne dit que le peuple acceptera l’accord : beaucoup de militants et manifestants risquent d’être déçus du résultat (tout ça pour ça ?). Surtout, ce conseil peut être une solution d’attente pour permettre aux politiciens d’avancer leurs pions d’ici les prochaines élections. Rien ne garantit qu’il œuvrera en faveur de la paix et de la concorde civile.

Influences extérieures

Cependant, un accord a bien été signé et il suspend temporairement les tensions. Tous les parrains étaient présents lors de la signature de l‘accord : le délégué de l’UA, l’envoyé éthiopien, mais aussi les représentants américain, britannique, européen et les ambassadeurs séoudien et émirien. En fait, si l’accord laisse la place à beaucoup d’incertitudes et de zones grises et même totalement opaques, l’intérêt des parrains extérieurs était qu’il eût lieu. Pour les uns (UA), il s’agissait de montrer leur influence. Pour d’autres, de réduire la tension (Occidentaux). Pour les derniers, de maintenir une influence sur le pays et surtout de faire cesser une manifestation populaire qui se mettait en tête d’avoir son mot à dire sur la façon de gouverner le pays.

Triangulation

Il faut ici rappeler la position géographique du Soudan qui sert de pivot à trois régions crisogènes : la Corne de l’Afrique d’un côté (frontières avec l’Érythrée et l’Éthiopie), l’Afrique du Nord (frontières avec l’Égypte et la Libye) et la péninsule arabique (façade maritime sur la mer Rouge).

C’est pourquoi l’accord signé à Khartoum satisfait beaucoup de parties dans la région : en Algérie, bien sûr, puisque cela démontre qu’un mouvement de manifestation peut être contrôlé. En Égypte ensuite, pour exactement les mêmes raisons, le président Sissi ayant lui-même réprimé le mouvement populaire qui avait donné le pouvoir aux Frères musulmans. Dans la péninsule enfin, car avant même la question de la place de l’Islam, on craint par-dessus tout qu’il y ait un pays arabe musulman qui arrive lui aussi à un système politique libéral, après la Tunisie. Rappelons d’ailleurs que l’opposition virulente des monarchies du Golfe contre les Frères musulmans tient justement à ce que ceux-ci acceptent de passer par la voie des urnes pour parvenir au pouvoir. D’ailleurs, Ennahda en Tunisie est un parti frériste, et le soutien au Maréchal Haftar en Libye doit beaucoup à la présence des Frères à Misrata et à leurs parrains turcs.

Le caractère arabe du Soudan est souvent oublié, beaucoup ne retenant que son marqueur africain. Le Soudan a en effet très tôt rejoint la coalition séoudienne dans le conflit du Yémen (voir billet), avec 30.000 soldats soudanais. Mais chacun le sait, les choses ne se passent pas très bien au Yémen pour la coalition séoudienne. Les Émirats ont récemment décidé de se retirer, afin de se tenir prêts face à la montée des tensions dans le golfe arabo-persique, de l’autre côté de la péninsule. On apprenait (ici) que le Soudan allait également retirer des forces du Yémen. Peut-être s’agit-il de rapatrier des troupes de façon à pouvoir tenir d’éventuels mouvements de foule. Ce serait au fond une sorte de solidarité à rebours, manière d’assurer le pouvoir en place de la solidité du soutien des alliés du Golfe.

Fin de partie

Ainsi, l’accord récemment signé laisse place à beaucoup d’incertitudes. Il rassure les opinions occidentales à peu de frais tout en solidifiant des alliances déjà bien établies et qui ont su passer outre l’éviction d’Omar el Béchir. Il envoie des messages très clairs à tous les pouvoirs de la région confrontés à des manifestations de rue. On est bien loin d’un printemps soudanais. La fin de partie risque de ne pas être celle qu’on croit.

Lire l’autre billet du 123 : Lassitude

JDOK