Repli derrière le mur (LV 151)
La construction des murs s’accélère dans ce monde. Pourtant, ce mode d’action tactique n’a jamais su, de manière structurelle, contribuer à une action stratégique durable. De même il reflète un repli sur soi et une peur de l’autre alors que nous avons justement besoin de dialectique.
« Depuis la chute du mur de Berlin… », voilà une accroche si éculée qu’elle est désormais proscrite de toute dissertation. Observons tout de même que contrairement à l’espoir collectif des années 1990, cet âge d’or des dividendes de la paix, la chute du mur de Berlin n’a pas entraîné avec elle la chute des autres murs construits par l’humanité. Bien au contraire, la construction de murs s’accélère ces dernières années. On peut y discerner un repli sur soi, curieux paradoxe à l’ère de la mondialisation effrénée.
Défense ferme
En termes stratégiques, le mur est un mode d’action défensif, une défense ferme.
Si un tour d’horizon dans l’espace et dans le temps peut livrer les raisons qui peuvent motiver un tel mode d’action, on doit aussi explorer les raisons, systémiques, de l’échec inéluctable d’une telle option, au sens propre comme au sens figuré.
Un mur doit avant tout protéger ce qu’il y a « à l’intérieur » de ce qui est « à l’extérieur ». Le mur est donc censé apporter de la sécurité. Il peut délimiter un territoire, mais aussi une population, un système politique, une identité culturelle – ou même une idée : l’apport extérieur est considéré comme un danger et les échanges avec l’extérieur doivent être limités voire empêchés.
Symptôme d’un empire surdimensionné
La propension à vouloir construire des murs, parfois aux dimensions gigantesques, est ancienne. Pourtant, ces murs n’ont jamais fonctionné. On peut y lire le réflexe identitaire qui survient généralement au moment où un empire devient surdimensionné (théorie du overstretch). Incapable d’assurer sa cohésion par son système de pouvoir, son système politique, religieux ou culturel, incapable de maintenir une dynamique de conquête permanente, un empire va finir par arrêter sa course et vouloir construire un mur, pour délimiter symboliquement, matériellement et militairement son espace. Le voisin, qu’il soit petit ou grand, ne peut plus être absorbé par l’empire ; pire, il le menace. Alors, on s’emmure. La « Grande muraille de Chine », le mur d’Antonin, le mur d’Hadrien, le limes romano-germain… autant d’exemples historiques qui n’ont jamais empêché l’effondrement de l’empire qui avait bâti ces murs. Le mur finit par être submergé ou c’est l’empire s’effondre de lui-même : lorsqu’un système se met à construire un mur, ses jours sont comptés…
Canaliser ce qui est fluide
Un mur n’est jamais totalement étanche : on aménage des points de passage ou des points de contrôle gardés jalousement (Checkpoint Charlie). On tâche de contrôler les flux, de savoir ce qui rentre et ce qui sort. On veut maîtriser par une mesure statique ce qui par nature est fluide et dynamique : l’exemple type en est le flux migratoire.
D’ailleurs, les stratégies de contournement pour échapper à ce contrôle sont infinies : directes et indirectes, dissimulation, fraude, passage par les airs, sous terre… l’imagination humaine n’a pas de bornes et le fluide déborde naturellement l’obstacle solide. Les transfuges franchissant le Rideau de fer ou les migrants escaladant les barrières de Ceuta, Melilla, ou la frontière américano-mexicaine nous le montrent par milliers. Au mieux, un mur peut canaliser l’autre (qu’il soit considéré comme importun ou ennemi).
Un mur freine les échanges démographiques, économiques et politiques, dans les deux sens : on empêche les flux d’entrer mais aussi les flux de sortir. Le mur de Berlin justement, prolongé le long de toute la frontière des deux Allemagnes, devait juguler l’émigration croissante des Allemands de l’Est vers l’Ouest ! Il était le témoin curieux et prémonitoire de la stabilité du pacte social en RDA.
Avantages de la guerre de mouvement
On voit ici l’avantage de la manœuvre par rapport à la posture statique. La mobilité prime toujours, à la fin. Construire un mur est excessivement cher et gaspille des ressources pour le surveiller ensuite en permanence. Ce faisant, il est contraire à deux des principes de Foch : la concentration des efforts et la liberté d’action. Construire et garder un mur empêche la concentration des forces, alors que l’opposant peut, lui, concentrer librement et au maximum ses moyens pour obtenir, à l’emplacement de son choix, un rapport de force très favorable et vaincre l’obstacle (ex : la trouée des Ardennes). L’opposant a naturellement l’initiative, alors que le défenseur est immédiatement fixé, il subit. La ligne Maginot a été enfoncé, le Mur de l’Atlantique également : la manœuvre l’emporte. Ce principe millénaire est résumé par l’adage « la meilleure défense, c’est l’attaque ».
L’importance du temps
Cependant, il faut inclure dans l’équation la temporalité. Un autre mode d’action défensif est la défense en profondeur : on échange de l’espace contre du temps en jalonnant ou freinant l’ennemi. Si cela concourt à alimenter une autre manœuvre, ce mode d’action peut être redoutable. La bataille de Bir Hakeim est un bon exemple : il a fixé l’ennemi le temps nécessaire à l’armée alliée pour se redéployer.
Un mur figure donc cet espace que l’on va céder, mais de manière verticale et non horizontale. Historiquement, là réside la valeur des châteaux-forts. Il était illusoire d’espérer soutenir un siège indéfiniment, il ne s’agissait que d’une course contre la montre : qui serait affamé en premier ? mais surtout, est-ce que le suzerain du seigneur assiégé allait venir assez vite avec une armée de secours ? Admettons que la double circonvallation d’Alésia a su efficacement contenir à la fois les assiégés et l’armée de secours.
C’est une constante historique : les progrès de la poliorcétique ((la technique du siège) l’emportent toujours sur les évolutions de la castramétation (art de disposer une place-forte).
Avec l’avènement de la guerre dans la troisième dimension, à l’heure de la menace du feu nucléaire et avec l’arrivée du numérique, nous ne prenons même plus la peine de protéger nos forces contre un ennemi symétrique avec des murs, parfaitement inefficaces.
Toutefois, nous recourons encore aux murs traditionnels pour protéger nos bases avancées face à des ennemis asymétriques !
Murs politiques ou économiques
Le danger (réel ou perçu) de l’extérieur peut être militaire, migratoire, politique ou économique. Ayant déjà traité les deux premiers facteurs, mentionnons les situations de « pat » politiques : Israël, Corée ou Chypre. Or, là encore, la posture statique visant à « protéger » un statu quo ne règle fondamentalement rien au différend politique et diplomatique. Une solution autre que militaire et qu’un mur est attendue pour apaiser les tensions et s’accorder sur un modus vivendi viable.
En économie, on connaît trois types de « murs » : les simples barrières à l’entrée (taxes douanières, normes réglementaires) liées à des distorsions de concurrence ; les sanctions économiques contre un pays (embargo divers, et notamment d’armes) répondant à une volonté politique d’affaiblir un régime ; et enfin le blocus économique, qui vise à étouffer totalement un pays en l’empêchant de commercer librement avec le reste du monde. C’est là un véritable acte de guerre. Rappelons ici le blocus maritime nordiste qui a totalement détruit l’économie sudiste pendant la guerre de Sécession américaine, empêchant la vente du coton.
Là encore, le facteur temporel est essentiel, car ce type de « mur » économique n’est jamais étanche non plus, fait souffrir la population tout en engraissant des intermédiaires de type criminels.
Murs cyber
Observons enfin le domaine numérique, où l’avènement d’Internet a nourri au cours des années 1990 tous les fantasmes d’un échange illimité, gratuit et ouvert entre tous les êtres humains : depuis, à l’encontre du rêve initial, des murs se construisent partout. Il s’agit certes de filtrer et d’éliminer les « entrants malveillants » dans les flux informatiques, à grands renforts de pare-feux, antivirus et autres dispositifs techniques, mais également de contrôler soigneusement les flux sortants : le « great Firewall of China » est bien destiné à interdire aux internautes chinois l’accès à de grands espaces d’internet non contrôlé. Les « bastions » d’administration sont censés contrôler au mieux la gestion des identités et des habilitations sur les réseaux ; réseaux que l’on segmente de plus en plus, pour se prémunir notamment des rançongiciels, en compartimentant le « terrain » informatique. Des zones démilitarisées (DMZ) sont aménagées entre les réseaux… Bref, le monde initialement ouvert des réseaux et d’Internet se territorialise fortement et se dote, lui aussi, de murs informatiques.
Le mur : une vraie option pour la France ?
Résumons : le mur, au sens propre comme au sens figuré, est une tentation naturelle, pour défendre une cohésion nationale menacée. Il peut même consister en une option politique séduisante à l’heure de calculs électoraux. Mais au mieux, la sécurité périmétrique n’offrira jamais, qu’un sursis, face au danger. Si ce temps de répit n’est pas mis à profit, il est gaspillé. Il faut donc faire attention aux murs dans les esprits : l’extérieur, l’autre, l’inconnu, ne disparaîtra pas si je détourne mon regard. N’oublions jamais que le mur, le repli sur soi, ne pourra jamais s’attaquer à la racine d’un problème lié à la dialectique inéluctable, nécessaire et souhaitable de la rencontre avec l’Autre.
La coronacrise nous l’a montré (LV 142). C’est également pourquoi les démocraties doivent parler aussi aux dictatures.
JOCV
Pour lire l’autre article de LV 151, Que nous dit l’Amérique ?, cliquez ici.
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