Quelles alliances pour la France ? (LV 165)
Poser la question des alliances ne revient pas tellement à savoir avec qui ou contre qui s’allier qu’à déterminer pour quoi le faire. Certes, les institutions héritées du XXe siècle demeurent utiles pour la France, qu’il s’agisse de l’Onu, de la francophonie, de l’Alliance atlantique ou de l’Union européenne. Pourtant, aucune ne répond à la stratégie intégrale nécessaire face à une nouvelle conflictualité sous le seuil. Il faut donc compléter ces instruments par d’autres alliances, plus fugaces et moins structurées, mais ductiles.
Poser cette question peut sembler curieux car personne n‘imagine que nous changions d’alliance comme cela se pratiquait au Moyen-Âge et jusqu’à des temps récents. Ce n’est pas demain que nous signerons un pacte d’alliance avec la Chine, par exemple. En fait, la question n’est pas tellement de savoir avec qui s’allier ou contre qui, que de déterminer pour quoi le faire.
Qu’est-ce qu’une alliance aujourd’hui ?
Notre perception des alliances est probablement faussée. Nous avons à l’esprit l’Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie. Ces instruments de la Guerre froide avaient succédé à une pratique particulière des alliances, apparue avec la révolution industrielle, au milieu du XIXe siècle. Jusque-là les alliances se nouaient au coup par coup, en fonction d’objectifs précis. L’Angleterre qui se méfia longtemps de la France à l’issue du traité de Vienne n’hésita pas à s’y allier (guerre de Crimée, 1853), puis à l’affronter en Afrique (Fachoda, 1898) pour enfin s’allier avec elle (Entente cordiale, 1904).
Chaque puissance européenne cherchait un équilibre des forces (balance of power). Mais avec l’avènement de la guerre industrielle généralisée (guerre de Sécession, guerre de 1870), la course à la puissance entraîne une course aux alliances élargies et plus fortes. Triplice contre triple entente, vous connaissez l’histoire : 1ère Guerre mondiale, arrivée tardive des Américains qui quittent l’Europe à l’issue, en refusant le traité de Versailles et la Société des Nations. Nouveau cycle, 2nde Guerre mondiale, au cours duquel les Américains changent de pied. Ils incitent à fonder les Nations-Unies, cette alliance universelle voulue par Roosevelt. Après 1947 et l’évidence de la rivalité bipolaire, ils acceptent désormais de s’allier (résolution Vandenberg puis traité de Washington de 1949 créant l’Alliance atlantique). Par la suite, les Américains nouent toutes sortes d’alliances à travers le monde, formelles ou informelles, bilatérales ou multilatérales. Les Soviétiques les imitent avec le Pacte de Varsovie en 1955.
Rémanence de la Guerre froide
Ce système de la Guerre froide a marqué durablement les esprits au point qu’en Europe, chacun considère qu’une alliance doit ressembler à l’OTAN : or, celle-ci n’est que l’organisation militaire dépendant du forum politique qu’est l’Alliance. Cette institutionnalisation des alliances ne doit être considérée que comme un moment historique. Beaucoup croient le système perpétuel, tout comme beaucoup (des deux côtés de l’océan) estiment que l’Alliance est le fondement du lien transatlantique et donc de l’Occident… qui a disparu (LV 146).
Cette opinion relève d’un acte de foi. Elle est à la fois bénéfique et néfaste. Bénéfique, car l’opinion commune joue un rôle important dans la solidité et le caractère dissuasif d’une alliance ; néfaste, parce que cette croyance paraît inadaptée au monde contemporain.
Pourquoi s’allier ?
À écouter le discours ambiant, on retire l’impression qu’il faut s’allier pour s’allier. Parce qu’à plusieurs nous sommes plus forts et que dans le monde tel qu’il est, il faudrait s’engager dans la course à la puissance. Il y a là un fantasme bien français. C’est à la fois son charme original, un aiguillon du succès mais en même temps une inadaptation à la réalité. Cependant, au-delà du fantasme de la puissance, le désir d’alliance est partagé en Europe pour un autre motif : celui de la sécurité. Examinons ces raisons.
Traditionnellement, une alliance poursuit plusieurs objectifs. Réduisons-les à deux : pouvoir se défendre et pouvoir être plus fort. Deux aspects de la même réalité, celle d’une comparaison à l’autre que l’on veut dominer ou que l’on perçoit comme dominant. Dans le monde contemporain, y a-t-il besoin d’être plus fort ? Y a-t-il une course à la puissance où le plus gros retire plus d’avantages que le plus faible ?
Oui, certainement, il en a toujours été ainsi. Pourtant, le vocabulaire de la puissance a beaucoup changé : on regarde aujourd’hui la puissance financière et monétaire, la puissance juridique, la puissance d’influence, la puissance numérique, au moins autant que la puissance économique ou militaire, qui étaient les deux étalons usuels de la puissance, jusqu’à la fin du XXe siècle.
Sommes-nous confrontés à une course aux armements avec ses menaces directes ou indirectes ? Les choses sont ici plus discutables car la menace directe (le djihadisme violent) a peu de moyens quand ceux qui ont des moyens et qui pourraient éventuellement nous menacer sont éloignés (Chine, voire Russie) et constituent donc au pire une menace indirecte. Il est vrai pourtant que les guerres mondiales nous ont appris à nous méfier des enchaînements non-maîtrisés, tels que le piège de Thucydide (LV 164). Reconnaissons que cette situation tient à notre situation géographique. Les États baltes ou la Pologne perçoivent les choses différemment. À défaut de menace, nous courrons des risques (LV 160). Nous sommes confrontés à une conflictualité sous le seuil qui nécessite une stratégie intégrale incluant l’ordre classique de la puissance et ses nouvelles dimensions.
Onu : l’alliance universelle ?
F. Roosevelt espérait, lors de la fondation de l’Onu, qu’elle devienne l’alliance universelle. Rapidement, cette illusion se fracassa contre la réalité de la Guerre froide et l’Onu dut trouver un autre rôle. Elle n’est pas le gouvernement mondial dont rêvent certains et la faute n’en est pas à sa structure qui serait inégalitaire et donc illégitime, comme le dit souvent la critique contemporaine appelant à une réforme de l’institution et un élargissement du nombre de membres permanents. Or, l’Onu repose sur la souveraineté de chacun des membres qui, par leur participation à l’Organisation et la reconnaissance des autres États, ne peuvent abdiquer cette souveraineté, difficilement acquise. Un régime supranational émanant de l’Onu viendrait remettre en cause une souveraineté chèrement acquise.
Dès lors, l’ONU demeure un cénacle utile, source de légitimité, lieu de construction d’une « opinion internationale », organisation permettant d’engerber de multiples sous-organisations (Unesco, FAO, UNHCR, UIT, OMI…) qui œuvrent utilement. On rappellera son rôle pacificateur grâce au DOMP, alors que l’ONU reste la plus grande organisatrice de missions militaires. Elle constitue pour la France un organe d’influence. Mais la vision d’un gouvernement par l’ONU a vécu.
La francophonie
Les Britanniques sont particulièrement fiers du Commonwealth, les Français pas du tout de la francophonie. Celle-ci pâtit d’une image désuète, celle des défenseurs chafouins d’une langue qui manifestait une puissance coloniale disparue. C’est ignorer la puissance réelle d’une organisation qui réunit des pays venant d’horizons très divers et qui trouvent dans la langue française une aération et une ouverture au monde pertinentes. Surtout, la progression de la langue française est fulgurante sous l’effet de la croissance démographique africaine. Voici un remarquable outil d’influence, le plus souvent négligé ou mal exploité.
L’Alliance atlantique
Parlons donc de cette alliance emblématique, source de tant de fantasmes. Elle serait toute puissante et l’outil de la domination américaine en Europe. Là encore, cette vision est obsolète. Elle méconnaît la réalité : tous nos alliés européens rêvent de l’Alliance alors que nous somme les seuls à développer un discours de puissance. Fantasme contre fantasme. Un des principaux atouts de D. Trump est d’avoir dit de l’Alliance des réalités que ses prédécesseurs susurraient et que les Européens n’entendaient pas (LV 110). E. Macron a rappelé l’évidence en parlant de la mort cérébrale de l’OTAN (LV 129). Des sages ont produit un rapport cet hiver qui n’est pas bouleversant. Beaucoup d’Européens espèrent en J. Biden et se rassurent avec la production d’un nouveau concept stratégique. Il est douteux que ces deux éléments suffiront à convaincre. L’Otan est un horizon dépassable car il ne répond ni à la question « pour quoi s’allier ? » ni à la question « contre qui ? ».
Et l’Europe ?
La nature de l’Europe a été beaucoup discutée. Voyons-la comme une alliance d’un nouveau type, principalement dans le domaine économique et qui agit non par les leviers traditionnels de la puissance (les chars) mais par celle du droit (puissance de la norme). Elle est de ce fait plutôt adaptée aux nouvelles conditions stratégiques. Pourtant, malgré l’ambition de Mme von der Leyen d’une « Commission géopolitique », l’UE ne sait pas encore penser la géopolitique, le rapport de force, l’intérêt de puissance (voir Lorgnette).
Expectative française
Aucune des organisations citées n’est inutile. Pourtant, aucune ne répond exactement aux besoins de la France. Celle-ci a toujours rêvé d’un multiplicateur de puissance pour suppléer une faiblesse relative (fantasme français du déclin). Ce fut l’empire autrefois, l’Amérique hier, l’Europe aujourd’hui. À rebours, il faut se garder de l’illusion d’une France seule qui pourrait, par ses seules forces, répondre aux défis du monde.
Il convient donc de trouver une articulation nouvelle entre l’existant, non négligeable, et les nouvelles conditions stratégiques qui imposent d’autres types d’alliances, probablement plus fugaces et moins structurées. Il y faut de la ductilité, cette qualité mécanique des matériaux capables de se déformer plastiquement sans rompre. Faisable, à condition de ne pas s’embarrasser d’héritages que l’on croit trop rigides. Et d’abord : savoir ce que l’on veut.
JOCV
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