Que nous dit l'Amérique ? (LV 151)

La campagne électorale américaine est particulièrement anormale : non seulement à cause du Covid mais aussi parce qu’elle démontre l’affrontement, bloc à bloc de deux Amériques irréconciliables et prêtes à en découdre, refusant par avance la victoire de l’autre camp. Au-delà de la disparition du ciment WASP, c’est une conception de la modernité qui s’éloigne. Ce numéro de La Vigie s’interroge enfin sur les conséquences de la victoire de D. Trump ou de celle de J. Biden : dans les deux cas, les perspectives ne sont pas fameuses.

La campagne électorale aux États-Unis est entrée dans sa dernière ligne droite et rarement elle a suscité autant d’incertitudes, de déclarations fracassantes, de rebondissements. Si d’habitude il y avait un côté un peu convenu à l’intérêt que l’on y portait, ce qui se passe cette année force l’attention et suscite surtout nombre de questions. Elles sont finalement de deux ordres : quelles sont réellement les dynamiques en jeu ? quelles conséquences le résultat aura-t-il sur le reste du monde ?

Une campagne anormale

La campagne est par elle-même anormale : nous avions l’expérience de ces grandes manifestations populaires avec casquettes colorées et lancers de ballons, chaque candidat réunissant ses supporters dans des scénographies spectaculaires, si américaines, permettant de sculpter, au gré des meetings, un programme de gouvernement. L’affaire était remplie de codes et chacun s’y retrouvait facilement, sans avoir besoin en tout cas d’un diplôme de science politique. Rien de tout cela ici, à cause du Covid-19 (que nous laissons au masculin, n’en déplaise à l’Académie).

La pandémie affecte en effet profondément le déroulement de la campagne tant elle restreint la circulation et surtout les rassemblements. Dès lors, les Conventions de parti qui sont habituellement l’occasion pour chaque candidat de lancer le dernier sprint se sont tenues selon des modes exceptionnels : à distance et sur Internet, le candidat Trump osant ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait fait, lancer sa campagne depuis la Maison Blanche.

Mais elle constitue par ailleurs un enjeu : le Covid 19, est-il un thème de campagne ?

Le Démocrate Joe Biden le suggère, pointant les 200.000 victimes et les mauvais résultats du pays dans le traitement de la maladie. Le Républicain Donald Trump l’ignore sur le plan intérieur (LV 140), ne l’évoquant que pour accuser les Chinois d’en être à l’origine. Pour l’un, une affaire domestique, pour l’autre un sujet de politique étrangère. Les candidats ne parlent pas de la même chose.

Ainsi, alors que la pandémie aurait dû normalement être un thème central du débat politique, chacun est tombé d’accord pour la regarder différemment. Nous notions il y a quelques années (LV 4) que « le consensus sur le consensus » avait disparu. Désormais, il y a consensus sur le dissensus : les deux partis tombent d’accord pour ne pas parler de la même chose et s’ils en parlent, pour la traiter selon un angle fort différent.

Il s’agit en fait d’un dialogue de sourds : Tous deux s’accordent pour ne pas parler à la même Amérique, chacune excluant radicalement l’autre.

Deux radicalités

Les médias européens ne cessent de critiquer D. Trump. Convenons que l’homme se montre vulgaire et brutal et ne porte en rien la majesté que l’on attend, en Europe, d’un dirigeant politique. Pourtant, il bénéficie d’un socle électoral d’au moins 40 % des voix. En démocratie, ce bloc ne peut guère être ignoré. Que signifie-t-il ?

Notons qu’il est minoritaire dans les chiffres mais aussi l’héritier d’un bloc hier majoritaire, ethniquement et religieusement : celui des WASP, les White Anglo-Saxon Protestants. Or, ils deviennent minoritaires démographiquement. Quant à la religion, constatons avec J. Bottum (éclairant article ici) qu’en 1965, 50% des Américains appartenaient à l’une des huit grandes églises protestantes américains : ils ne sont plus aujourd’hui que 4%. Beaucoup sont partis chez les Évangéliques, certains se sont convertis au catholicisme, d’autres sont devenus agnostiques ou athées. S’agit-il simplement d’un désenchantement du monde, pour suivre l’analyse de Marcel Gauchet ? Le processus semble différent, selon J. Bottum. En effet, il remonte à Tocqueville et à Weber pour montrer qu’au fond, cette religion protestante avait été à la source de la modernité et du capitalisme. Or, la disparition du protestantisme laisse des puritains extrêmes, en fait de vrais sectaires.

Car voici l’autre Amérique, celle des woke, nouvelle bien-pensance croyant que le péché originel tient au seul fait d’être blanc, s’auto-accusant de tous les maux, ayant une croyance religieuse sans religion. C’est l’extrême gauche américaine, rassemblée à Portland et pesant de tout son poids sur le parti Démocrate, obligé de se gauchir à défaut d’avoir mené un vrai travail de refondation idéologique à l’issue de la défaite de 2016. Ajoutez à cela la persistance de la question raciale, que nous notions récemment (LV 150), et vous aurez une Amérique non seulement divisée, mais inaugurant une nouvelle ère politique.

Au-delà de la modernité

Un énorme nuage d’incertitudes s’amoncèle avec cette élection. Nombreux sont ceux à s’émouvoir des déclarations de D. Trump annonçant ne pas reconnaître, à l’avance, les résultats de l’élection du 3 novembre. Mais soyons sûrs que même si Trump gagne, les perdants refuseront la défaite. Déjà, ils ont eu du mal à accepter celle de 2016. Il est peu plausible qu’ils en tolèrent une nouvelle, tant les esprits se sont échauffés.

En octobre dernier (LV 127), nous disions que « l’aggravation des clivages remet en cause le contrat social et national ». En avril (LV 140), nous évoquions « l’hypothèse d’un possible éclatement du système fédéral ». Ces mots prudents s’effacent devant les titres des journaux qui depuis un mois évoquent la possibilité d’une guerre civile. Car force est de constater que les deux camps sortent les armes, les deux appellent, d’une façon ou d’une autre, à la désobéissance civile.

Un de nos correspondants, observateur au cœur de la vie politique américaine, nous répétait depuis quatre ans qu’il y est en poste qu’il ne s’inquiétait pas de cette hypothèse de fracture : la force des institutions américaine est telle, disait-il, qu’elle encadrera tout débordement. Il en est beaucoup moins certain et l’affaire de la nomination du 9ème juge à la Cour suprême l’illustre réellement : une grande part de la Constitution américaine est finalement fondée sur une pratique constitutionnelle. Qu’un audacieux refuse la coutume, et l’équilibre tombe à terre.

Or, cet équilibre n’est pas seulement celui de la fin de l‘Occident que nous avions constaté (LV 146). C’est désormais la fin de la modernité politique dont nous parlons, au-delà de l’effondrement possible d’une certaine Amérique. C’est en effet le rapport à la régulation sociopolitique, à l’économie de marché, à une certaine structuration populaire sur des valeurs religieuses admises sinon pratiquées qui disparaît. Certains évoquaient ces dernières années la post-modernité. Nous voici maintenant au-delà de la modernité. « Au-delà » : mot terrible…

Si Trump gagne

Portons-nous en février 2021 : quelles conséquences si, finalement, Trump gagne ? Il y aura certes une crise intérieure américaine avec une possible crise qui affaiblira durement le moteur de l’économie mondiale. Il est probable que la récession qui battra son plein, à la suite du Covid-19, en sera aggravée. Ce durcissement économique affectera des populations déjà éprouvées : on ne sera donc pas surpris qu’un mouvement social et politique se développe alors.

Mais surtout, diplomatiquement, Trump poursuivra sa politique étrangère. Puisque son adversaire désigné est la Chine, il continuera à rechercher la neutralité du maître des terres, la Russie. Ainsi s’explique la tolérance qu’il a toujours manifestée envers Poutine, considéré comme un allié objectif dans son face-à-face avec Pékin. Dès lors, il a beaucoup moins besoin de l’appui européen, qui était indispensable quand le principal rival se trouvait à Moscou. Il voudra dès lors toujours concrétiser un avantage (principalement économique) à abaisser l’Allemagne. Il est fort possible qu’il mette à exécution une envie de toujours, celle de sortir de l’OTAN (LV 129). Dans ce cas, cela forcera l’Europe à accélérer sa transformation stratégique, plus liée aux circonstances qu’à une vraie volonté.

Si Biden Gagne

Prenons maintenant l’hypothèse inverse, celle que les médias européens favorisent du fond de leur cœur. Elle n’est peut-être pas aussi positive qu’espéré. Tout d’abord, la division interaméricaine sera là et les probabilités de division et de récession économique nous paraissent dans ce cas peu différentes de celles d’un nouveau mandat de Trump. Rien que pour cela, il ne faut pas s’attendre à une stabilité retrouvée. Diplomatiquement, Biden serait certainement plus policé que son prédécesseur mais la ligne extérieure ne devrait pas vraiment changer. Ainsi, le rival chinois demeurera et J. Biden ne modifiera pas radicalement la ligne de Washington : en effet, tout l’établissement considère désormais Pékin comme le principal rival.

Au fond, l’existence d’un « competitive peer » est essentielle à la dynamique américaine qui a toujours eu besoin d’un rival pour progresser. Il reste qu’il y aura certainement une plus grande défiance envers la Russie, un retour à des relations plus cordiales avec les Européens, mais sans bienveillance, la situation économique l’interdisant dans les faits. Souvenons que ce sont des Démocrates (B. Clinton ou B. Obama) qui ont le plus utilisé l’espionnage économique de la NSA.

Mais l’Europe pourra se conforter dans son chemin incertain, celui des demi-mesures et du lent étiolement, satisfaite de conserver le monde et les valeurs d’autrefois. Or, le bouleversement de la modernité déclenché à l’occasion de cette élection ne devrait pas permettre une attitude aussi quiète.

Le tragique est de retour.

JOCV

Pour lire l’autre article de LV 151, Repli derrière le mur, cliquez ici.