Réinventer le modèle de sûreté maritime (LV 232)

Les récentes actions en mer à l’encontre d’actifs économiques, aussi bien en mer Noire qu’en mer Rouge, nous invitent à nous interroger sur la sûreté maritime. Longtemps parent pauvre de la stratégie navale, le concept mérite d’être revu en profondeur, à une époque où la multiplication des activités et des infrastructures critiques en mer se multiplient, laissant entrevoir de nouveaux risques.

La survenue des récents événements en mer Rouge (LV 230), se combinant avec la pérennisation des tensions aigües sur les approvisionnements maritimes en mer Noire, démontrent, si besoin était, que la protection et la maîtrise des mers sont devenus des éléments vitaux à l’ère de la mondialisation marchande. Toutefois, ces deux contraintes territoriales renvoient aussi à la sûreté maritime qui fait face aux menaces, étatiques ou non, pesant sur les voies commerciales.

La liberté, cœur de la stratégie navale

Si un mot devait résumer l’essence de la stratégie navale, ce serait celui de liberté. Tout au long de l’histoire, la guerre sur mer a ainsi été centrée sur le besoin de conserver sa liberté d’accès à certaines zones, tout en la déniant à l’adversaire. Rien de très nouveau ici, mais un élément supplémentaire à prendre en compte, à l’heure où le commerce mondial n’a jamais été aussi florissant. La mer représente plus de 90% du transit de marchandises (et des données), produits manufacturés comme matières premières. Par conséquent, les voies maritimes de communication (les SLOCs : Sea Lanes of Communication) sont une priorité stratégique de l’action navale. Porter atteinte aux approvisionnements d’un adversaire revient potentiellement à le priver de ressources, voire à agir sur les perceptions de son opinion publique et de ses décideurs.

Le commerce maritime cible militaire

La question des approvisionnements en blé depuis la mer Noire a ainsi été au cœur des inquiétudes de plusieurs pays d’Afrique après l’invasion de l’Ukraine. La Russie a su en jouer pour apparaître comme un partenaire fiable, dès lors qu’elle a promis des livraisons gratuites de céréales à des pays affidés comme le Burkina Faso.

Il s’agit aussi d’un levier diplomatique majeur, comme l’a démontré la Turquie en interprétant extensivement la Convention de Montreux (1936) sur les détroits. En fermant l’accès de la mer Noire à tout navire militaire, elle a pu contrôler la SLOC passant par le Bosphore et les Dardanelles.

Assurer la sécurité du commerce par voie maritime est ainsi devenu un enjeu majeur pour les marines, dans l’actuelle contestation du droit international et du fait des tensions hybrides sur les systèmes économiques.

La sûreté maritime au cœur des enjeux

La sûreté maritime comporte la prévention de toute action hostile non-directement militaire, incluant ainsi les questions de piraterie, de terrorisme maritime et de trafics illicites. La sûreté maritime est le plus souvent le parent pauvre des différents domaines de la stratégie navale, focalisée d’abord sur le combat symétrique, beaucoup plus rarement sur le conflit asymétrique. Or pratiquer l’action directe en mer avec des moyens détournés contre les activités économiques d’un compétiteur renvoie à la pratique de la piraterie. Il est pourtant probable que s’engage sous nos yeux une nouvelle ère de corsaires.

Des évolutions rapides

Alors que la « guerre au commerce » avait été au cœur des actions du XVIe au XXe siècle, avec des fortunes diverses selon les nations impliquées et les époques, elle a disparu avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec un retour limité lors de la fin de la Guerre Iran-Irak, entre 1987 et 1988, lors de la phase de « guerre aux tankers ». Celle-ci avait révélé que dans certaines conditions, la vulnérabilité des systèmes économiques déployés en mer était forte et qu’une action ciblée et bien exécutée pouvait dépasser largement le cadre régional. L’action des Houthis à l’heure actuelle démontre, s’il en était besoin, que ces recettes sont encore valables et que l’action contre les SLOCs peut revêtir de nombreuses formes, y compris très asymétriques.

L’extension des activités économiques en mer, à la fois dans une vision géographique fondée sur l’extension des superficies des domaines maritimes contrôlés, et dans une approche fonctionnelle de la multiplication du type d’activités, remet en cause le modèle existant de sûreté maritime.

En effet, loin de se cantonner uniquement aux SLOCs, cette dernière doit considérer désormais des enjeux périmétriques renouvelés avec le développement continu depuis les années 1980 des infrastructures critiques en mer ; plateformes de forage pétrolières, gazières, câbles et tuyaux de télécommunication ou de transport d’énergie, centrales de production d’électricité.

Ces sous-domaines maritimes ne cessent de se développer, à des rythmes et suivant des modalités différentes, mais leur point commun est qu’ils gagnent en importance d’une part et se déploient de plus en plus loin des côtes d’autre part.

Garde-côtes ou action militaire ?

L’évolution spatiale et sectorielle des activités économiques maritimes et, en parallèle, celle de la montée en capacité de certains acteurs dans leurs moyens d’agir, incitent à repenser la sûreté maritime, y compris son organisation.

Elle conduit d’abord à reposer la question de savoir quels organismes doivent en être chargés. Revient donc la question de savoir si la sûreté maritime doit être confiée à des acteurs dédiés, agissant avant tout comme des policiers ou des gendarmes des mers, ou si elle doit être intégrée dans le continuum des menaces en mer et donc dans le giron des missions des marines de guerre, avec une dimension bien plus militaire donc.

Les actions en mer Rouge, avec le niveau d’équipement militaire des Houthis, posent la question de la pertinence de l’utilisation de moyens faiblement armés dédiés à la sûreté maritime. L’effondrement du coût des drones, par la démocratisation des capacités d’accès aux pièces détachées et aux drones eux-mêmes (démontrée par l’arrivée de « narcodrones » submersibles en Amérique latine) justifie l’évolution des modèles déjà anciens de sûreté maritime.

Règles du jeu et chaîne de commandement

Outre cette question des moyens, le plus important est de considérer celle des règles d’engagement.

Les entités agissant comme des forces de police – ce que sont le plus souvent les garde-côtes – n’ont ainsi pas les mêmes possibilités ni les mêmes réflexes acquis lors des entraînements que les forces militaires professionnelles. L’hypothèse n’est ainsi pas à exclure de voir des garde-côtes, bridés par leurs règles et leurs structures, rendus incapables de contrer une action violente.

Le modèle français à l‘épreuve

La formule française éprouvée de l’action de l’État en mer, où la coordination interministérielle est confiée aux préfets maritimes, officiers généraux de la Marine nationale, trouve ici une forme de justification. En confiant à la Marine une grande partie des activités qui sont ailleurs sous la responsabilité de forces de garde-côtes, il est possible de disposer d’une meilleure réactivité face à des menaces d’une nature parfois difficile à déterminer.

Le cas des Houthis est assez emblématique de ce point de vue, puisqu’il devient très complexe de démêler ce qui relève de l’action liée à la guerre civile yéménite, de ce qui est instrumentalisé par l’Iran dans un contexte international complexe, après l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier contre Israël.

Montée en compétence des perturbateurs

De manière prospective, il est possible également de réfléchir à la manière de réagir face à des milices étatiques comme « la Milice maritime chinoise » dont le statut légal laisse volontairement la place à de multiples interprétations.

La montée en gamme des milices et des proxies étatiques, la facilité d’accès à des technologies et l’utilisation de l’information permettant de conduire des actions militaires d’une certaine ampleur doivent également être mis en perspective. Il est aujourd’hui certain que certains groupes opèrent leur ciblage via des moyens satellitaires, en utilisant les données civiles AIS (Automatic Identification System) des navires de commerce. Celles-ci, librement accessibles sur Internet et en temps quasi-réel, offrent de nombreux éléments sur les navires, y compris leur nature et leur destination. Ironie de l’histoire, l’AIS a été développé pour des besoins liés à la sécurité maritime de ces mêmes navires. Face aux nouvelles capacités d’action de ces perturbateurs, anciens pirates ou nouveaux corsaires aux lettres de course masquées, il est évident que l’organisation de la sûreté maritime doit connaître un grand toilettage.

Réactivité des opérateurs maritimes

In fine, la réaction du monde économique à cette incertitude géopolitique est également très intéressante à observer. Face à la montée des tensions au niveau du Bab-el-Mandeb, la plupart des grands armateurs et transporteurs d’hydrocarbures se sont adaptés et ont fait le choix du changement de route maritime, de manière quasi-immédiate. La force démontrée des grands opérateurs du monde maritime est la réactivité de leur organisation et la plasticité du routage des frets sur les voies de transit, permettant une relocalisation rapide des cargaisons. Désormais, l’opération conjointe Prosperity Gardian, sous commandement américain, a la charge de sécuriser le transit en Mer rouge.

Les progrès des communications satellitaires ainsi que les facilités d’ouverture de bureaux de représentation et la standardisation de nombreux ports ont permis à ces entreprises de devenir des acteurs décisifs de la résilience économique des sociétés contemporaines. Une fois de plus, c’est dans la crise que l’on se souvient que la logistique est par essence un domaine vital.

 

JOVPN

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