Posture stratégique de l'Italie (LV 166)

L’Italie contemporaine, héritière de trois Rome, est fondamentalement méditerranéenne et existentiellement européenne. Ces déterminants ne l’empêchent pas d’avoir une alliance très profonde avec les États-Unis tout en conservant une relation spéciale avec la Russie. En Europe, elle entretient une relation compliquée avec l’Allemagne, fruit d’une expérience multiséculaire. Le Brexit provoquant une remise à jour des équilibres européens, la période est favorable à un rapprochement entre Paris et Rome, malgré les frictions récentes et pour peu que la France oublie sa condescendance.

L’Italie est injustement négligée par les stratégistes français. Ceux-ci observent volontiers les grandes manœuvres mondiales : la rivalité sino-américaine, le destin russe, la trajectoire africaine, les troubles moyen-orientaux. Quand il s’agit d’Europe, ils dissertent à l’envi sur les potentialités de l’UE, la prééminence allemande, l’audace britannique. Souvent oublient-ils les autres Européens, forme d’arrogance française, résultat d’un fantasme de puissance qui néglige ce voisin tellement proche qu’on oublie tout ce qu’on pourrait construire ensemble. Or, il y a une demande italienne et donc une occasion à saisir.

Les trois Rome

L’Italie est d’abord l’héritière de trois Rome. La première est impériale et antique, quand la « ville éternelle » était le siège de l’empire bâti par Auguste. Pourtant, rapidement, le pouvoir se déplaça aux frontières avec les armées et l’empire se divisa en deux, une nouvelle capitale étant bâtie à Constantinople. Rome fut relativement négligée par les empereurs à partir du IIIe siècle (voir Géopolitique de l’empire romain). Une autre Rome survint, celle des papes, qui mit toutefois du temps avant d’installer sa prééminence. On se reportera à l’excellente Histoire de la papauté en Occident qui montre que la primauté papale n’était toujours pas en place au Ve siècle. Cependant, l’histoire du Moyen-Âge raconte la lente montée en puissance de la Rome catholique jusqu’au flamboiement sublime de la Renaissance.

La troisième Rome italienne naquit finalement au XIXe siècle, lors du Risorgimento. L’Italie unifiée expérimente plusieurs formules politiques (royauté, fascisme, démocratie parlementaire) qui sont toujours décevantes. L’Italie est hantée par son passé glorieux qui contraste avec ses réalisations contemporaines. Elle est fière de son immense culture et simultanément déçue de ce qu’elle propose aujourd’hui. Cela explique sa posture stratégique, tiraillée entre la recherche de parrains ou alliés et la volonté d’autonomie.

Le donné méditerranéen

Unifiée, l’Italie est d’abord une péninsule au cœur de la Méditerranée, séparant la Méditerranée occidentale (Médoc, voir LV 45) de la Méditerranée orientale (Médor, voir LV 131). Cette position médiane la pousse à promouvoir la notion de Méditerranée centrale qui serait délimitée à l’ouest par la Corse et la Sardaigne, à l’est par la Grèce, au sud par le golfe de Syrte en Libye et la Tunisie. Elle regrouperait ainsi l’Adriatique et les mers Tyrrhénienne et Ionienne. Au fond, cette présentation permet d’articuler l’Italie avec ses deux voisins méridionaux, la Tunisie et la Libye, avec qui elle a eu des relations anciennes.

Voilà l’important : si la notion de Méditerranée centrale peine à s’imposer, elle permet de comprendre que l’Italie considère ses deux voisins du sud pour deux raisons principales : d’une part, l’instabilité politique qu’ils connaissent ; d’autre part, qu’ils soient le lieu de départ des flux de migrations irrégulières venant d’Afrique. Les autres voisins (France à l’ouest, Slovénie, Croatie, Albanie et Grèce à l’est) sont plus faciles à traiter, partageant l’UE ou l’Otan comme cadres communs.

Il reste que l’Italie est d’abord fille de la Méditerranée, depuis l’antique Rome jusqu’aux médiévales Gênes et Venise. Cela explique aujourd’hui l’attention accordée à la Marina militare et à l’industrie navale.

Le donné européen

L’Italie est existentiellement européenne. Avant que l’Europe existât, on la désignait du nom de chrétienté, sous l’effet de cette papauté qui espérait encore être une puissance temporelle. On connaît sa lutte avec l’empire (Ottoniens, Hohenstaufen) et notamment la querelle des investitures. Ce fut la première invention de la séparation du temporel et du spirituel. Il reste que les héritiers « allemands » de Charlemagne voulurent toujours construire une verticale géographique de part et d’autre des Alpes, reliant la mer du Nord à la Méditerranée, dans une sorte de désir atavique pour les mers chaudes.

Il en reste une empreinte psychologique très profonde entre l’Allemagne et l’Italie, deux pays ayant souvent eu affaire ensemble et en même temps se défiant profondément. La rivalité italo-allemande dépasse la rivalité franco-allemande, ce qui est peu compris à Paris.

Si la papauté ne parvint pas à dominer politiquement l’Europe, l’Italie resta au cœur de toutes les attentions, devenant le champ d’affrontement des puissances européennes, jusqu’au Risorgimento. Après les alliances fluctuantes de la 1ère puis de la 2nde Guerre mondiales, elle choisit logiquement le camp occidental, participant à toutes les constructions européennes de l’après-guerre : plan Marshall et OSCE, Alliance Atlantique (1949), traité CECA de 1951.

Ainsi, elle contribua activement à la construction européenne : après l’échec de la CED, les six membres de la CECA se réunissent à la conférence de Messine (1955) qui prépare la signature du traité de Rome de 1957 et la création de la CEE. L’Italie est ensuite de toutes les initiatives européennes, de Schengen à l’euro. L’Italie est intrinsèquement européenne.

L’allié américain

Depuis la 2nde Guerre mondiale, l’Italie se sent redevable de l’Amérique. Elle l’a libérée et surtout, lui a redonné une virginité politique après les errements fascistes. Comme en 1918, l’Italie se retrouve dans le camp des vainqueurs après un retournement d’alliance dont elle a le secret. Par ailleurs, une forte immigration italienne aux États-Unis lui donne une influence réelle qui dépasse la question de la mafia, sujet de nombreux films hollywoodiens. Il reste que l’importance de la population américaine d’origine italienne joue un rôle incontestable et que jamais Rome ne contredira l’allié américain.

Celui-ci le lui rend bien. Alors que la 6ème flotte américaine était initialement basée à Villefranche, le retrait français de l’OTAN en 1966 l’amena à déménager à Gaète. De nombreux états-majors de l’OTAN sont situés en Italie : un commandement opératif à Naples, un centre de commandement aérien à Poggio Renatico, un Corps de réaction rapide à Solbiate Olona, un bataillon de transmissions, la base des Global Hawks à Sigonella, le centre de recherche sous-marines de La Spezia. En bilatéral, évoquons la base aérienne américaine à Aviano (l’Italie est un des quatre pays alliés à mettre en œuvre les armes nucléaires de l’Alliance) et l’achat du F-35 …

L’Italie est probablement le pays d’Europe accueillant le plus de militaires américains après l’Allemagne. Rome a toujours suivi les errements de la politique extérieure américaine, même si elle a été déboussolée par la mandature de D. Trump. Elle se satisfait de revenir à des pratiques connues.

L’ami russe

Cette alliance ne signifie pas forcément un alignement sur tous les sujets. Ainsi, l’Italie a toujours maintenu un canal de dialogue avec la Russie, malgré toutes les pressions. C’est le résultat d’une longue tradition de 3ème voie lancée au cours de la Guerre froide, sous l’influence d’un parti communiste influent. Cette tendance s’est poursuivie depuis, principalement sous l’effet d’une stratégie gazière. L’Italie a en effet toujours favorisé les projets de gazoducs atterrissant chez elle et passant par la Méditerranée, évitant ainsi les frontières d’Europe centrale et orientale. Cette logique gazière motive d’ailleurs l’actuelle politique italienne en Méditerranée orientale, Rome s’étant rapprochée du Caire et d’Israël pour exploiter les gisements de gaz au sud de Chypre.

Allemagne et Royaume-Uni

Nous avons déjà évoqué la rivalité allemande, l’Italie ne supportant pas le mépris allemand à son endroit. Pour autant, Berlin reste indispensable puisqu’elle garantit le fonctionnement de l’euro.

Simultanément, l’Italie a toujours entretenu de bons rapports avec le Royaume-Uni (LV 165), considéré comme une puissance méditerranéenne, de Gibraltar à Chypre en passant surtout par Malte. Cependant, le Brexit et le peu d’appétence allemande pour une politique européenne en Méditerranée (UPM mort-née) laissent un vide (LV 135).

Le regain d’attention pour Paris

C’est pourquoi Rome se tourne à nouveau vers Paris. Constatons que ces dernières années, tout n’a pas été aisé. Des positions divergentes en Libye (aucune des deux parties n’étant parfaitement innocente), un manque de soutien français lors de la crise des migrants, beaucoup d’investissements français en Italie (de Bolloré à PSA) sans même parler de mots peu avenants à l’endroit de la politique italienne (cf. LV 65 et 96), tout n’est pas facile. Il en est de même des mécanos industriels avec des succès (FREMM) et des échecs (rapprochement de Fincantieri avec les chantiers de l’Atlantique, cf. billet).

Cependant, le contexte géopolitique en Méditerranée comme en Europe et les efforts des deux capitales ont permis de revenir à de meilleurs sentiments. Ainsi, un prochain traité bilatéral est en négociation. Des deux côtés, on a pris conscience de la nécessité de s’appuyer réciproquement pour équilibrer une Allemagne puissante, devenue rétive à restreindre ou partager ses ambitions.

Ce rapprochement peut prendre plusieurs directions : le traitement des situations libyennes et tunisiennes ; une coopération étroite en Médoc ; une vision partagée de l’action à mener en Médor ; une meilleure coopération sur la question des migrations et au-delà, sur la politique européenne en Méditerranée. Il reste que Paris devra se défaire de son air supérieur, très mal ressenti à Rome.

JOCV

Pour lire l’autre article du LV 166, Fin de l’État ?, cliquez ici.