Regards sur l'Afrique du Nord (LV 117)
L’Afrique du Nord est un espace stratégique mal identifié et agité par de multiples rivalités. Au centre la Libye écartelée connaît une forte poussée d’Est en Ouest qui a un effet négatif sur le Maghreb adjacent. La France doit se garder d’encourager cette dynamique perverse et promouvoir un espace maghrébin autonome du concept MENA.
De l’Asie arabique à l’océan atlantique, des rivages sahéliens à ceux de la Méditerranée, là est l’Afrique du Nord, vieux nom d’un espace à l’identité stratégique mal définie. Aujourd’hui, ce large couloir de civilisations prospères est agité de multiples foyers de crise, tous corrélés. Au Sud, l’irrédentisme endémique des nomades sahariens et la propagation violente d’un islam radicalisé ; à l’Est, la guerre ouverte pour le contrôle du Yémen, la tension larvée pour le leadership entre Perses chiites et Arabes sunnites et la compétition pour dominer l’Oumma sunnite entre Turcs « Fréristes » et pétromonarchies arabes salafistes ; au Nord, la pression militaire du Machrek sur le Maghreb qu’exerce le Maréchal Haftar parti à l’assaut d’une Libye écartelée depuis 2011, la laborieuse viabilisation de la démocratie tunisienne, la studieuse transition politique algérienne et l’émulsion rifaine. Convenons que l’espace complexe d’Afrique du Nord, rive sud d’une Méditerranée qui fut un cœur de civilisation, mérite l’attention du stratégiste, d’autant plus qu’il est zone de contact entre trois continents, trois religions monothéistes liées, et la base de départ dynamique de l’immigration d’une Afrique fragile en explosion démographique vers une Europe prospère qui se dépeuple.
Problématiques croisées
Dans cet espace très anciennement peuplé et civilisé, on trouve aujourd’hui de multiples traces historiques si spécifiques et des dynamiques stratégiques si variées qu’on peine à les démêler, à en interpréter les complexités et à les hiérarchiser. On s’y laisse donc facilement entraîner par des stratégies indirectes ou conçues ailleurs, dont les effets contradictoires peuvent nous pénaliser. Au cœur de ces réalités, il y a aujourd’hui les trois questions sensibles, libyennes, sahéliennes et sahraouies. Et dans ces trois secteurs interfèrent les logiques du développement humain, social et politique, les intégrismes religieux, les exigences identitaires et la lutte antiterroriste mondiale. De multiples parrains extérieurs opèrent dans cette zone avec des stratégies cachées, des arrière-pensées politiques et économiques et des moyens conséquents.
Pour la France et ses voisins euro-méditerranéens, cette Afrique du Nord est un casse-tête stratégique avec de délicats cheminements qui alimentent des rivalités et créent un climat de confusion collective. La tension avec l’Italie est forte, la compétition avec l’Allemagne s’avive, la méfiance bruxelloise se perpétue et les Européens du Nord s’irritent des préoccupations exotiques et illisibles du « club Méditerranée ».
Asymétries nord-africaines
Sans reprendre la question méditerranéenne et ses différents enjeux (LV 31, 45, 104), on observera à quel point cet espace dont on a souligné l’effervescence actuelle est hétérogène. Au Maroc à l’orientation Nord-Sud, maillon andalou entre Europe méridionale et Afrique atlantique, renvoie l’Égypte à l’orientation Sud-Nord qui avec le Nil descend des lacs africains vers son delta méditerranéen. Ces deux pays cosmopolites de vieille tradition culturelle et religieuse sont comme inversés dans le monde arabo-musulman. Singuliers, ils conservent une certaine autonomie stratégique, tiennent à distance les pétromonarchies arabes et développent des alliances génériques, décomplexées, avec le monde occidental pour l’empire chérifien, plus opportuniste pour l’Égypte avec la Russie, la Turquie et Israël. Mais entre ces deux poids lourds de la scène nord-africaine aux profils si différents, les autres États de la région, de composition plus récente et de stabilité moins naturelle, apparaissent comme encore à la recherche d’un centre de gravité national, qu’il soit culturel, tribal, économique ou religieux. Pendant la Guerre froide, ils sont restés dans le sillage des puissances européennes qui en eurent la tutelle même si la présence navale russe s’était faite insistante sur leurs côtes.
Levant-Couchant
Il est difficile de statuer sur les limites et les voisinages de cette Afrique du Nord-là, principalement à l’Est où se trouve la péninsule arabique avec sa racine yéménite (LV 13, 63, 114) et ses développements géopolitiques majeurs liés aux lieux saints de l’Islam puis à la fortune du pétrole et du gaz consolidée par le pacte de Quincy. Plus au Nord, le Machrek arabe, le Levant des Français, avec la Syrie, le Liban, l’Irak et la Palestine sur laquelle s’est greffée l’Etat d’Israël. À ce Machrek, on aime rattacher l’Égypte dont l’arabité se mâtine d’africanité nubienne. Mais ce sont là querelles d’expert. Ce qui est certain c’est que si l’Afrique du Nord contient la totalité du Maghreb, elle ne peut englober le Machrek asiatique dont l’arabité se polarise sur Beyrouth, Damas, Bagdad ou Mossoul … Mais la longue domination ottomane de la Méditerranée a unifié les modèles sociaux et les cultures politiques des pays, ce qui explique autant que le puissant prosélytisme religieux des actuelles pétromonarchies arabes, l’influence du Machrek sur les littoraux africains.
Ainsi la Libye en crise structurelle depuis le démontage brutal du système Kadhafi en 2011 se partage-t-elle entre une Cyrénaïque vue comme une extension égyptienne sous influence du Golfe à l’Est et une Tripolitaine et un Fezzan parties prenantes du Maghreb, à l’Ouest et au Sud. Ce pays avec sa quadripartition actuelle (LV 104), ne retrouvera pas de sitôt la forme d’unité intrinsèque que pendant 42 ans son Raïs exalté mais habile avait su entretenir.
Libye et géostratégie de l’Afrique du Nord
L’un des foyers de crise est précisément la Libye qui fait l’objet d’une prise de contrôle militaire vigoureuse de sa partie occidentale maghrébine par sa partie orientale (LV 34, 62, 76). La France, si attachée pourtant à la lettre de la légalité internationale qu’a conférée l’ONU au GNA, le gouvernement Sarraj de Tripoli, et avec elle les États-Unis et l’Italie, a joué discrètement, comme la Russie, l’Égypte et les ÉAU, la carte militaire du Maréchal Haftar, qu’elle juge capable de s’imposer comme nouveau raïs libyen. Même si la prise de contrôle de Tripoli par l’armée nationale libyenne (l’ANL) tarde, le président Trump vient lui aussi de s’y rallier, sans vergogne. La peur panique devoir se disloquer la Libye et avec elle de voir les frontières régionales se recomposer a rallié les réalistes à l’option du pouvoir prétorien. Quitte à rechercher ensuite l’onction d’élections pour restaurer les apparences de la légitimité démocratique. Et tant pis pour M. Gutterez et ses sommets. Mais ce faisant, on a aussi compliqué l’équation libyenne.
En effet, les milices de Zintan et de Misrata refusent de rentrer dans le jeu de l’ANL qu’elles perçoivent entre autres comme une incursion du Machrek dans l’espace maghrébin. Cette tension-là est forte. Car la pression des pétromonarchies et de l’Égypte sur ce pays nord-africain central, tout comme les intérêts russes et sans doute chinois, a comme conséquence directe de faire refluer le Maghreb vers l’Ouest, allant jusqu’à gommer l’identité berbère originale de la Tripolitaine voire à limiter l’existence et le potentiel géopolitique de la Médoc (LV 45) qui nous fait face.
De plus, il va de soi qu’après la mise en place du pouvoir égyptien du Président Morsi, celle d’un maréchalat Haftar régnant sur la Libye et la possible maréchalisation du pouvoir algérien feraient de l’Afrique du Nord un continuum prétorien soutenu par des pétromonarchies autoritaires peu soucieuses de modernité politique et sociale. La transition politique et la revendication de liberté et de modernité qu’exprime le Hirak algérien seraient affectées, la renaissance du Maghreb attendue compromise. La Vigie va revenir bientôt sur l’Algérie qui vient.
Cette poussée stratégique Est-Ouest sur le littoral nord-africain est inquiétante pour les équilibres régionaux et ce serait une bévue de l’encourager et une erreur d’y souscrire.
Pour une dynamique stratégique en AFN
Depuis longtemps, une certaine vision stratégique européenne à laquelle la France souscrivait faute de mieux consistait à globaliser la Méditerranée et à prolonger les schémas de la guerre froide lorsqu’elle était un théâtre de coexistence stratégique. On visait la réintégration de l’AFN dans le camp occidental. Ainsi voulait-on sortir l’Égypte de son tête-à-tête soviétique pour l’arrimer aux entreprises européennes d’alors (UEO, Initiative 5+5, UM puis UPM) ; de même voulait-on aussi européaniser rapidement le Maroc après l’avoir poussé dans les bras de l’Otan (Dialogue méditerranéen), comme d’ailleurs l’Algérie. Cette logique multilatérale s’est essoufflée avec la question palestinienne qui a mobilisé les énergies et bloqué toute avancée euro-méditerranéenne. Puis vinrent les entreprises controversées contre Saddam Hussein et, avec le temps des révoltes arabes, les actions militaires contre Kadhafi et el Assad. Ce fut aussi le temps où la stratégie de la France dans la région a quitté la sphère européenne pour la sphère atlantique et plus directement américaine. Et derrière toutes ces entreprises militaires, on retrouvera des implications en matière de géopolitique énergétique et une diplomatie mercantile d’armements sans morale dont les effets pervers nous ont encagés.
Aujourd’hui, il nous faut redéfinir les axes d’une stratégie française pour l’Afrique du Nord. C’est à la fois notre vocation et notre intérêt (LV 115). Ils exigent la consolidation du Maghreb comme entité géopolitique à part entière dont la personnalité autonome doit être encouragée. Celle-ci est distincte de celle du Machrek dont la pression politique, religieuse et économique doit être encadrée. Nous ne devons pas faciliter l’intégration de l’Afrique du Nord dans cet absurde continuum MENA (Middle East Nord Africa) piloté selon une dynamique stratégique Ouest-Est, qui partant de Norfolk, passe par Jérusalem et Téhéran pour courir jusqu’au Xinjiang. Ce n’est certainement pas la vision stratégique de nos intérêts, surtout si l’on y rajoute le facteur culturel et linguistique qui donne aujourd’hui une profonde cohérence à une vision Nord-Sud qui relie tous les riverains de la Méditerranée occidentale. Il faut aussi se souvenir du rôle important que le Maghreb peut jouer entre Méditerranée et espace sahélien, entre Europe du Sud et Afrique occidentale, le format 5+5+5. L’hypothèque sahraouie, les régulations sahéliennes, le développement régional passeront par une coordination verticale étroite entre toutes ces entités dont les intérêts sont liés. À nous de les promouvoir activement.
Pour lire l’autre article du LV 117 (La Chine et le cœur de la terre), cliquez ici.
JDOK
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