N° 200 : huit ans de La Vigie (LV 200)
Avec ce numéro 200 de La Vigie, nous avons voulu tirer le fil directeur de la transition stratégique qui a affecté toutes les questions de sécurité depuis 8 ans, de 2014 à 2022. Pour la France, trois jalons sont décisifs: 2015, année de la mise en garde du pays face au terrorisme sur le territoire national ; 2019, celle de la panne sanitaire mondiale ; et 2022, avec l’invasion russe au cœur de l’Europe. Pour cela on a consulté nos huit bilans de fin d’année dont la relecture est fort instructive : oui, nous avons bien changé de cadre stratégique et nous devrons nous y adapter.
La roue tourne, les temps changent, l’histoire qui ne s’arrête jamais s’active. La géographie immuable impose encore ses réalités. Les civilisations et leurs cultures restent l’ADN des peuples dont les États ont la charge.
En lançant La Vigie il y a 8 ans, nous voulions scruter la marche du monde avec un regard français sur les faits stratégiques, intérieurs et extérieurs, qui affectent la sécurité de la France dans ses trois espaces, l’européen, le méditerranéen et le mondial.
En relisant nos bilans de fin d’année, nous mesurons à quel point l’épisode 2014/2020 marque une vraie mutation de notre sécurité intérieure, de notre relation à l’extérieur et de l’état d’organisation du monde (cf. étude compilée disponible sur notre site).
Le regard de stratégiste que nous avons porté en ces huit années si riches en événements inattendus est d’abord un regard clinique. Il le fallait pour nourrir une planification stratégique soucieuse de la vie du soldat, de l’argent du contribuable, du succès de nos armes et de notre liberté d’action dans nos domaines d’intérêt majeur : la sécurité du territoire national, la viabilité européenne et méditerranéenne, la valorisation de nos outremers et la régulation mondiale.
De 2014 à 2022 : un cadre bouleversé
Quand nous lançons notre entreprise éditoriale en 2014, voilà déjà 52 ans que les guerres de décolonisation sont terminées, 23 ans que la Guerre froide a pris fin avec la disparition de l’URSS, 17 ans que la conscription a été suspendue. La Défense nationale a fait les frais budgétaires des dividendes de la paix, les effectifs ont fondu, les superstructures militaires allégées se sont regroupées, la Gendarmerie nationale a migré vers le ministère de l’Intérieur et on empile les livres blancs et les débats d’experts sur la sécurité et la défense.
Les régulations stratégiques de la Guerre froide se sont diluées et les embardées se multiplient. En fait, la démilitarisation de la guerre se poursuit et d’autres théâtres de frictions voire de conflits se structurent (cyber, monétaire, énergétique, sidéral, océanique, énergétique, culturel …). La militarisation et la criminalisation des tensions intérieures et extérieures se généralisent. L’intégrisme religieux islamiste affronté en Algérie et en Afghanistan se déploie en Syrie, en Irak et au Sahel alors que les révoltes arabes n’ont pas débouché sur une alternative libérale crédible. Les fronts critiques sont alors au Mali (Barkhane a remplacé Serval), en Syrie (lutte contre l’EI) et en Iran (négociation JCPOA). Mais le XXIe siècle qui n’a que 14 ans n’a pas pris son élan ni modifié la donne stratégique en vigueur.
Avec ce numéro 200, nous pouvons observer que huit ans après, c’est désormais chose faite. Nous avons vécu trois événements majeurs : le terrorisme qui a frappé la France en 2015, la panne sanitaire mondiale de 2019, l’invasion russe de l’Est de l’Ukraine en 2022. Un autre paradigme stratégique s’est établi et structure désormais notre sécurité nationale. Entre le mémo au peuple souverain de 2014 pour l’alerter sur l’inconfort de notre position stratégique et celui de 2022 sur la difficulté pour la France d’exercer pleinement son libre arbitre stratégique, un vrai changement de paradigme a eu lieu.
Nous avons été bousculés par la marche du monde et parfois un peu éperdus devant le brouhaha stratégique qui nous parvenait de places très bavardes au plan de la réflexion stratégique, à Bruxelles, Moscou, Téhéran, Damas, Bamako, Alger, New York et Washington, Londres, Berlin et Rome … Car au cours de ces huit ans, nous avons continué à réfléchir en sources ouvertes et en dialogue étroit avec un certain nombre de correspondants français et étrangers.
Transition stratégique en cours
Ces huit années d’exercice assidu et ces 200 numéros de La Vigie ont permis de cerner les étapes de la récession stratégique d’une planète entrée en transition au début du siècle, trente ans après la Guerre froide.
La cause profonde de cette forme de récession serait la péremption accélérée des outils coopératifs mis en place après 1945 pour conjurer les guerres mondiales. Ils avaient été préservés et institutionnalisés pour réguler les à-coups de la Guerre froide en tirant parti des effets proclamés de la dissuasion nucléaire stratégique qui interdisait toute victoire militaire. Illégale et ingagnable, la guerre interétatique était devenue impossible. Ce temps s’achève.
Pour ceux qui y voyaient une forme élaborée de civilisation politique décisive marquant un progrès irréversible sous contrôle des Occidentaux, étiquetés néoconservateurs ou non, il sera urgent de rétablir l’ordre et la trajectoire antérieure sous la houlette bienveillante de la puissance américaine.
Pour d’autres, il s’agira surtout de prendre en compte les réalités stratégiques émergentes et le pluralisme qu’expriment les Brics qui veulent leur part de régulation stratégique et de pouvoir régional.
Pour tous enfin, il s’agira de réaliser que d’autres entrepreneurs de puissance se sont installés de façon ouverte ou criminelle pour peser sur les relations entre les grands opérateurs de la planète, les Gafa ou les majors de l’énergie comme Gazprom ou BP. Mais le spectacle de ces tensions entre puissants indispose aussi les peuples qui veulent arbitrer ces conflits d’intérêt.
Voilà le panorama que nous avons discerné au cours de ces années de regard clinique.
Un regard rétrospectif
Fin 2014, LV s’inquiète de fortes embardées dans les tensions internationales et elle pressent que le temps de latence stratégique se termine. Elle annonce que de brusques transitions s’annoncent (LV 6), notamment en Ukraine où elle a observé de près les étapes du processus de Minsk et le dialogue entre Kiev et Moscou. Elle note la saisie rapide de la Crimée. De nouvelles lignes de division se profilent au cœur de l’Europe centrale qui obèrent la réunification européenne. LV s’interroge sur la menée à bien du processus d’encadrement du nucléaire iranien et sur les intentions des parties dans la négociation du JCPOA. Les armées françaises sont à la diète et l’UE reste en retrait stratégique. La Vigie commence sa route avec ces constats.
Fin 2015, LV diagnostique une double inflexion stratégique. C’est l’année noire du terrorisme qui frappe deux fois le territoire national, déclenche l’état d’urgence en novembre et cristallise d’autant plus le sentiment d’insécurité des Français que les assaillants sont principalement des nationaux. Les armées réévaluent leur contribution à la sécurité du territoire national (opération Sentinelle). Ensuite, c’est une année qui annonce un changement de pied sur le théâtre syrien avec l’intervention militaire russe directe en soutien du régime Assad, ce qui modifie la donne stratégique régionale. Plus généralement, un certain réalisme s’installe dans les régions disputées.
Fin 2016, LV relève que le virage amorcé fin 2015 s’est rapidement amplifié au cours de l’année avec de multiples surprises : repli général sur des intérêts nationaux (Brexit, Trump), multilatéralisme en berne, accélération de mutations irréversibles (dénonciation de traités), recours à la force, renonciation à la défense des « communs » et fin du rêve de l’unicité du monde.
Fin 2017, LV observe que l’on est entré dans un terrain vague stratégique, où tous les coups sont désormais permis. Elle situe à cette période le basculement du monde et l’entrée du XXIe siècle dans un désordre général. Les peuples fortement inquiétés par la précarité ambiante font leur entrée sur la scène stratégique et demandent des comptes à leurs dirigeants. En France, une forte transition sociopolitique s’est produite à la faveur de l’élection présidentielle et un recentrage stratégique sur l’UE a été opéré que complète la fin de la disette budgétaire en matière militaire.
Fin 2018, LV relève que la fluidité stratégique conduit à une dérégulation généralisée. La conflictualité elle-même est entrée en mutation car la puissance s’affiche désormais partout, les transitions politiques sont devenues incertaines, les arbitrages et les régulations sécuritaires très précaires.
Fin 2019, en faisant le bilan d’un monde qui va éperdument, LV note que les tensions ont gagné nos voisinages européens et que l’accord de partenariat stratégique conclu tout au long du XXe siècle entre Européens et Américains ne fonctionne plus. C’est la notion même d’Occident, fondée sur des valeurs partagées et des intérêts compatibles qui devient fragile voire caduque. La rivalité américano-chinoise pour le leadership de la planète enrôle désormais toutes les puissances. La planète se divise en clans.
LV voit que l’instabilité gagne partout, que de nouvelles transversalités structurent la société internationale et que les peuples y deviennent attentifs alors que l’UE, passive, se tient prudemment en retrait.
Fin 2020, LV ne peut que constater que l’annus horribilis du Sras-Cov 2 constitue un point tournant stratégique de la planète, l’année qui la met en panne sanitaire et fait prendre conscience de ses vulnérabilités et de ses interdépendances. Cette année hors-norme a vu s’afficher pêle-mêle une altérité inattendue, des dépendances insoupçonnées, des égoïsmes nationaux, des opportunismes clientélistes, des prédateurs astucieux. La redécouverte des souverainetés décisives et la réaffirmation du rôle central des États ont créé la surprise. Une nouvelle hiérarchie d’États vertueux et de peuples résilients s‘est établie et des régions ont mieux géré que d’autres leurs vulnérabilités au coronavirus.
Fin 2021 enfin, devant l’effervescence du monde et en vue de l’élection présidentielle, LV a questionné le plein exercice stratégique de la France : dialectiques stratégiques en jeu, logiques de voisinage, de compétitions, de friches, de guerres froides, avenir des communs. Pourtant en déroulant le fil directeur stratégique qui se dégage de notre analyse attentive de la transition stratégique en cours, nous sommes loin d’avoir évoqué tout le contenu des 200 numéros publiés.
LV, une publication qui se veut éclectique.
Notre parti pris de publication en ligne sobre, dense et régulière s’accompagnait de l’idée que si l’information est facile d’accès, le sens à lui donner est plus décisif. C’est ce qu’a montré le fil rouge présenté ci-dessus.
Mais nous avons aussi voulu vous intéresser à des angles morts de la scène stratégique avec des sujets régionaux, des présentations latérales, vous étonner par des corrélations inattendues dans nos brèves lorgnettes, vous distraire aussi avec nos numéros d’été et nos fiches ce lecture, vous fidéliser avec nos numéros gratuits réguliers.
Vous trouverez aussi tous les ans le bilan analytique de nos publications rangées par thèmes et sujets qui vous redira l’ambition de notre ligne éditoriale. Et pour finir de nouvelles plumes sont venues en 2021 et 2022 renforcer et diversifier notre production. Ce 200ème numéro est épaulé par des publications régulières sur notre site, celles de l’impertinent Cadet et par des contrepoints utiles que nous recevons.
En route vers le N° 300 !
JOCVP
Pour lire les autres articles du LV 200
– Puissance, Europe, discours : cliquez ici
– Jeûne stratégique : cliquez ici
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