Que nous dit Erdoğan ? (LV 156)
R. Erdoğan est aujourd’hui dépeint par certains comme le principal adversaire de la France. La provocation est un art qu’il faut décoder pour ne pas tomber dans son piège. Le dirigeant turc est un habile politique qui a su se maintenir au pouvoir depuis plus de quinze ans et change désormais son assise intérieure. Cela motive une grande partie de son actuelle politique extérieure, dont le point de friction majeur se trouve en Méditerranée orientale. Bien le diagnostiquer permet d’envisager la conduite stratégique à tenir.
Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, multiplie les provocations au point de devenir la cible favorite du ressentiment français. Or, la provocation est aussi un art politique et l’observateur averti doit bien sûr éviter le jeu de l’escalade et tenter de bien décoder ce que cache cette posture.
Un politicien habile
Il est né en 1954 dans la banlieue d’Istanbul dans une famille modeste. Il milite dans les années 1970 au MSP, le parti islamiste de l’époque, dirigé par N. Erbakan. R. Erdoğan est élu en 1994 maire d’Istanbul, après une campagne contre la corruption. Il est conduit en prison en 1998 pour avoir déclaré « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ». Il supporte mal ses dix mois d’emprisonnement et cesse à l’issue d’affronter directement les militaires.
En 2001, il fonde l’AKP, Parti de la justice et du développement, et gagne les législatives de 2002 : Erdoğan devient Premier Ministre en 2003. Il mène une politique conservatrice, s’opposant de plus en plus au kémalisme car l’AKP dispose d’une majorité absolue jusqu’à 2018 (malgré une interruption de quatre mois en 2015). R. Erdoğan est élu président de la République en 2014 avec 51,8 % des voix au premier tour et réélu en 2018 (après la révision constitutionnelle qui transforme le régime parlementaire de la Turquie en régime présidentiel).
Évolution politique
Au début, le président Erdoğan joue profil bas. Il s’affiche en démocrate-musulman et prétend accélérer l’accession de son pays à l’UE. Il obtient d’ouvrir en 2005 des négociations d’adhésion malgré l’absence de reconnaissance de la République de Chypre. Cela suscite un large débat en Europe (beaucoup de forces politiques étant hostiles à cette adhésion : ce fût d’ailleurs alors un point de clivage politique en France). Les négociations avancent cahin-caha au début, permettent au dirigeant turc de réformer la vie politique et d’écarter les militaires du pouvoir en les privant de leurs leviers, au nom de la nécessaire démocratisation. Personne ne voit à l’époque que cela dégage la voie à son futur pouvoir personnel.
Il est difficile de juger de la sincérité (réelle ou feinte) du projet européen d’Erdoğan. Force est de constater qu’il l’a abandonné et qu’il considère la réticence européenne comme une rebuffade, s’inscrivant dans la longue histoire de l’oppression occidentale, selon la doxa des nationalistes turcs.
L’art de la synthèse
Pourtant, considérer R. Erdoğan comme un petit tyranneau sultanoïde est trop simpliste. Car l’homme a bâti son succès sur une réelle adhésion populaire. Le système kémaliste laïc touchait à sa fin et une majorité turque, de classe moyenne, s’est reconnue dans l’offre politique de l’AKP et de son leader. Le retour à un certain conservatisme, un mélange de nostalgie ottomane et de progrès diplomatique, d’incontestables succès économiques au début ont permis à R. Erdoğan de bénéficier d’un vrai soutien populaire, Toutefois, comme pour le kémalisme, la recette s’étiole et ses soutiens s’affaissent rapidement. Pourtant, l’homme a des ressources et sait évoluer.
Ainsi, il a su rassembler au départ toute la galaxie islamiste. Mais peu à peu, les choses se sont distendues. Par exemple, à l’issue de la tentative de coup d’Etat de 2016, il accuse les réseaux de la confrérie de Fetthulah Gülen d’avoir ourdi le complot. La gigantesque purge qui s’ensuit alors s’abat notamment sur les gülenistes qui sont pourtant un pilier de l’islam politique turc. À peu près à la même époque, un de ses plus fidèles soutiens, Ahmet Davutoğlu, s’éloigne de lui. L’ancien ministre des affaires étrangères (il avait conçu la doctrine du « zéro problème avec les voisins » et de la centralité néo-ottomane) et ancien premier ministre critique à partir de 2016 la dérive autocratique de R. Erdoğan, allant jusqu’à créer en 2019 un parti rival.
Autrement dit, le président turc a perdu en partie sa base politique islamiste. D’ailleurs, l’AKP perd quelques mois la majorité absolue en 2015 (Erdoğan dissout l’assemblée pour convoquer des élections qu’il gagne) puis à nouveau aux élections de 2018. Aux municipales de 2019, l’AKP perd Ankara, Istanbul, Antalya et Adana, même s’il conserve la majorité à l’échelle nationale. Par ailleurs, la situation économique se dégrade vite. En 2020, la livre turque s’effondre, l’inflation atteint 12% et les investissements sont au point mort. Le tourisme est en berne, l’âge d’or du BTP est passé, et la pandémie aggrave les choses. Le PIB devrait reculer de 5% cette année. La classe moyenne qui s’était enrichie au cours des années Erdoğan grogne.
Dès lors, le président turc doit renouveler sa base politique. Pour cela il prend appui sur le nationalisme turc, toujours vivace et qui lui offre un électorat de rechange. Comme presque toujours, une part de la politique extérieure se comprend par la politique inté-rieure, qui explique bien des rodomontades.
Les atouts extérieurs de la Turquie
L’observateur est sans doute surpris par la mansuétude des grandes puissances à l’endroit de la Turquie. Sa position géographique explique (presque) tout. Elle demeure le « Pont », ce pays bicontinental à cheval entre Europe orientale et Asie dont elle constitue la partie extrême-occidentale. Elle est aussi un enjeu, celui de l’influence supposée de parrains plus puissants. Ainsi s’explique notamment la tolérance dont font preuve les États-Unis, alors pourtant qu’Ankara a multiplié les défis : interdisant l’attaque d’Irak à partir de son territoire en 2003 ou accusant Washington d’avoir comploté avec F. Gülen en 2016. Mais simultanément, malgré des heurts parfois violents, R. Erdoğan a trouvé des accords avec la Russie, au point d’ailleurs d’acheter à Moscou une défense antiaérienne (missiles S400), au grand dam des Américains.
Sur ces bases, le président turc mène une politique étrangère plus subtile qu’il n’y paraît. Ainsi, son action en Syrie lui permet de contenir la question kurde qui l’obsède tout en occupant plusieurs zones (et en accueillant une masse importante de réfugiés syriens) avec peut-être l’arrière-pensée d’un gain territorial. Plus loin, il anime la galaxie des Frères musulmans (car il est arrivé au pouvoir par l’élection), quitte à provoquer les monarchies absolutistes du Golfe. Mais du Qatar à la Tunisie ou à la Libye, voire l’Algérie, il trouve des relais arabes qui ravivent le souvenir d’un empire ottoman.
À l’est, il appuie la guerre azérie contre l’Arménie (LV 151), ce qui lui permet à la fois de raviver une antipathie séculaire et de retrouver un appui turcophone dans le Caucase. Au nord, il contrôle la mer Noire avec la Russie mais surtout l’accès du Bosphore. En effet, la Turquie a plutôt bien profité des traités de l’entre-deux guerres qu’elle dénonce aujourd’hui : celui de Sèvres fut annulé par celui de Lausanne (1923), la convention de Montreux (1936) lui donnant la maîtrise du détroit.
Souveraineté en mer Égée, unité de Chypre
Au fond, l’Ouest constitue la zone la plus difficile. R. Erdoğan a abandonné toute idée d’intégrer l’UE (mais il restera à tout prix dans l’Alliance qui permet d’appartenir au « camp occidental », quitte à la bloquer) mais la Méditerranée demeure le grand point de friction autour de deux sujets principaux (le gaz entrevu, cf. LV 131, et Chypre).
Or la Turquie n’a pas signé la convention de Montego Bay et ne se reconnaît pas dans le découpage des eaux internationales en mer Égée. R. Erdoğan utilise le concept de « patrie bleue » pour élargir un domaine maritime turc étriqué. De plus, la question chypriote demeure centrale et pas seulement maritime (marqueur nationaliste et diviseur européen). Les récentes élections de Chypre Nord ont vu le succès du candidat pro-turc. R. Erdoğan appelle à reconnaître deux États.
Que faire face au perturbateur ?
Nous évoquions (LV 150) à propos de R. Erdoğan la théorie du perturbateur, énoncée par l’amiral Castex dans les années 1950. Il provoque incontestablement les autres et cherche à défier leurs lignes rouges afin de faire valoir ses revendications. Peut-être faudrait-il les examiner avec plus d’attention, sans entrer dans l’escalade. Certes, de la part du président français, il s’agit plus de montrer les limites de l’Alliance atlantique que de défier Ankara (LV 155). Néanmoins, cela ne facilite pas la position de la France en Méditerranée.
Il faut bien sûr accepter l’épreuve de force : la question des sanctions européennes doit être examinée (cf. billet) et les Américains commencent à vouloir presser le président turc, notamment à cause du S400 (article). J. Biden devrait aller dans cette voie.
Mais simultanément, il faut trouver une solution à la question chypriote, étroitement liée à la définition d’une souveraineté maritime équitable en mer Egée, certains arguments turcs étant peut-être recevables (en gardant à l’esprit la mer de Chine du sud, similaire à bien des égards). R. Erdoğan cherche bien sûr à tirer parti du dérangement de l’ordre mondial, suscité par l’affaissement américain, la frilosité européenne et l’affirmation chinoise. Pourtant, ses audaces sont rendues possibles par notre manque de fermeté et de ligne stratégique lisible.
Qui peut croire à une alliance durable entre Ankara et Moscou ? Elle va s’effriter. Et quand bien même, quel est le risque ? Imagine-t-on un lien solide entre ces deux puissances ? N’est-il pas temps de perturber le perturbateur ?
C’est ainsi qu’on pourra l’amener à la table des négociations car malgré ses déclarations à l’emporte-pièce, l’homme sait transiger.
JOCV
Pour lire l’autre article du 156, » Mourir pour Varsovie « , cliquez ici.
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