Parias et États (LV 122)
La conflictualité actuelle résulte bien souvent de l’incapacité de la société internationale à permettre à des communautés de s’ériger en États viables et stables. La raison est à en rechercher dans la dislocation des systèmes d’empire qui laissent des peuples orphelins, dans la diversification peu cohérente du droit international et dans la mutation des acteurs internationaux. Pour réguler les tensions de la planète, il faut offrir à tous la perspective de l’État dont ils ont besoin.
Des États, il n’y en pas pour tout le monde. Bien des communautés y aspirent pourtant pour s’administrer directement. Car le droit des peuples à l’autodétermination s’est souvent heurté au réalisme cynique de la société internationale. Et celle-ci, loin de gérer un consensus dans le cadre d’un droit international partagé, a fonctionné avec des ordres pragmatiques et hétérogènes (ceux de Westphalie, de Vienne, de Yalta), qui ont érigé des peuples en parias sans État propre et nourri des situations politiques instables. La plupart des actuels points chauds de la planète relève de sociétés orphelines d’États, de pseudo- ou de quasi-États. Beaucoup sont des résidus d’empires aux trajectoires contrariées. Parfois c’est dû au mésusage du droit international avec des solutions bancales conduisant à une balkanisation du monde qu’exploitent les ennemis des États.
Des points chauds souvent ethnocentrés
Le tour d’horizon des zones où des minorités aspirent à la pleine souveraineté est éloquent. C’est d’ailleurs un vrai paradoxe alors que la mondialisation bat son plein et que le principe des nationalités s’efface devant celui de la performance socio-économique. Transnistriens, Donestziens Criméens, Ossètes, Abkhazes, Kurdes, Ouighours Tibétains, Palestiniens, Somalis, Sud-soudanais, Kabyles, Saharaouis, Touareg, Peuls, pour ne noter que les plus cités, forment des sociétés en quête d’États souverains, viables et de plein exercice.
Ils dénoncent un droit international sourd et aveugle à leurs réalités souvent anciennes.
Il y a aussi ces États minés par des tensions internes insolubles, comme la Belgique avec la question flamande (LV 120), l’Italie avec la prévalence piémontaise, l’Espagne avec la revendication catalane (LV 94) ou le Royaume-Uni avec la tentation écossaise que suscite le Brexit (LV 71). À chaque fois, des peuples veulent reprendre en main leur destin alors que la formule intégrée ne les satisfait plus. D’autres États sont dévastés par la guerre interne comme le Yémen (1990) ou peu viables comme ceux issus de la partition de la Bosnie-Herzégovine après 1995. D’autres sont aliénés comme Djibouti, l’Érythrée (1993) ou encore mal admis dans la société européenne comme le Kosovo, la Moldavie, la Biélorussie. Ceux-ci, ballotés par l’histoire comme les États baltes, s’inquiètent de leur pérennité et recherchent des parrainages solides. Ceux-là sont soumis à des divisions structurelles de droit comme la Corée (1945/1950) ou de fait comme la Libye (après 2011) ou l’Ukraine (après 2014).
Constatons que la plupart des territoires, sources de litiges et de conflits, mettent en jeu des zones dont la souveraineté a été écartelée entre plusieurs logiques lors de la dislocation d’empires, de la transition d’ordres géopolitiques successifs ou bien dont l’émancipation a été interrompue par des accords ou des compromis incomplets engendrant des frustrations durables.
Traces purulentes d’empire
Ce fut le cas à chaque dissolution d’empire : l’austro-hongrois, les Reich allemands, l’ottoman, les empires coloniaux, l’empire soviétique… Bien des conflits actuels, gelés ou actifs, latents ou déclarés, procèdent de la fin de systèmes impériaux emportés par l’histoire. Et on n’en finit pas de cicatriser ces traces d’empire qui enfièvrent les mondes euro-méditerranéen et eurasiatique. Congelées par la bipolarisation, des fissures se sont révélées à la fin de la Guerre froide.
Alors, pour gérer cette conflictualité, il n’y a guère besoin de théories sur la transition stratégique, la guerre hybride ou l’asymétrie, il suffit le plus souvent de revenir à l’histoire et à la géographie des conflits et de chercher des équilibres régulés qui pour être durables doivent les respecter. Pour l’illustrer, relevons les difficultés qu’a laissées en s’effondrant il y a un siècle l’empire austro-hongrois dans les Balkans. Songeons à sa réplique différée, la très douloureuse redistribution en États viables de la fédération yougoslave opérée dans les années 1990. Combinée à l’implosion de l’empire viennois, celle de l’empire ottoman a laissé tout le Levant sans schéma directeur malgré les mandats confiés aux puissances européennes après la 1ère Guerre mondiale et les tentatives de création d’États arabes plus ou moins unifiés. Les actuelles questions kurde, irakienne et syrienne en procèdent directement. La greffe de l’État d’Israël sur la terre de Palestine résulte de son côté d’une perspective ouverte de façon rapide par les puissances européennes lors de leur lutte contre le IIème Reich, et rendue impérative par les crimes du IIIème Reich allemand.
Plus loin, la difficile érection d’un pouvoir central stable en Afghanistan rappelle que la tension aux frontières floues avec le Pakistan est un héritage d’un empire britannique qui n’a pu organiser durablement la zone entre l’Inde et la Russie. Pas plus que l’empire soviétique n’a su pacifier cette région en dix ans d’actions militaires avec des effectifs triples de ceux qu’y affectèrent les pays de l’OTAN qui échouèrent aussi à leur tour.
Si l’on poursuit le tour de la Méditerranée, voici la question du Sahara, longtemps « terra nullius », que la fin des empires coloniaux a laissé non viable avec l’abcès du Sahara espagnol qui bloque l’intégration maghrébine. N’omettons pas les épines de l’îlot Persil et des « Présides » espagnols plantées dans le Rif marocain, et voilà une autre décolonisation inachevée. On pourrait évoquer également l’Afrique subsaharienne affligée d’États issus d’un découpage colonial au cordeau qui, ignorant les réalités humaines et économiques, a privé la bande saharo-sahélienne d’identité collective.
La décomposition de l’empire soviétique au début des années 1990 a également laissé des questions litigieuses en suspens. Celle de l‘enclave de Kaliningrad n’est pas la plus compliquée, celles des populations russes des États baltes non plus, dont le traitement requiert un simple respect des minorités et un minimum de retenue de bon voisinage. Plus fondamentales sont celles de la Biélorussie et de l’Ukraine dont la russité structurelle relève de l’histoire mais divise les habitants de ces pays slaves polarisés par Moscou au risque de leur viabilité ou de leur partition. Derrière les tensions actuelles que l’on qualifie de résurgence soviétique avec ce que cela a de menaçant, il vaudrait mieux rechercher les relents des temps où le tsar et le patriarche administraient cette partie du continent qui s’étend de la Vistule à l’Oural.
À l’évidence, aujourd’hui c’est la prospérité et le développement régulé d’une région aux multiples atouts qui intéresse les peuples slaves, de Moscou à Minsk en passant par Kiev, et non l’installation d’une nouvelle ligne de démarcation Ouest/Est voire d’un rideau de fer eurasiatique. On comprend mieux que l’actuel pouvoir russe, tenté par un retour à des temps plus westphaliens, ait souvent proposé un pacte paneuropéen de sécurité. Car le temps des empires est terminé à l’heure de la mondialisation, des routes de la soie et des flux migratoires. Cette géoéconomie-là a supplanté la traditionnelle géostratégie mais elle a aussi révélé les contradictions du droit commun des États.
Les tensions issues du droit international
C’est que le droit fondamental des peuples à disposer d’eux-mêmes esquissé par Rousseau, évoqué par Wilson dans ses 14 points (1918), puis reconnu par l’Assemblée générale des Nations-Unies (Résolution 637 de 1952), est souvent entré en conflit avec deux autres règles à l’application délicate, celle de la non-ingérence dans les affaires intérieures des États (Charte des Nations Unies, chapitre 1 § 27) et la plus récente responsabilité de protéger, introduite en 2005 dans le droit international pour engager la responsabilité juridique des États souverains à protéger leur population « contre les génocides, crimes de guerre, nettoyages ethniques et crimes contre l’humanité » (§ 138). Avec l’intangibilité des frontières qui a érigé de simples délimitations administratives en frontières d’États accédant à l’indépendance, on a introduit des rigidités dans les voisinages et alimenté des conflits inter-ethniques. Il eut mieux valu prôner l’inviolabilité des frontières et favoriser la rationalisation des limites.
Ces règles mises bout à bout, mal hiérarchisées entre elles et souvent incompatibles, expliquent le comportement erratique et différencié de la société internationale. Elles alimentent le système des « deux poids, deux mesures » souvent dénoncé par les parias de la mondialisation.
De son côté enfin, la convention de Montego Bay sur le droit maritime (1982), en créant des espaces collectifs, patrimoine commun de l’humanité, des espaces d’exploitation économique exclusive et des espaces territorialisés, a bousculé des traditions anciennes, redéfini les dotations des États et créé des rivalités fortes que les ressources océaniques ont transformé en enjeux stratégiques : comme dans les espaces archipélagiques que convoitent les riverains de la mer jaune et de la mer de Chine méridionale, les passages inoffensifs dans les espaces resserrés du canal de Formose, les rétrocessions d’îles inhabitées des Kouriles entre Russie et Japon ou bien la souveraineté des îlots du canal de Mozambique…
Superstructure clé de la mondialisation, le droit international s’est éparpillé dans de multiples directions contradictoires qui ont pénalisé la cause de la stabilité et entretenu une conflictualité générique.
Anciennes frustrations et nouveaux acteurs
La Vigie a montré combien la planète mondialisée était devenue une sorte de terrain vague stratégique (LV 84) où opéraient des acteurs variés, souvent infra- et trans-étatiques, aux intérêts masqués et parfois criminalisés. Elle a dit que cette planète multicentrée, hétérogène et violente était tentée par le multisme (LV 61), ce renoncement à l’unicité des règles du jeu, pour laisser les forces du marché réguler les tensions et homogénéiser les diversités naturelles de zones à identité stratégique spécifique (LV 88). Mais elle a aussi défendu le rôle de l’État pion de base de la société internationale, acteur central de la mondialisation et montré qu’il vacillait (LV 40). Sans balkaniser la planète, veillons donc à permettre à tous les peuples et toutes les sociétés constituées de disposer d’un État pour les administrer et les protéger.
Pour lire l’autre article du 122, « Sous les seuils stratégiques », cliquez ici.
JDOK
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