Sécurité européenne 2022 : aux rsultats (LV 197)

Aux résultats à la mi-2022, la guerre en Ukraine apparaît comme un accroc majeur dans la trajectoire de la sécurité européenne 30 ans après la Guerre froide: une Ukraine qui souffre, une ligne de front à vif au cœur d’un continent qui se congèle, une réunification européenne ajournée, une Russie qui tourne le dos à l’Europe et s’engage dans de nouveaux horizons asiatiques coopératifs. La France qui ne peut s’en satisfaire doit garder sa liberté de réflexion et de proposition face à cette discontinuité stratégique. Cette guerre est d’abord une question de sécurité européenne, à traiter d’abord entre Européens. Peut-on encore, par un vrai confinement stratégique mieux coordonné, forcer la Russie à accepter un cadre de cohabitation plus coopératif en Europe? C’est en répondant à cette question que la France pourra réviser sa posture militaire et éviter le piège anachronique d’un toilettage capacitaire massif.

En ce début d’été, après de fortes échéances politiques, un point stratégique s’impose. Le moins que l’on puisse noter, c’est la totale mutation de la scène sécuritaire européenne : un front à vif et un continent divisé. La XVème législature de la Ve République s’ouvre sur un bouleversement stratégique dans un vrai flottement conceptuel (LV 194). Comment y faire face, avec quelle stratégie ?

Un tour d’horizon nous dira si la France va pouvoir encore exercer son plein exercice stratégique (LV 182). Rien n’est moins sûr.

Dialectique des tensions en Ukraine

Posons un préalable méthodologique prudent pour dédouaner le stratégiste qui tente d’y voir clair dans la guerre à J 150 et se sait guetté par des manichéismes virulents. Pour cet accident grave dans l’histoire de l’Europe moderne, le constat est en fait sans appel. Oui, la Russie a agressé l’Ukraine. Oui, c’est une histoire de famille. Oui, l’affaire vient de loin. Oui, les alliés extra-européens, Grande Bretagne et États-Unis, ont facilité cette guerre. Oui, les puissances européennes continentales ont laissé faire. Oui, l’absurde attaque russe du 24 février qui aurait dû être évitée pouvait l’être encore fin 2021. Oui, l’Ukraine est devenue en quelques mois en 2022 une nation accomplie qui pourra exister par et pour elle-même. Ceci est entendu, comme le fait que dans le brouillard des combats, des crimes sordides et des destructions massives sont commis qui exigeront vrais procès et réparations.

Chacun voit que cet accident brutal constitue une rupture majeure dans la perspective de la sécurité européenne. Dévolue désormais à l’Otan seule, qui a mis en alerte ses forces et accueilli Finlande et Suède, elle est passée de fait sous contrôle américain (LV 196). Les Européens en sont convenus dans leur majorité pour affronter une Russie qui a pris par la force brutale en Ukraine les garanties de sécurité qu’elle estimait lui être dues.

Inutile de revenir ici sur la dialectique de tensions ukrainiennes qui depuis 1991, via 1994, 2004 et 2014, va se crisper en 2021 avec l’administration Biden. Inutile d’évoquer les pourparlers américano-russes de Genève, inféconds car insincères, qui ont précédé l’agression russe. Côté américain, J. Sachs nous rappelle l’enjeu du pion ukrainien pour les néoconservateurs qu’illustre l’activité subversive de V. Nuland, l’épouse de R. Kagan (ici). Côté russe, V. Poutine avait fait de la fin de l’URSS « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ».

On peut soutenir qu’une posture belliciste délibérée a déclenché cette guerre dont le peuple ukrainien paye le prix fort. Le vocable usuel d’agression non provoquée en dit long sur la duplicité générale. L’Histoire fera la part des choses et dira comment deux équipes expertes et rompues aux jeux de la Guerre froide se sont laissé aller à envisager puis à nourrir un conflit terrestre en Europe.

Au final, toute la trajectoire géostratégique de l’Europe est invalidée, toute la rhétorique dissuasive est mise à mal, le légitime espoir de progrès sociopolitique des peuples slaves est déçu et le monde européen est à nouveau dénoncé comme foyer belligène par le reste de la planète. L’addition est très lourde pour la sécurité européenne qu’on espérait enfin extraite des affrontements militaires.

Elle l’est pour l’UE enfermée dans une impasse qui l’a divisée et la condamne à un anachronique et coûteux réarmement général sous contrôle américain. Elle l’est pour la France, seule puissance européenne de plein exercice stratégique qui doit se résoudre à préparer une guerre conventionnelle de haute intensité dans le théâtre clé de ses intérêts supérieurs et dans un système d’alliance qui l’enrôle, presqu’à son insu. Est-elle en danger militaire à ses frontières ? À voir.

Un front aux contours qui se précisent

Chacun évoque savamment les buts de guerre russes, comme si on lisait à livre ouvert dans les opérations qui se succèdent depuis 150 jours. L’actuelle ligne de front ne dit pas autre chose que ce qui était annoncé en février : s’assurer du Donbass pour mettre ses populations dissidentes hors de portée des forces ukrainiennes. La péripétie kiévienne initiale et la laborieuse manœuvre d’évitement de Kharkiv suggèrent que la campagne débutée le 24 février n’était peut-être qu’un coup de force présomptueux destiné à déposer un dirigeant gênant, plutôt que l’invasion de l’Ukraine qu’on a voulu y voir. Kiev et Karkhiv sont aujourd’hui épargnés, les combats se concentrent à l’Est alors que le Sud et la mer d’Azov sont sous administration russe. La réduction par pilonnage méthodique et grignotage des lignes ukrainiennes repoussées aux limites administratives des républiques dissidentes constitue un objectif territorial lisible. Moins lisible est l’avenir de la mer Noire. Certains voient un plan russe de conquête totale pour former face à l’Ouest un glacis militaire jusqu’en Moldavie. C’est oublier que Russie et Ukraine ont des intérêts communs d’exportateurs de céréales via des circuits marchands largement imbriqués. La logique des intérêts communs en matière de transits, d’approvisionnements et de taxations a toujours structuré la relation entre Kiev et Moscou. La guerre territoriale qui les oppose est aujourd’hui une affaire de souveraineté et d’allégeance, pas de commerce.

Une réunification européenne ajournée.

En attaquant brutalement l’Ukraine la Russie se fermait la porte de l’Ouest et disqualifiait la personnalité géopolitique ATTU (Atlantic to Ural) de l’Europe si chère à la France et si utile à l’Ostpolitik allemande. Elle s’affranchit d’une UE jugée inféodée, bureaucratique et inconsistante, pour s’adonner à ses polarités eurasiatiques selon le balancement de son histoire, de Gengis Khan à Staline (LV 106). En cette période de sanctions aggravées, elle établit de nouveaux circuits, se prépare à mieux connecter mer d’Azov, Caspienne et Golfe et à renforcer les axes fluviaux de la Volga et du Don. Pour elle, la mer Baltique change de nature stratégique : hier lac hanséatique, voie partagée critique de la Guerre froide ; mi-2022 espace britanno-scandinave dont le gazoduc Nordstream 2 est à sec. Isolée au fond du Golfe de Botnie, la Russie va faire transiter ses forces et ses biens entre des rives otanisées jusqu’aux détroits d’un Danemark qui a quitté sa singularité militaire. En mer Noire que les Turcs ont neutralisée., Ankara gère l’accès aux mers chaudes. Pas de réunification ATTU donc à vue humaine.

L’affrontement américano-russe par Ukraine interposée peut durer et la nouvelle donne géostratégique de la sécurité européenne se cristalliser pour longtemps. Moscou renforce son identité eurasiatique, développe sa clientèle énergétique d’Asie, cultive ses partenariats avec l’Inde et la Chine et soigne ses rapports avec Ankara. Le Kremlin n’a aucune raison de mettre fin à sa campagne ukrainienne. De son côté Washington n’a guère de raisons de baisser la garde avant les élections de mid-terms. L’accident du 24 février 2022 marque un tournant stratégique.

Dilemmes français

Dans ce désordre européen, quelle liberté d’action pour la France ? Sa spécificité a été dénoncée, jusqu’en France avec des diatribes manichéennes à l’égard du réalisme voire du faux réalisme français, venant de ceux qui veulent en finir avec Poutine. Leurs certitudes moralisantes résultent de la croyance en la nature intrinsèquement perverse d’une âme russe, brutale adepte d’un servage forcené, incompatible avec une société occidentale aux vertus libérales-démocrates postulées. Aucune discussion ne serait utile, aucun compromis envisageable pour suspendre, écourter voire arrêter cette guerre fratricide qui affole les échanges énergétiques et monétaires mondiaux et met en tension l’alimentation de la planète. L’Ukraine doit vaincre à tout prix pour rabaisser la Russie.

Paris ne doit pas se résoudre à cette position rustique ni renoncer à sa liberté d’action et de proposition. Car la France ne peut que défendre sa tradition d’équilibre stratégique et donc œuvrer pour arrêter cette absurde campagne militaire russe. Elle doit conserver son plein exercice stratégique dans l’espace européen au sens large.

Il faut lire ici avec intérêt Ian Morris, le méta-historien de Stanford : selon lui la géographie est une destinée et elle lie par des contraintes partagées la Russie et l’Ukraine, leurs réalités politiques et leurs trajectoires en Eurasie. Il en tire la piste d’une stratégie de containement 2.0 d’une Russie qu’il voit plus rationnelle et attentive aux pressions qu’on ne le dit. Le mantra idéologique de lutte vertueuse entre démocraties libérales et dictatures est un leurre. La Russie reconnaît les vrais rapports de force. Or on subit aujourd’hui la guerre du Kremlin sans savoir reprendre la main ni même l’inquiéter. Le maître chinois dit d’attaquer la stratégie de l’ennemi. On a su hier passer du Moscou de Staline à celui de Gorbatchev. Il nous faut une autre ligne que ce défi militaire dont Kiev fait les frais. Et si la France la proposait forte de son bagage opérationnel et de son expérience rhétorique nucléaire ? Il faut reprendre l’initiative en Europe pour essayer de sortir le continent de la tenaille US/RU et de la rivalité agressive US/CN qui le fracture. La Chine et l’Inde y trouveraient leur intérêt. Une alternative à développer sur la piste de destinée géopolitique liée et des intérêts partagés par Kiev et Moscou. On l’attend d’une France défendant l’autonomie stratégique européenne.

S’agissant de la posture militaire de la France, on doute qu’une LPM 2024/2030 puisse prolonger la LPM en cours. Quid de la rénovation nucléaire, d’une Allemagne qui affiche un budget militaire 50% supérieur au nôtre, d’un modèle d’armée avec simple renforcement de la capacité d’action terrestre ? La guerre d’Ukraine est un avatar anachronique ; les vraies guerres sont désormais ailleurs, les armes informationnelles, cyber, monétaires, énergétiques restent bien plus décisives que l’artillerie.

JOCVP

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