Raids proche-orientaux et seuils de dissuasion (LV 241)
L’attaque réciproque de l’Iran et d’ISraêl, au cours de ce mois d’avril, a été la première agression directe contre l’Etat hébreux depuis des décennies : un seuil d’escalade a été franchi. Mais il oppose deux puissances du seuil nucléaire : la grammaire classique de la dissuasion s’applique-t-elle toujours ?
Dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, l’Iran a lancé un raid de plusieurs centaines d’objets (drones ou missiles) contre Israël. Le 19 avril au matin, Israël a riposté en frappant une base aérienne près d’Ispahan. Voici donc deux puissances potentiellement nucléaires qui se sont frappées directement, ce qui pose à frais nouveaux la question du seuil d’engagement.
Aspects géopolitiques
Cet affrontement s’inscrit dans la recrudescence de tensions qui agite le Proche-Orient depuis l’attaque du Hamas contre des civils israéliens, le 7 octobre dernier. Alors que l’on assistait à une stabilisation de la région (LV 217 et 226), à la suite des accords d’Abraham et d’une certaine réconciliation irano-séoudienne sous les auspices chinois, le retour brutal de la question palestinienne a surtout mis Israël en défaut. En effet, tout à sa normalisation dans son environnement régional, Tel-Aviv avait passé la question palestinienne par pertes et profits. Si l’attaque du Hamas revêt évidemment un caractère terroriste, elle a également réintroduit la question palestinienne au centre de l’équation.
Israël se devait de réagir puisque sa dissuasion conventionnelle avait été remise en cause. Un des objectifs de sa riposte, au-delà de la vengeance, consistait aussi à « restaurer la crédibilité d’Israël » (LV 228), outre la destruction du Hamas et la libération des otages. Constatons, plus de six mois après, que ces deux objectifs ne sont pas atteints. Restait la question du premier, celui de la crédibilité. Or, elle est demeurée à peu près intacte puisqu’aucun des voisins de Tel-Aviv, qu’il soit arabe ou iranien, n’a voulu étendre le conflit. Les pays du Golfe ou l’Égypte sont restés distants. Certes, le « front du refus » (Algérie, Tunisie, Syrie, Irak) a été « animé » par l’Iran qui s’est replacé en pointe de la « résistance » musulmane, dépassant le vieux clivage entre sunnites et chiites » (LV 227). L’Iran s’est pourtant longtemps retenu de réagir autrement que par des déclarations.
Le Hezbollah a tiré quelques roquettes symboliques mais s’est bien gardé de monter le ton, tandis que les ripostes israéliennes restaient toujours « relativement » mesurées. Au fond, seuls les Houthis du Yémen ont lancé des actions gênantes, mais contre le trafic maritime en mer Rouge (LV 230), ciblant officiellement les navires battant « pavillon de soutien à Israël ». Cela a plus gêné le trafic maritime et suscité des actions occidentales que réellement affecté les actions militaires israéliennes.
L’engrenage
Aussi la situation géopolitique régionale paraissait-elle stabilisée, malgré la poursuite obstinée des opérations de Tsahal dans la bande de Gaza, les difficultés humanitaires de plus en plus flagrantes et l’érosion du soutien occidental. C’était compter sans une initiative israélienne, le 1er avril : un raid aérien (non revendiqué même si l’on parle de F35 et de six missiles) détruisait le consulat iranien à Damas, faisant 13 morts dont le général Mohammad Reza Zahedi, chef de la force al-Qods, le bras armé à l’étranger des gardiens de la révolution. Frapper une représentation diplomatique, inviolable selon les conventions internationales, était une première.
L’Iran ne pouvait pas rester sans réagir et très vite, le guide suprême (l’ayatollah Khamenei) disait qu’Israël devait « être puni et le sera ». Ainsi, pendant dix jours, l’inquiétude montait. Si les États-Unis se préparaient à des représailles de la part de Téhéran, l’épisode intervenait dans une période de refroidissement sensible des relations entre Washington et Tel-Aviv.
Riposte iranienne
Ainsi, dans la nuit du 13 au 14 avril, l’Iran lançait une attaque massive contre le territoire israélien. Plus de 300 projectiles avaient été lancés : 185 drones, 110 missiles balistiques et 36 missiles de croisière. Or, cette attaque a eu apparemment peu de succès puisqu’officiellement, 99% des bombes ont été détruites avant d’atteindre leur cible et que seule la base militaire de Netivim, dans le sud de l’État hébreu, aurait été touchée.
Aspects militaires
Derrière le satisfecit général quant à l’efficacité de la défense anti-aérienne et antimissile israélienne, il faut cependant creuser les détails pour s’apercevoir que les choses sont moins simples. Ainsi, la totalité des drones ont été détruits en vol par des moyens aériens conventionnels israéliens, mais aussi américains, anglais, jordaniens et français. Or ces drones volaient à faible vitesse et devaient couvrir un long parcours, depuis le territoire iranien, ce qui permettait leur détection et leur destruction. Téhéran n’a par exemple lancé aucun drone depuis la Syrie ou le Liban (il y aurait eu cependant quelques tirs depuis l’Irak et le Yémen), ce qui aurait considérablement raccourci le laps de temps pour le cycle de détection, désignation et destruction.
Néanmoins, 93,5 % des missiles balistiques ont été détruits (5 missiles seraient donc passés). Notons que la base aérienne touchée l’a été par un missile Kheibar Shekan qui posséderait une capacité de manœuvre terminale : le point est inquiétant. Surtout, cela démontre, si besoin était, que les boucliers antimissiles les plus performants ne peuvent tout arrêter et qu’ils ne suffisent pas face à une menace balistique, notamment nucléaire.
Les Iraniens avaient soigneusement averti les Américains (et donc les Israéliens) de la date de l’attaque et probablement de sa nature. Ainsi, malgré la masse apparente de la frappe, il ne s’agissait pas réellement de détruire mais de marquer le coup. L’effet recherché était plus politique que militaire. Dès la frappe lancée, l’Iran se justifiait en évoquant l’article 51 de la charte des N-U, celui de la légitime défense.
Ajoutons que malgré l’échec apparent, la frappe a permis aux Iraniens de tester leur chaîne de commandement et la capacité à lancer une attaque simultanée : ils ont une capacité de commandement combinée.
Riposte israélienne
L’Iran avait franchi un seuil : celui d’attaquer directement Israël, première agression interétatique depuis 1973. Si Israël a été régulièrement attaqué, c’était soit par des mouvements palestiniens, soit par le Hezbollah libanais. De même que l’attaque du Hamas du 7 octobre mettait en cause la dissuasion conventionnelle d’Israël, celle du 13 avril posait la question de la dissuasion globale d’Israël. Tel Aviv ne pouvait non plus rester sans réagir. Mais malgré le satisfecit officiel d’avoir arrêté 99% des frappes, les experts savaient bien qu’au fond, le Dôme de fer (nom du système balistique israélien) n’avait pas donné une garantie totale. D’autant que l’Iran, au lendemain de son attaque, multipliait les déclarations pour ne pas envenimer les choses : « L’affaire peut être considérée comme close ; Toutefois, si le régime israélien commet une nouvelle erreur, la réponse de l’Iran sera considérablement plus sévère ». La prudence (LV 226) était de mise.
L’environnement diplomatique a joué un rôle : non seulement les Américains et les Européens ont appelé à ne pas s’engager dans l’escalade, mais tous les voisins arabes d’Israël lui ont adressé le même message. Les Israéliens ne pouvaient pas non plus rester sans réagir, tout en tenant compte de la manière iranienne qui a tout fait pour minimiser son attaque.
Aussi, la riposte israélienne fut elle étonnamment mesurée. Dans la nuit du 19 avril, un radar sol-air placé sur une base aérienne d’Ispahan était détruit. L’affaire demeure encore mystérieuse : on ne sait comment le site a été détruit : drones manipulés depuis l’intérieur du pays (ce qui signifierait une action commando d’envergure) ? ou tirs de missiles tirés par avion depuis le ciel irakien ? Dans les deux cas, il s’agissait plus d’un signal qui a d’ailleurs été aussitôt minimisé par Téhéran. Notons qu’il n’a pas été officiellement revendiqué par Israël. Ainsi, l’escalade était stoppée à la satisfaction générale mais aussi une certaine surprise, personne ne s’attendant à une telle retenue israélienne qui a conduit à une désescalade (LV 38)
Seuils d’agression
La notion de seuil revient régulièrement dans le débat stratégique. Si chacun connaît le seuil séparant le conflit conventionnel d’un conflit nucléaire, les analystes ont remarqué l’existence d’un autre seuil, celui de la létalité, en-dessous duquel les affrontements peuvent se mener sans attirer la mobilisation des esprits. L’approche multi-milieux multi-champs (M2MC) permet précisément d’organiser ces actions sous le seuil (LV 238).
Dans le cas présent pourtant, un seuil a été franchi de part et d’autre : celui de l’agression directe. Voici finalement la grande nouveauté de cet affrontement, dont beaucoup ne mesurent pas la portée : les deux acteurs qui s’affrontaient indirectement, sous couvert ou au moyen de procurateurs, se sont cette fois-ci engagés directement. Le soulagement qui a fait suite à la désescalade a caché ce point.
Seuils nucléaires
Mais cela a entraîné aussi un autre phénomène : celui de puissances du seuil qui se défient et se dissuadent réciproquement. Israël est ainsi un pays du seuil, réputé avoir la bombe même s’il ne l’a jamais reconnu ni démontré (il n’a pas signé le TNP, à la différence de l’Iran). Quant à l’Iran, il est désormais aussi un pays du seuil même si sa maîtrise technologique est probablement très inférieure. Mais le discours a changé : dès le 19 avril, un responsable iranien indiquait (ici) que « l’Iran pourrait revoir sa « doctrine nucléaire » » et que « si le régime sioniste veut prendre des mesures contre nos centres et installations nucléaires, il fera certainement face à notre réaction (…) avec des armements avancés » ».
Autrement dit, les deux pays du seuil sont entrés dans une dialectique de dissuasion nucléaire réciproque. Voici un cas de figure tout à fait nouveau qu’il convenait de relever, d’autant que cette prolifération s’inscrit dans une grammaire classique de dissuasion. Cela change beaucoup de choses.
JOVPN
Pour lire l’autre article du LV 241, Découplages de l’Otan, cliquez ici.
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