Nouvelles stratégies militaires (LV 134)

La stratégie militaire doit articuler aussi bien la stratégie nucléaire que la réponse aux adversaires asymétriques. Sans s’attarder aux concepts à la mode (Guerre hybride, A2/AD), constatons le retour à des préoccupations de guerre de haute intensité, que l’on avait oubliées. L’opposition entre pairs ou quasi-pairs revient à l’ordre du jour, sans obérer pour autant les autres priorités. 2020 constitue une opportunité pour réfléchir calmement avant l’agitation de la prochaine campagne présidentielle et de la LPM qui suivra.La Vigie vous entretient régulièrement de grande stratégie, notamment pour la France (DS 10, LV 115 et 121). Elle s’attache également à discerner des mécanismes stratégiques nouveaux ou actualisés : la veille (LV 125), la notion de seuil (LV 122), l’innovation (LV 119), la stratégie alternative (LV 104), la désescalade (LV 89), etc… Mais la grande stratégie englobe également des stratégies sectorielles : militaire au premier chef, mais aussi stratégie de défense civile, économique, culturelle, … Enfin, dans la stratégie militaire, on distingue usuellement trois piliers : stratégie opérationnelle (la plus connue), stratégie déclaratoire et stratégie des moyens.

Or, 2020 voit une extension des débats concernant la stratégie militaire. Décrivons les pour en discerner les enjeux.

Dépasser l’asymétrique ?

Le XXè siècle a connu l’avènement de la guerre industrielle (les deux guerres mondiales) et une révolution stratégique majeure, celle de la dissuasion nucléaire qui annihilait, d’une certaine façon, la guerre conventionnelle. Il y avait bien sûr toujours des guerres latérales (décolonisation, indépendances, guerres révolutionnaires) plus ou moins violentes et utilisant plus ou moins la « petite guerre » (guérilla) qu’avait toujours connue la stratégie.

Le XXIe siècle entre dans une nouvelle phase stratégique avec les attentats du 11 septembre qui ouvrent la voie à une nouvelle période : celle de ce qu’on a nommé la guerre asymétrique. Alors que jusqu’à présent, on ne connaissait que des guerres symétriques (entre pairs ou quasi pairs, par exemple la guerre Iran-Irak de 1981 à 1988) ou dissymétriques (entre inégaux mais qui pratiquaient finalement les mêmes règles du jeu : par exemple l’armée irakienne en 1991, lors de la deuxième guerre du Golfe), les djihadistes de Ben Laden inventaient un nouveau modèle, celui de la guerre asymétrique, qui refusait justement les règles du jeu classiques. Par exemple : « Vous recherchez zéro mort ? justement, pour nous, la vie humaine ne compte pas et nous allons nous sacrifier pour vous tuer ». Ou encore : « Vous cherchez un ascendant militaire pour aboutir à une négociation politique ? Nous refusons toute négociation politique ». Ainsi, la guerre asymétrique va bien au-delà du terrorisme, qui n’est qu’un mode d’action. Stratégiquement, il s’agit d’une remise en cause des préceptes militaires jusque-là agréés, consciemment ou non. C’est bien pour cela que parler de « guerre contre le terrorisme » est un non-sens stratégique, même si cette bêtise (oui, le mot est fort mais nous le maintenons) est encore couramment utilisée par nos autorités.

Hybride et retour du symétrique

Ainsi a-t-on vu les Américains (et les Européens à leur suite) passer une quinzaine d’année à réfléchir à l’asymétrie et la contre-insurrection (COIN dans le jargon). L’Irak puis l’Afghanistan furent ainsi des théâtres opérationnels durs où l’ennemi se battait. L’État Islamique, dernière incarnation djihadiste, alla encore plus loin jusqu’à créer un quasi-État sur les zones qu’il tenait, utilisant même des armes lourdes (chars, artillerie) récupérées dans les arsenaux et qui tenaient front à leurs adversaires : l’ennemi (billet) quittait peu à peu l’asymétrie pour revenir vers la dissymétrie.

Mais la grande nouveauté fut l’action russe en Crimée (et un peu dans le Donbass) : voici qu’une manœuvre opérative (l’art opératif est une invention russe, bien mal connue en Occident) mobilisait non seulement des moyens traditionnels (symétriques) mais aussi tout un tas de subterfuges et d’actions annexes (cyber, influence, guerre électronique) qui surclassèrent très rapidement l’adversaire pour atteindre des résultats tangibles. Là encore, la surprise stratégique était suscitée par l’autre. On eut de multiples débats sur cette hybridité, ce qu’à La Vigie nous avons toujours regardé avec scepticisme (voir billet de 2015).

Les Russes innovaient par leur maîtrise des actions dans le spectre électromagnétique, qu’il s’agisse de détection (les fameux S400) mais aussi de brouillage, au point que les Américains s’alarmaient des procédures d’A2/AD (déni d’accès). Quant aux Chinois, non contents de développer une multitude de moyens classiques pour reprendre le contrôle de la mer de Chine et y empêcher la liberté de manœuvre des flottes américaines, ils ont développé des moyens d’agression des centres de communication tactiques et opératifs des Américains.

Autrement dit, l’hybridité masquait un phénomène plus profond : le retour de la guerre symétrique ou plus exactement, la réémergence de « pairs ou quasi pairs ». En France, cela se traduit par le nouvel accent donné par l’armée de Terre au combat de haute intensité. De même, tous les grands pays se réintéressent aux porte-avions, outils maritimes de haute intensité.

Informatique et communication

Ces trente dernières années ont également connu une révolution informatique (avec des vagues successives d’innovation et de montée en puissance) qui ont suscité, notamment chez les Américains, le fantasme d’une nouvelle avance technologique qui leur permettrait de perpétuer leur domination stratégique. Ce furent les objectifs de la Révolution dans les affaires militaires (RMA des années 1990) avec les trois grands objectifs de la numérisation, des frappes de précision et de la furtivité.

Pour autant, force est de constater que cela ne suffit pas puisque d’une part, les adversaires asymétriques utilisent des technologies civiles pour obtenir des moyens militaires performants (guerres low cost) et d’autre part que les pairs (Russie, Chine, voire Iran ou Corée) ont trouvé des moyens de suivre la course ou de ne pas subir un trop grand désavantage tactique (sans oublier le ciblage particulier de l’informa-tique de commandement, qui est devenue, de facto, le centre de gravité opératif des Américains mais aussi des Européens).

Simultanément, le développement de cette informatique généralisée a introduit (ou modernisé) deux nouveaux champs de conflictualité : le cyber désigne aujourd’hui principalement les actions de cyber-conflictualité, défensive et offensive, sur l’espace numérique ; de même, les pratiques d’influence ont aujourd’hui changé, passant des vieilles opérations d’information et opérations psychologiques à des manipulations beaucoup plus massives, utilisant les réseaux sociaux, qui constituent désormais un élément essentiel de la stratégie déclaratoire : dans ce cas, la technologie a suscité une mutation profonde d’une catégorie stratégique.

Multidomaine et espace

Le débat stratégique le plus récent traite des opérations multidomaines. L’expression désigne l’intégration plus poussée des domaines classiques (terre, mer, air) et des nouveaux domaines que sont le cyber et désormais, l’espace. En clair, une sorte d’action interarmées élargie. Ce dernier point est peut-être le plus significatif. La France a ainsi créé en 2019 à Toulouse un commandement de l’espace. Il s’agit d’assurer notre défense « de l’espace et par l’espace » : en clair, la France est prête à déployer des armes spatiales afin de défendre ses satellites. L’évolution est marquée par rapport au traité sur la démilitarisation de l’espace de 1967. L’espace est en effet devenu essentiel pour l’ensemble de la stratégie : renseignement, mais aussi dissuasion et désormais géolocalisation, indispensable à tous les véhicules numérisés contemporains.

Prolifération nucléaire et NRBC

Nous pourrions également parler de drones ou de robotique, sujets sur lesquels nous reviendrons. Pourtant, de même que l’on constate le retour à la haute intensité, voici logiquement revenir les débats sur la dissuasion nucléaire. La prolifération est tout d’abord horizontale : la Corée du Nord est devenue un acteur nucléaire reconnu et la rupture, par les États-Unis, du JCPOA incite l’Iran à relancer son programme d’enrichissement (sans même parler de son programme balistique qui n’a jamais cessé). Du coup, l’Arabie Séoudite s’intéresse plus que jamais au nucléaire tandis que R. Erdogan a déclaré qu’il était inadmissible que son pays n’ait pas le droit d’avoir des têtes nucléaires quand certains pays (Israël mais aussi les cinq États dotés) l’ont. Cela ne signifie pas que la Turquie va se lancer dans un programme nucléaire mais que le problème est posé. D’autant que simultanément, on assiste à une prolifération verticale, celle de la modernisation par les puissances nucléaires de leurs capacités. Les missiles hypersoniques sont ainsi au cœur de plusieurs programmes.

Simultanément, on observe le retour de la défense NRBC. La guerre en Syrie l’a montré, tout comme des catastrophes civiles (usine Lubrizol à Rouen). Le chimique opérationnel redevient une préoccupation.

Et la France ?

La dernière revue stratégique a été bien pâle (LV 81). La France est par ailleurs empêtrée au Sahel avec une opération Barkhane qui ne change plus le cours des choses malgré la mobilisation de moyens importants des armées françaises : autrement dit, nous sommes fixés et avons perdus notre liberté de manœuvre. Dans le même temps, la LPM a entamé une certaine remontée en puissance même si les principaux effets sont attendus à partir de 2023.

Aussi faut-il profiter de ce « creux politique » (avant la prochaine présidentielle) pour élaborer une réflexion stratégique profonde, incluant de véritables alternatives (LV 104) qui proposent de vrais choix. Souhaitons que 2020 soit mise à profit !

Pour lire l’autre article du LV 134 (Habile Azerbaïdjan), cliquez ici.

JOCV