Positions occidentales (LV 190)

Derrière l’apparente réunification occidentale en réaction au conflit en Ukraine, des divergences pointent entre ceux qui estiment avoir gagné dans l’affaire, ceux qui ont le sentiment d’y avoir perdu, ceux qui restent sur leur position traditionnelle et ceux qui évoluent très vite. Aussi l’actuelle impression d’unité devrait s’affaisser à terme.

L’Occident est mort mais il ne le sait pas encore (LV 146). Pourtant, à la faveur de la guerre en Ukraine, nous assistons à un sursaut unitaire. L’union sacrée contre la Russie et en soutien à l’Ukraine donne à certains le sentiment que tout est revenu comme avant et que les deux rives de l’Atlantique sont à nouveau alignées et tirent dans le même sens. Il nous semble que cette vision est temporaire. Non seulement parce que la Russie sortira énormément affaiblie du conflit et ne pourra plus constituer une menace concrète, nonobstant son potentiel nucléaire qui demeurera son principal actif stratégique, mais aussi parce que chacun, à l’Ouest (LV 187), reviendra très rapidement à ses intérêts nationaux qui pousseront aux divergences. Faisons donc le tour des postures des uns et des autres.

États-Unis : un avantage réel

Les États-Unis bénéficient tout d’abord de leur situation d’île Amérique. Leur isolement géographique et leur taille continentale demeurent des atouts stratégiques irréductibles qui leur autorisent beaucoup de choses. Ils sont ainsi très peu dépendants d’importations russes et peuvent donc voter des sanctions qui les affecteront peu. De même, les embargos qui se discutent sur le gaz et le pétrole russes vont favoriser leurs exportations de gaz de schiste. Autrement dit, ils ont peu à perdre de la politique de sanctions qu’ils impriment.

Ils doivent cependant faire attention à ne pas aller trop loin : la Russie demeure la plus grande puissance nucléaire au monde et sur ce plan-là, leur seule égale. Cela impose une certaine prudence et donc une attention aiguisée aux risques d’escalade militaire. Aussi Washington a pris le plus grand soin à éviter toute implication visible dans le conflit. Ainsi s’explique son refus de la transaction proposée par les Polonais qui voulaient leur transférer des Mig 29 à donner à l’Ukraine. Cette prudence n’empêche pas de laisser les alliés européens s’enhardir : les Baltes et les Britanniques ont très tôt donné des armes à Kiev et la gamme des moyens transférés augmente ; la Tchéquie enverra ainsi un système anti-missile S300 ; tandis que l’Allemagne devrait envoyer des T72. Il ne s’agit pas d’armes légères. À La Vigie, nous ne savons pas ce qu’est un « armement défensif », expression bizarre employée par des politiciens malavisés et des commentateurs imprécis. En sous-main cependant, les Américains ont très vivement soutenu les Ukrainiens : l’appui en renseignement a été total, ainsi probablement qu’en commandement, en cyber et en actions informationnelles. Des forces spéciales ont probablement été envoyées, sans compter des soutiens logistiques divers et, plus récemment, l’annonce de livraison d’armes particulières (drones). Simultanément, l’appui politique a été constant, en témoigne la stratégie de publication de renseignement avant la guerre ou plus récemment la montée aux extrêmes du discours de J. Biden qui a qualifié V. Poutine de voyou, de boucher et appelé à son jugement pour crimes de guerre et génocide. Washington reprend le discours de l’axe du mal et du changement de régime. Cette posture n’a pas laissé que de bons souvenirs.

Vu du Potomac, le conflit en cours est utile : peu de risques (sinon l’engagement du dollar dans la campagne de sanctions), des alliés européens revenus en rangs serrés derrière le leader américain, un rival russe durablement affaibli et permettant de se consacrer au vrai problème stratégique qui demeure la Chine. Peu importe si le reste du monde n’entre pas dans cette mécanique. L’affaiblissement durable de la Russie permet de réaliser un vieux rêve tout en donnant l’impression de constituer un actif pour l’avenir. Nous verrons dans un an.

Grande-Bretagne : gros bénéfice

Pour Boris Johnson, qui a réussi un coup médiatique en se rendant à Kiev, cette guerre constitue une divine surprise. Le premier ministre britannique était en effet englué dans des difficultés de politique intérieure (le partygate). Son appui déterminé au gouvernement ukrainien et son opposition frontale à V. Poutine lui ont permis de s’installer en « chef de guerre » sur sa scène intérieure. Il tire ainsi profit d’une longue stratégie de montée en épingle du danger russe (passant notamment par un soutien actif et discret du gouvernement ukrainien ces dernières années).

Cette stratégie s’explique aisément : le Brexit qui a profondément modifié la position européenne de Londres n’a laissé d’autre choix que de revitaliser l’autre organisation européenne, l’Alliance atlantique, où le Royaume-Uni bénéficie d’une position avantageuse. Or l’Otan souffrait ces derniers mois de difficultés existentielles. La revitalisation de l’Alliance lui redonne conjoncturellement le pas sur l’UE dans les priorités des capitales européennes, ce qui sert les intérêts de Londres. Enfin, l’inévitable contrecoup des sanctions frappera plus les Européens que les Britanniques et rendra plus aléatoire l’analyse de leurs difficultés économiques.

Allemagne : cruelle désillusion

L’Allemagne est très mal à l’aise avec ce conflit. Elle a en effet parié depuis des années sur une tacite alliance avec Moscou qui passait par l’achat de gaz russe, moyen à peu près écologique de compenser l’arrêt brutal du nucléaire décidé en son temps par Mme Merkel (LV 169). Cette ambiguïté consciente lui saute désormais à la figure.

Certes, le nouveau chancelier Scholz a annoncé d’emblée suspendre la mise en service du gazoduc Northstream II et consacrer 100 milliards d’euros à son budget de défense. Berlin obtempérait ainsi à deux demandes récurrentes de Washington. Comme toujours quand il s’agit de sécurité, le réflexe américain a joué, tout d’abord en reprenant très vite les habitudes de l’Otan, ensuite en annonçant l’achat de F35 pour pouvoir porter les bombes nucléaires américaines B61 (une décision inéluctable, politiquement comme techniquement, mais le moment de l’annonce est ici important).

Ces différentes décisions laissaient à M. Scholz l’espoir de camoufler le principal : le maintien des approvisionnements en gaz via le gazoduc existant, Northstream I. Or, la résistance ukrainienne, le passage à une deuxième phase des opérations et donc l’entrée dans une guerre qui peut être longue amènent les Occidentaux à durcir les sanctions. Désormais, l’embargo total des hydrocarbures russes est discuté, ce qui pénaliserait d’abord l’Allemagne (même si beaucoup d’autres pays européens à l’Est ont eux aussi une grande dépendance).

Certes, aucune solution alternative ne peut être mise en place (ce qui freine l’adoption de l’embargo). Pourtant, le contrecoup des sanctions affectera mécaniquement la plus grande puissance commerciale du continent et donc sa solidité économique.

L’Alliance rédimée, l’UE seconde

L’Alliance était en coma avancé : la voici ressuscitée. Elle est la première bénéficiaire du sursaut unitaire suscité par la guerre en Ukraine. Surtout, elle prend subitement un l’avantage sur l’Union européenne alors qu’elle avait accumulé les déceptions ces dernières années. Enfin, elle peut prétendre que l’interopérabilité permise par l’OTAN favorise tous les soutiens indirects à l’Ukraine. Elle retrouve légitimité mais aussi goût de l’action. Une rédemption.

L’UE se félicite bruyamment de son unité manifestée par la rapidité avec laquelle les sanctions ont été votées. Cependant, le saut géopolitique espéré n’a pas eu lieu et la boussole stratégique (LV 189) a déçu, jusqu’aux pro-européens de l’institut Delors (ici). Une délégation s’est bien rendue à Kiev et J. Borrell a même affirmé au président Zelensky qu’il souhaitait que le conflit se résolve sur le champ de bataille. Au-delà des mots, les dissensions demeurent et l’Union reste à sa place : une institution qui paie.

Hongrie indépendante, Finlande ralliée

Dimanche dernier, les élections générales ont assuré à V. Orban un quatrième succès, peut-être le plus significatif. Sa ligne nationale a triomphé et le soutien à Kiev dans une neutralité apparente lui permet de ne pas se fâcher avec la Russie : la Hongrie est une grande importatrice de gaz russe et Budapest freinera tout élargissement des sanctions. Les futures dissensions pointent.

La résistance ukrainienne a profondément influencé la position d’Helsinki. Ce pays traditionnellement neutre avait déjà opté pour une formule simple « toute l’Alliance sauf l’adhésion ». Le conflit la fait évoluer et après avoir décidé il y a quelques mois d’acheter des F35, la Finlande est en train de décider d’adhérer à l’Otan. La Suède pourrait suivre. Ainsi, l’élargissement de l’Otan se poursuit au nord de l’Europe, ce qui ne constitue pas un succès pour V. Poutine et participe à la bonne santé alliée.

Et la France ? Une retenue inusitée

La France a essuyé ces derniers temps quelques remarques acerbes du Pdt Zelensky ou des dirigeants polonais. Force est de constater que sa position est malaisée. Étant une des trois puissances nucléaires de l’Alliance, elle a laissé aux deux autres la fermeté pour conserver une liaison avec le Kremlin. Par conséquent, elle est moins active dans les livraisons d’armes ou l’accueil des réfugiés. Par ailleurs, elle préside le Conseil européen ce qui implique une position plus neutre entre les points de vue des États membres, sans compter le poids d’une campagne électorale présidentielle qui laisse peu de marges de manœuvre. Cela explique une attitude moins allante, moins engagée que d’autres.

Ce constat effectué, cette retenue n’est pas une mauvaise chose. Être en retrait permet de préserver l’avenir et empêche les postures fracassantes dont on a du mal ensuite à se défaire. Pour la France, c’est nouveau et bienvenu.

JOCVP

Pou  lire l’autre article du LV 190, L’Ukraine de l’Atlantique à l’Oural, cliquez ici