Médor et gaz (LV 131)
La géopolitique de la Méditerranée orientale est aujourd’hui stimulée par l’abondance du gaz naturel qu’on a récemment trouvé dans ses fonds marins. Les équilibres de la région en sont d’autant plus modifiés que la liquéfaction en GNL de ce gaz permet désormais sa production, sa diffusion et son stockage in situ, moyennant certes de lourds investissements. Cette évolution rapide crée une dynamique stratégique de compétitions, d’alliances et de coopération qui a un fort impact non seulement sur les riverains mais aussi sur la région proche du Levant voire sur l’économie verte dont elle modifie la donne régionale.
Aujourd’hui les regards seront tournés en Méditerranée vers Alger et le rendez-vous électoral qui s’y joue pour la normalisation des institutions de ce grand pays voisin dont le président malade a été démis. Le Hirak, actif depuis lors (DS 11), dit que le pays ne se contentera pas d’une relève de régime. La Tunisie se découvre démocrate mais piégée par une gouvernance délicate qui va favoriser les plus organisés.
En Libye, la situation semble tourner à l’avantage du clan Haftar malgré les soutiens turcs apportés au système Sarraj. On pourra aussi se tourner vers Chypre et ses tensions accrues entre ses deux parties, vers Israël qui doit repasser par la case des élections législatives, vers le Liban qui se cherche une gouvernance acceptable, ou vers l’Égypte plus que jamais orpheline d’un réseau de solidarités fiables.
Baignant tous ces pays, il y a cette mer intérieure et cloisonnée, la Méditerranée, qu’on globalise si aisément. En Méditerranée orientale (Médor) pourtant, un facteur commun émerge du fond de la mer qui bouleverse l’équation stratégique locale et régionale : c’est le gaz.
Le fond de la Medor regorge de gaz
Depuis une dizaine d’années, l’Est de la Méditerranée et spécialement son bassin levantin sont une éponge gorgée de gaz naturel. Depuis peu, on sait forer, extraire et liquéfier ce gaz, le transformer en GNL et le diriger vers les marchés de l’Europe du Sud.
Dans quelques années, lorsque les besoins croîtront, il est vraisemblable que l’on en trouvera autant en Méditerranée centrale jusqu’aux côtes de la Sicile. Cette réalité nouvelle, que l’on doit principalement aux travaux de la firme italienne ENI, bouleverse les équations locales et les voisinages régionaux, modifie profondément l’interaction politique entre le Levant et l’Europe, redistribue les cartes en relativisant les tracés stratégiques des conduites de gaz et de pétrole, et remet en cause la prévalence postulée des énergies renouvelables.
Enfin, si elle invite les riverains de la Médor à une coopération technique et financière, elle révèle la spécificité du bassin occidental dont l’identité ne pourra s’affirmer que si elle repose sur une équation stratégique distincte. Dans cette révolution silencieuse la France est notamment impliquée au travers de son champion national Total.
En affinant la cartographie et la prospection sismique, des techniques de corrélation qu’offre l’IA ont permis de forer et de trouver du gaz, presque à coup sûr, en grande quantité et à profondeur moyenne (environ 1500 m sous une couche d’eau de 1500 m environ). Les premiers champs ont été exploités dans les eaux israéliennes au large d’Haïfa (Tamar 2013 et Léviathan 2019), puis à Chypre (Aphrodite 2011) et en Égypte au nord d’Alexandrie (Zohr 2017). Tout indique qu’on en trouvera autant au fur et à mesure de l’épuisement de ces champs (environ 2 décennies) et de l’évolution de la demande. D’ores et déjà, Israël exporte du gaz naturel et l’Égypte satisfait sa demande intérieure. 25% des besoins d’énergie des pays de l’UE sont couverts par le gaz naturel, principalement fourni par la Norvège, l’Algérie et la Russie : cela motive des projets d’acheminement vers l’Europe du Sud de l’abondant gaz caspien d’Azerbaïdjan et du Turkménistan et du gaz qatari. La géopolitique des gazoducs dirigés vers l’Europe du Sud a joué un rôle clé dans le positionnement des parrains du Levant : la Russie, la Turquie et l’Iran (LV 111).
Simultanément, l’accès au gaz de schiste américain et le développement de la route arctique de distribution du gaz naturel de Sibérie ouvrent le champ de la distribution gazière à l’échelle du monde. Mais la production méditerranéenne de gaz change la donne stratégique, d’abord en Europe.
Les équations locales sont bouleversées
Cette nouvelle donne gazière a eu un impact direct sur les relations politiques entre Israël et l’Égypte, technologiques entre la Russie et Israël, commerciales entre la Grèce et Chypre. Elle a avivé les tensions entre les deux parties de Chypre et aiguisé les appétits turcs qui vont forer sous escorte militaire en ZEE chypriote (billet). Elle a encouragé le positionnement turc à Misrata en Libye, plus gros producteur de pétrole nord-africain. Elle a mis en tension la relation entre l’UE et la Turquie et suscité une compétition économique entre l’Italie et la Grèce sur le débouché du gaz naturel ou liquéfié en Europe du Sud. Une sorte d’OPEP du gaz, l’EMFG, le forum du gaz de la Médor, a été installée en janvier 2019 au Caire : elle regroupe sept membres engagés ensemble sur cette voie (Égypte, Chypre, Grèce, Israël, Italie, Jordanie, Palestine). Ainsi, technologie aidant, on voit se dessiner une nouvelle offre avec la production sur site du GNL et sa commercialisation sur un espace ouvert en plein développement.
Marché du GNL en expansion
L’arrivée sur le marché de véritables usines de traitement de ce gaz naturel a modifié profondément la donne. Ces unités flottantes de production, stockage et déchargement, des FPSO pour Floating Production Storage and Offloading, vont se positionner sur les têtes de puits de façon dynamique, pour forer, extraire, stocker, liquéfier (compactage d’un coefficient 600) et distribuer à des méthaniers GNL des cargaisons mobiles qui pourront être acheminées sur un marché libre (spot) en fonction des cours mondiaux du gaz.
Une autre économie du gaz se profile. Ses investissements considérables se chiffrent en milliards d’euros et associent des opérateurs majeurs comme ENI, Exxon Mobile, Total, Rosneft … À ces coûts conséquents correspondent des durées d’amortissement longues et des rentes très profitables pour les pays aux ZEE bien dotées en gisements gaziers. Les opérateurs nationaux sont de facto éliminés et les majors, comme les investisseurs économiques, tiennent le haut du pavé en matière technologique. Les États y sont très attentifs, car ces stations flottantes gazières dont les coûts de possession et d’exploitation sont très élevés sont des cibles à protéger et constituent de vraies infrastructures maritimes durables qui vont peser sur l’évolution du droit maritime en Méditerranée. On voit poindre non seulement les litiges chypriotes, mais la contestation de la ligne de séparation entre Liban et Israël, la question de la ZEE de Gaza, tout comme celles de Libye voire de Turquie qui constituent autant de frictions liées à des investissements majeurs.
L’interaction Levant- Europe modifiée
L’Asie de l’Ouest (ou Levant) est, avec la péninsule arabique, la plaque tournante des relations entre Afrique, Asie et Europe. Gorgée de pétrole, elle est depuis le pacte de Quincy en 1945 la source principale d’approvisionnement en hydrocarbures d’une Europe qui en était dépourvue. La règle du jeu était simple : on y achetait cher le pétrole indispensable et on repompait tant bien que mal les pétrodollars dépensés en revendant, cher, de l’armement militaire sophistiqué. Or ce grand jeu pourrait se terminer, non seulement du fait des excès multiples de la partie saoudienne, notamment en matière de soutien à un wahabisme antagoniste, mais aussi parce que la valeur pivotale du Levant s’estompe avec l’abondance du gaz méditerranéen mais surtout la fin de la suprématie de la géopolitique des gazoducs, celle-là même qui donnait tant d’importance à la sécurité des tuyaux et à la sûreté politique des pays de transit.
Le GNL permet de s’affranchir des parcours obligés, compliqués ou vulnérables et fait perdre au Levant sa valeur distributive. Qatar et Iran qui pompent dans la même nappe gazière l’ont compris et se reconfigurent déjà vers la clientèle asiatique. La Syrie, l’Anatolie perdent leur valeur stratégique. Les pays obsédés par leur environnement qui comme Israël ont tardé à mesurer la révolution GNL voient leurs projets de gazoducs dévalués. Le cimetière des gazoducs mort-nés se remplit !
Pertinence des énergies renouvelables ? En réfléchissant plus avant, on découvre la faible contribution du gaz naturel et du GNL au réchauffement climatique. Alors que des pays européens relancent les centrales à charbon faute d’avoir maintenu leur industrie nucléaire décarbonée, l’énergie gazière abondante en Méditerranée devrait leur offrir une meilleure empreinte que celle du pétrole et moins polluante que la production de gaz de schiste.
Au regard de celle-ci, le choix du tout électrique que l’on fait pour le transport routier et celui des énergies renouvelables (éolien et photovoltaïque) pour la production électrique apparaîtra comme prématuré face aux décennies de production gazière à venir en Méditerranée. Nul doute que le mix énergétique de demain, dans cette région du monde, devrait comporter une forte proportion de ce gaz méditerranéen abondant et de ce nucléaire sûr que les Européens, mieux que d’autres, savent opérer et maîtriser. Déjà, la propulsion navale se tourne résolument vers le GNL pour ses porte-conteneurs, ses paquebots et ses grandes unités.
Relance sous régionale ? La Médoc
Revenons à la Méditerranée et à ses avatars. La révolution gazière est en marche en Médor, les tensions montent avec les appétits ; la coopération scientifique, technique et l’appât du gain devraient contribuer à réunifier progressivement ce flanc oriental disparate du continent. Rien de comparable sans doute en Médoc (LV 45) ; aussi faudra-t-il rechercher ailleurs dans une complémentarité euromaghrébine la voie d’intégration sous-régionale auxquels les peuples aspirent.
Pour lire l’autre article du LV 131 (Sahel, juste avant les décombres) cliquez ici
JOCV
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