Point culminant chinois (LV 164)

Alors que les États-Unis ressoudent leurs alliés à travers le monde, notamment ceux de l’OTAN, afin de présenter un front uni face à la Chine, celle-ci montre un visage vindicatif et triomphant qui manifeste une fierté retrouvée : mais cet apogée ne marque-t-il pas un « point culminant », celui que Clausewitz décrit comme le point maximum de l’offensive ?

Le piège de Thucydide

Nos lecteurs ont sans doute entendu parler du piège de Thucydide. Dans un ouvrage rédigé en 2017 (ici), l’analyste américain Graham Allison rappelait qu’une des causes de la guerre du Péloponnèse tenait à la peur de Sparte face la montée de la puissance athénienne. L’auteur y voyait le schéma d’une puissance dominante déclarant la guerre à une puissance émergente. Aux cours des cinq derniers siècles, cette configuration s’est présentée seize fois et a abouti à une guerre douze fois. G. Allison estime que cette situation se reproduit aujourd’hui avec la rivalité entre la Chine et les États-Unis et que nous courons le risque d’un conflit en mer de Chine.

Le livre a suscité un débat d’autant plus vif qu’il fut publié sous la présidence de D. Trump, au moment où ce dernier durcissait sensiblement les rapports sino-américains. Cette tension diplomatique et commerciale allait-elle se transformer en guerre ? Malgré l’élection de J. Biden, la question demeure d’actualité.

Lune de miel atlantique

Récemment, un amiral américain a prévenu de l’imminence d’une invasion chinoise de Taïwan (ici). Pendant ce temps, le nouveau président resserre les rangs de ses alliés. Il est intervenu cette semaine par visioconférence à un sommet de l’UE tandis que son secrétaire d’État, Anthony Blinken, est venu rassurer les alliés lors d’une réunion ministérielle de l’Alliance. Washington « réaffirme l’importance » de l’Otan, s’engage à y « investir » et à la « moderniser », ses alliés « sont une formidable source de force et un atout pour l’Amérique ». Le ministre évoque un engagement « inébranlable » avant de conclure en évoquant « le lien transatlantique qui unit durablement l’Europe et l’Amérique du Nord et dont l’OTAN est l’ancrage ». L’alliance est décrite comme un « pilier essentiel de l’ordre international fondé sur des règles ». Il va de soi que les Alliés, rudoyés pendant quatre ans par la défiance de D. Trump (LV 110), ont accueilli ces propos comme un baume réparateur. Certains se prennent à rêver au retour du monde d’avant.

Il reste que tout n’est pas aussi rose qu’espéré car l’Alliance continue de buter sur des sujets qui fâchent. J. Biden a ses propres objectifs. Ainsi, il fait pression sur l’Allemagne pour qu’elle abandonne le projet de gazoduc Northstream 2 avec la Russie, il évoque un retrait des troupes d’Afghanistan ce qui inquiète l’Otan, le cas turc demeure une épine dans le pied de tous tandis que l’ambiguïté prévaut sur la question de l’autonomie européenne.

Mobilisation américaine

Ces questions de fond n’entravent pas le principal : la mobilisation des Alliés autour des États-Unis face à leur adversaire désormais principal, la Chine. Ainsi, la commission d’experts qui avait été réunie à la suite des déclarations d’E. Macron sur la mort cérébrale de l’Otan (LV 129) a rendu ses conclusions en novembre dernier : si la teneur est classique (la Russie « va probablement demeurer la principale menace militaire pour l’Alliance »), la Chine est désignée comme une « rivale systémique », à défaut d’une menace à proprement parler.

Il reste que le vocabulaire traduit une nette évolution et laisse entendre que les Européens seraient prêts à soutenir les Américains dans leur face-à-face avec Pékin. Ainsi, la mobilisation autour de la 5G porte ses fruits et les Européens délaissent, les uns après les autres, le fournisseur chinois Huawei. Les analystes ne cessent d’examiner la puissance chinoise et ses évolutions récentes, comme F. Heisbourg (ici) et Thomas Gomart (ici). La Chine, unique objet de notre ressentiment ? Restons prudents car comme nous l’avons expliqué à maintes reprises, nous ne revenons pas à la Guerre froide et la Chine n’est pas une nouvelle URSS (LV 151).

La Chine inquiète pourtant le monde

L’observateur pourrait moquer ces postures qui imitent le monde d’avant. Cependant, le regard a changé. Nous écrivions (LV 146) que « désormais, et c’est le tournant de cette année, la Chine inquiète, à tort ou à raison ». Elle a surtout changé d’attitude. Alors qu’elle s’est longtemps complu dans un discours tiers-mondiste (celui du rattrapage), elle a adopté une ligne plus vindicative, cherchant à prendre une revanche sur la conclusion de traités inégaux qui auraient causé son effacement pendant deux siècles.

Nous reviendrons sur ce changement de ligne politique, explicable d’une part par les mandats successifs de Xi Jinping, d’autre part par les tensions intérieures multiples que connaît le pays (largement ignorées en Europe). Il reste que nous faisons face à une Chine beaucoup plus assurée, usant d’une morgue excessive, suscitant en retour l’agrégation de ses adversaires en une nouvelle ligue du Péloponnèse. En un sens, la Chine est désormais passée à la confrontation, sûre de ses forces et confiante dans un succès qu’elle estime probable.

Un perturbateur pas comme les autres

Or, la Chine n’est pas un perturbateur comme les autres. Rappelons la théorie proposée par R. Castex (LV 150). Dans le cas présent, il s’agit d’une puissance de classe mondiale qui ne veut pas de l’ordre mondial précédent, où les États-Unis régulaient de facto le monde grâce à leur puissance militaire, économique, monétaire et culturelle. Pour la Chine, cet ordre-là a définitivement disparu et il faut passer à autre chose. C’est pourquoi elle propose un nouvel ordre mondial articulé autour de plusieurs principes :

  • Officiellement, la non-ingérence politique chez les autres : cela lui permet de revendiquer la réciproque chez elle (Tibet, Ouighours) et surtout de proposer des investissements et des prêts à toutes sortes de pays, apparemment sans obligations.
  • La défense d’un multilatéralisme échangiste dans le domaine économique, puisque la mondialisation des trente dernières années a permis son décollage impressionnant, passant d’un pays atelier à un pays quasiment développé.
  • Un grand projet géopolitique, celui de l’Initiative Ceinture et Routes (BRI en anglais) qui conjugue des routes terrestres à travers l’Asie et des routes maritimes reliant les rivages chinois aux côtes africaines et européennes : les nouvelles routes de la soie, terrestres et maritimes.

Or, peu à peu, ce grand projet d’apparence économique et libéral laisse entrevoir des duretés que les amabilités des décennies passées avaient cachées.

Une brutalité qui se laisse voir

Nombreux sont les lecteurs occidentaux de Sun Tzu qui admirent la dissimulation comme principe fondamental de l’art de la guerre. Paradoxalement, peu lisent l’attitude de Pékin à cette aune. Or, si la Chine a beaucoup dissimulé au cours des trois dernières décennies, elle parle désormais ouvertement. De plus en plus brutalement.

Elle a ainsi pris le contrôle des îlots de mer de Chine du sud (Paracels et Spratleys), les poldérisant et les militarisant. Elle multiplie les incidents navals ou aériens, que ce soit au sujet des îles Senkaku japonaises ou de Taïwan (LV 155). Elle a mis au pas Hong Kong (LV 146) de façon brutale. Autant de prises de contrôle ou d’actions offensives dans un entourage proche. À l’intérieur, la brutalité prévaut largement : sans oublier le Tibet, sous raide domination depuis plus de 70 ans, la question du Xinjiang est désormais connue : plus personne ne croit à l’argument de la lutte antiterroriste pour justifier la répression contre les Ouïghours, dirigés en masse vers des camps de concentration.

Or, cette affirmation de soi, très revancharde et triomphante, s’adresse aussi à l’extérieur. L’Australie ou le Canada subissent ainsi les foudres de Pékin pour avoir mis en cause la Chine sur la question des droits de l’homme. La douceur chinoise laisse désormais voir une main de fer très rude. Cela touche désormais l’Europe : l’ambassadeur de Chine se permet ainsi de traiter un chercheur de la FRS de « petite frappe » ce qui provoque un tollé et sa convocation (bienvenue) par le Quai d’Orsay pour une mise au point. L’incident laisse entrevoir une réalité nouvelle : la Chine se sent désormais assez puissante pour tout se permettre.

Hubris et point culminant

La Chine se perçoit suffisamment intégrée dans l’économie mondiale pour ne pas craindre de représailles. Elle n’a pas vraiment courbé le dos face aux sanctions décrétées par D. Trump. Elle considère détenir suffisamment d’arguments pour affirmer ses positions. Elle accepte le défi.

Cette confiance en soi témoigne d’une sorte d’hubris renouant avec l’ancienne vision du monde de l’empire du milieu, qui a toujours considéré les peuples extérieurs comme des barbares. Nous avions appliqué le terme d’hubris à l’hyper-puissance américaine, à la fin des années 1990. Vingt ans après, cette puissance s’est relativisée, même si elle demeure au premier rang. S’agissant de la Chine, l’observateur est surpris de la précocité de la revendication. Car la Chine ne domine pas encore le monde, elle a encore de nombreux problèmes et déjà, les voix s’élèvent, y compris parmi les plus faibles. En Afrique, nombre de gouvernements ont compris que l’apparente neutralité chinoise masquait des prises de possession bien réelles.

Ici, le stratège s’interroge : ne sommes-nous pas en face d’un point culminant ? Ce moment, défini par Clausewitz, où l’offensive atteint son expansion maximale avant de s’essouffler et de refluer, face au raidissement de la défense ? La Chine aurait dans ce cas proclamé trop tôt son triomphe. Paradoxalement, elle n’aurait pas assez lu Sun Tzu, manquant de subtilité.

Un monde sans ordre en exige beaucoup, surtout quand les rivaux s’assemblent.

JOCV

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