Milieux aérien et spatial : afficher la puissance (LV 180)
La puissance aérienne suppose de maîtriser la technologie, ce qui a entraîné les penseurs de ce milieu à certains excès qui sont aujourd’hui remis en cause. Le besoin d’un retour de la masse déployable et l’apport de drones semblent une méthode pour y parvenir. Mais les projets franco-allemands (SCAF) sont incertains. Enfin, le milieu aérien s’est logiquement étendu au spatial qui devient un milieu exigeant où les défis abondent.
Après les milieux terrestres et maritimes (LV 175 et 176), continuons notre tour stratégique avec la puissance aérienne. Elle est née au siècle dernier, grâce à la technologie indispensable pour combattre dans le ciel. Le combat sur terre ou sur mer nécessite bien sûr des outils, des armes ou des véhicules (chevaux, chars, bâtiments de guerre) mais l’homme peut y durer longtemps pour exercer sa présence face à l’adversaire, quels que soient les obstacles. Dans l’air, on utilise un véhicule à la durée de vol limitée. Un navire de guerre endure en mer le temps qu’il faut. Un avion peut voler et planer mais doit se reposer assez vite au sol.
La puissance aérienne est technologique
Ainsi, par nature, l’air est un milieu stratégique qui impose la technologie quand elle n’est, à terre ou en mer, qu’un avantage supplémentaire dans la lutte entre deux adversaires. L’air est un milieu naturel où l’intervention humaine est forcément artificielle. Le milieu aérien a ainsi ouvert la longue liste de ces « milieux et environnements » qui ne deviennent des « sphères stratégiques » que grâce aux outils mobilisés pour les mettre en œuvre : sphère nucléaire, espace sidéral, champ électromagnétique, environnement cyber…
Ce rapport à la machine introduit logiquement un biais technologique dans la façon de penser la puissance aérienne. Assez rapidement, cependant, les stratèges ont identifié cinq fonctions stratégiques de la puissance aérienne : combat aérien (chasse), reconnaissance, bombardement (suppression des défenses anti-aériennes, destruction des centres vitaux de l’ennemi), appui aérien aux forces terrestres, transport. Comme tous les milieux « nouveaux », il fallut penser l’interaction avec les autres milieux : la marine développa rapidement son aéro-navale, l’armée de Terre son « aviation légère ». Les rapports entre l’armée de Terre et l’armée de l’Air furent compliqués. Ainsi, l’armée de l’Air née dans les années 1930 refusa tout au long de la décennie de développer de quelconques moyens d’appui air-sol, de peur d’être instrumentalisée par les terriens : On vit le succès d’une telle approche dans l’infériorité stratégique française en 1940 lorsque le couple char-aviation fit le succès de la Blitzkrieg.
Les choses se sont depuis heureusement améliorées mais l’aviateur conserve toujours le rêve d’être l’arme de l’ultime décision, reprenant les illusions d’un Giulio Douhet. Or, seule l’arme nucléaire apporte cette fonction de décideur de dernier ressort et l’arme aérienne y contribue à égalité avec l’arme navale. Mais inlassablement, le mythe de l’Air power revient. Non qu’il ne faille une puissance aérienne, simplement qu’elle ne suffit pas à emporter une décision globale et inter-milieux.
Le défi A2AD à la liberté d’action
Depuis la Deuxième guerre mondiale, la pensée stratégique aérienne suit les modes américaines. Notons que l’US Air Force depuis 70 ans surclasse ses rivales grâce à des capacités de puissance et d’innovation qui ont longtemps donné le ton. Des penseurs comme John Boyd (l’inventeur de la boucle OODA), John Warden ou Jason Barlow ont ainsi profondément influencé le milieu. Mais cette approche technologique est aujourd’hui remise en cause car même les Américains commencent à douter de leur supériorité aérienne.
Qu’on se souvienne des survols aériens à très haute altitude au-dessus du Kosovo lors de l’opération Allied Force en 1999 pour éviter le tir des batteries serbes de DCA. De même, l’apparition de systèmes anti-aériens évolués comme les S400 russes inquiète profondément. Les penseurs ont ainsi développé la théorie de l’A2AD (Anti access Area denial : déni d’accès et interdiction de zone) à partir des années 2000. Il s’est depuis largement répandu au point que certains peuvent y voir une tactique indirecte de l’US Air force pour obtenir plus de crédits : grossir la menace a toujours été la tentation du complexe militaro-industriel américain. Cela n’efface pour autant le problème : la supériorité aérienne d’autrefois est aujourd’hui beaucoup moins assurée.
Les Américains ont cru que la furtivité permettrait de contourner ce défi : les limites évidentes du F-35, conçu justement sur cette furtivité, suggèrent qu’elle n’est pas la solution idoine (même si le F-35, avec ses réseaux informatiques propriétaires, est un moyen incontournable de dominer les aviations « amies » qui s’en seraient dotées).
Contourner la loi d’Augustine
Le F-35 illustre l’autre défaut d’une approche trop technologique : cet avion est horriblement cher pour un avantage opérationnel peu convaincant. Il confirme la loi d’Augustine : Cet ancien sous-secrétaire d’État pour l’US Army et président de Lockheed Martin avait énoncé un certain nombre de lois dont la plus célèbre dit : « Si les méthodes du Pentagone et l’évolution des coûts ne changent pas, le budget du Pentagone autour de 2050 servira à acheter un seul avion tactique. Celui-ci sera confié trois jours par semaine à l’US Air Force, trois jours à la Navy et le septième au Marine Corps ». Ces coûts unitaires excessifs ont un autre inconvénient : la perte de l’effet de masse. Car si on a moins d’avions, très chers, on n’ose plus alors les employer. On est donc encore plus vulnérable à l’A2AD de l’adversaire. Il faut donc contourner la loi d’Augustine.
Deux façons sont envisagées : d’une part, le retour de la masse avec des drones de plus en plus nombreux, autonomes et intelligents, télécommandés ou volant en meute autour d’une plateforme pilotée. Mais ces systèmes coûtent cher également et surtout, rien ne garantit qu’ils donneront une pleine efficacité d’ici une quarantaine d’années. De plus, ils ne résolvent pas tous les problèmes et ne remplissent pas toutes les missions de l’Armée de l’air. L’autre solution consisterait à revenir à des avions moins chers et donc produits en plus grand nombre. Mais viendrait alors l’autre difficulté, celle du coût de formation des pilotes. Car la technologie impose toujours des RH très qualifiées.
Les limites du SCAF
La France privilégie aujourd’hui la première option en optant pour le Système de combat aérien du futur (SCAF). Or, le développement ne se conduit pas en national mais en multinational, associant Allemands et Espagnols. Cela pose plusieurs difficultés. La première est celle de la définition du besoin opérationnel : les Allemands et les Français diffèrent sur ce point, la France voulant d’abord un appareil qui puisse être catapulté de ses porte-avions et emporter l’arme nucléaire. La deuxième est celle du modèle économique : comme toujours dans ce genre de montage, chaque partie veut un « juste retour » industriel, ce qui conduit à des partages industriels. Mais le simple dialogue avec l’Allemagne est d’emblée problématique, les Allemands voulant d’abord acquérir des savoir-faire techniques qu’ils n’ont pas.
Ainsi, une décision politique (renforcer le franco-allemand) conduit à des difficultés industrielles et opérationnelles évidentes qui mettent en danger notre stratégie. Il serait plus que jamais opportun de considérer d’autres partenaires, plus faciles et proches, pour ce genre de montage : l’Italie et la Suède sont de bons candidats qu’il faut examiner. À défaut, Paris pourra se souvenir du Rafale : après avoir recherché des partenaires et laissé les Européens construire l’Eurofighter (avion peu convaincant), la France avait développé seule le Rafale. Celui-ci a démontré ses qualités, tant en opérations qu’à l’export. L’argument selon lequel on ne peut pas développer seul de systèmes de combat ne tient pas (cf. LV 177).
Il serait temps de reprendre le raisonnement stratégique depuis le début plutôt que de se fourvoyer dans des illusions politico-diplomatiques qui nous ont déjà beaucoup coûté par le passé.
Et l’espace ?
Depuis 2020, l’armée de l’Air a un nouveau nom : armée de l‘Air et de l’Espace (AAE). Cette décision est logique car elle vient de la connexion du milieu aérien avec l’espace sidéral milieu contigu. Un Commandement de l’espace a ainsi été créé à Toulouse et pris la relève d’un Commandement interarmées de l‘espace (CIE), créé en 2010. Ce commandement atteindra sa pleine capacité opérationnelle en 2025 avec notamment un centre opérationnel (LV 149).
Les motifs stratégiques sont multiples : ils viennent d’abord d’une course à l’espace qui voit se multiplier les puissances spatiales, publiques ou privées (New space). D’autres facteurs plus structurels sont à l’œuvre et touchent de près deux dimensions stratégiques. Du côté du nucléaire, on assiste au développement d’armes hypersoniques, missiles ou planeurs balistiques capables de se déplacer dans les basses couches de l’atmosphère tout en couvrant de longues distances sans se faire repérer. Or, l’équilibre nucléaire nécessite une certaine vision des capacités de l’ennemi. Si celui-ci réussit à se camoufler, toute la logique implicite de dissuasion est affectée.
L’autre facteur est lié au renseignement et à la capacité d’observation et de transmission depuis l’espace (via des pléiades de satellites civils de détection et de communication). Là encore, la multiplication des acteurs rend l’espace moins prévisible, d’autant que certains envisagent de plus en plus ouvertement de développer une logique d’arsenalisation et que les armes antisatellites s’affichent ouvertement.
Pour ces deux raisons, il est logique de mettre en place des moyens dédiés. Cette organisation doit être nationale, sachant que nos concurrents européens s’y préparent aussi (Allemagne, Italie), pas forcément dans une logique coopérative. De ce point de vue, l’adaptation en cours est de bonne politique.
JOCV
Pour lire l’autre articl du LV 180, Vision stratégique du CEMA, cliquez ici
Comments ()