LV 243 : Chant funèbre pour le droit international

La décision de Karim Khan procureur de la CPI, de demander l’émission de mandats d’arrêt contre Netanyahou et son ministre de la défense a suscité de vives réactions américaines. Fondées sur la morale et non le droit, elles menacent un des fondements de l’ordre international, justifiant a posteriori toutes les critiques relatives à ce droit qui ne viserait que les pays non alignés sur les États-Unis. Que les menaces envers le CPI se concrétisent et ce pourrait être l’acte de décès du droit international.

La décision de Karim Khan, avocat britannique et procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI, depuis février 2021), de demander le 20 mai dernier l’émission d’un mandat d’arrêt envers Benjamin Netanyahu et Yoav Gallant (premier ministre et ministre de la défense d’Israël) pour « le fait d’affamer délibérément des civils », « homicide intentionnel » et « extermination et/ou meurtre » a suscité un grand nombre de commentaires.

Le plus souvent passionnés, ces derniers ont occulté le fait que des mandats ont également été demandés envers Yahia Sinouar, chef du mouvement dans la bande de Gaza et cerveau présumé de l’attaque du 7 octobre, Ismaël Haniyeh et Mohammed Deïf pour des crimes d’« extermination », « viols et violences sexuelles » et « prise d’otages en temps de guerre », constitutifs de crimes contre l’humanité.

Un point remarquable est que ces controverses passionnées ne sont fondées ni sur le fond du mandat, ni sur sa forme, mais sur d’autres critères qui n’ont rien à voir avec le droit. Nous avons déjà passé en revue (LV 191) les notions de crime de guerre, de génocide et d’agression, les organes chargés de faire respecter le droit ainsi que la répression des crimes de guerre, et conclu en précisant que de par sa difficulté à être mis en œuvre, ce droit spécifique courait le risque d’être instrumentalisé. Nous en avons l’illustration aujourd’hui.

Contestataires et contestations

Au premier rang des contestataires nous trouvons bien évidemment le premier ministre d’Israël. Ses arguments ne portent pas sur le droit international, mais sur le droit d’Israël à se défendre. Reconnaissons que le procureur n’a pas dénié à Israël le droit de se défendre (LV 228), mais il estime que cette défense s’affranchit un peu trop allègrement des conventions internationales et du droit des conflits armés.

Les États-Unis ont emboîté le pas d’Israël par la voix de deux de leurs plus éminents représentants, le président Joe Biden tout d’abord qui a qualifié la demande du procureur de « scandaleuse ». « Je vais être clair : quoi qu’insinue le procureur, il n’y a pas d’équivalence entre Israël et le Hamas, il n’y en a aucune », a-t-il déclaré. Habilement, le président américain déplace le motif de la contestation du droit vers la morale : inculper Netanyahou serait le mettre au même plan que Sinouar. Son secrétaire d’État, Antony Blinken, a lui qualifié de « honteuse » l’annonce du procureur de la CPI, estimant en outre qu’elle « pourrait compromettre » les pourparlers sur le cessez-le-feu à Gaza. Là encore, notons l’habileté américaine : il ne s’agit pas de droit, mais d’un potentiel cessez-le-feu, donc de stratégie. Arrière la raison, place aux émotions ! A. Blinken reprend par la suite les arguments de son président en précisant dans un communiqué : « Nous rejetons l’équivalence établie par le procureur entre Israël et le Hamas. C’est une honte ».

Ainsi, les deux contestations les plus virulentes de cette décision viennent de représentants d’États qui n’ont pas ratifié le statut de Rome, ce qui prouve l’éminente portée de cette décision. Eût-elle été insignifiante qu’elle n’aurait pas été commentée.

L’Allemagne a également regretté cette décision. « La demande simultanée de mandats d’arrêt contre les dirigeants du Hamas, d’une part, et contre les deux responsables israéliens, d’autre part, a donné l’impression d’une fausse d’équivalence », a indiqué dans un communiqué le ministère allemand des Affaires étrangères, tout en soulignant respecter « l’indépendance » de la CPI. Argument fallacieux qui revient à mettre sur un pied d’égalité des personnes visées par des mandats d’arrêt dont les arguments diffèrent.

Karim Khan, qui a demandé et obtenu un mandat d’arrêt contre Poutine (ce qui lui vaut depuis le 19 mai 2023 d’être recherché par la justice russe), qui a repris l’enquête internationale relative aux crimes commis par les Talibans en septembre 2021 (après l’évacuation du pays par les États-Unis) suspendue au printemps 2020 sur demande du gouvernement de Kaboul qui s’efforçait de prouver que son système judiciaire était dans la capacité de poursuivre les auteurs des actes, qui a décidé d’« écarter des priorités » les investigations portant sur les crimes commis par les forces internationales notamment américaines sur le territoire afghan à partir de 2003, qui a suspendu l’enquête sur les tortures dans les prisons secrètes de la CIA du fait des moyens financiers limités de la CPI, se voit donc implicitement accusé de refuser à Israël le droit de se défendre. Cela lui vaut d’être maintenant la cible de pressions.

Pressions

« Nous nous tiendrons toujours aux côtés d’Israël contre les menaces à sa sécurité » a déclaré Joe Biden en ajoutant « Ce qui se passe n’est pas un génocide, nous rejetons » ce terme. Il n’en fallait pas plus pour que le Congrès, par la voix de son speaker, critique également la décision en assortissant son discours de menaces explicites. Il déclare en effet que les États-Unis puniront la CPI et son procureur si des actions légales contre Israël ont lieu. Notons que cette déclaration ne manque pas de piquant de la part d’un organe défendant (a priori) la séparation des pouvoirs. Il fonde sa décision sur le fait que si la CPI menace des responsables israéliens, elle pourrait aussi menacer des Américains, justifiant ainsi la non-ratification du traité de Rome par Washington.

Une décision de la CPI visant des Américains serait pour lui un affront à la souveraineté américaine. Le voici ainsi en pleine illustration du double standard que nous avons également examiné (LV 232). Il est vraisemblablement fort dépité de la subite indocilité du procureur de la CPI.

Ces pressions ne sont pas les premières puisqu’en avril 2024, lors de l’enquête menée sur les crimes de la guerre entre Israël et le Hamas, Karim Khan affirma que la CPI et ses membres étaient soumis à des pressions israéliennes. Il avait pourtant, dès le début du conflit, déclaré que la prise d’otages par le Hamas était contraire aux conventions de Genève, caractéristique d’un crime relevant du statut de Rome, et demandé leur libération immédiate.

Risques du déni de justice

En agissant ainsi, le procureur respecte l’esprit du droit qui ne regarde pas la morale mais la règle, alors que ses opposants font courir le risque d’un déni de justice. En clair, le procureur explique que ce qui pourrait s’apparenter à une légitime défense consécutive à une agression ne donne pas droit à un blanc-seing pour agir comme on veut. Ce qui est reproché à Israël (cf. supra) constitue des violations du droit : elles ne peuvent être mises en œuvre, même pour lutter contre le Hamas. Israël a le droit de se défendre et de répliquer, mais pas à n’importe quel prix. Le droit international est le dernier, parfois le seul, garant de la dignité humaine en temps de guerre. Qu’il vienne à faillir et les armées se comporteront impunément comme des bandes de soudards.

Enfin, l’argument selon lequel Israël étant une démocratie, il n’aurait pas à subir les foudres de la Justice internationale qui aurait été conçue exclusivement contre les dictatures, omet le fait que le statut de la Cour ne précise pas cet argument et qu’elle doit juger sur les faits et le droit.

Ces ingérences des exécutifs d’État montrent en outre que, quoi qu’ils en disent, ils ne respectent pas la séparation des pouvoirs. Netanyahou l’avait déjà prouvé en voulant mettre au pas la justice de son pays (une des causes des manifestations avant le 7 octobre) ce qui illustre que même en démocratie, certains gouvernements cherchent à mettre leur justice au pas : c’est d’ailleurs sur ce fondement d’entrave à la justice que l’UE mena des actions contre le précédent gouvernement polonais. Enfin, plusieurs interventions militaires américaines ont également prouvé que Washington avait sa propre interprétation du principe « cedant arma togae ». Ce faisant, les États-Unis, Israël et tous les pays démocratiques qui fustigent, pour des motifs non juridiques, la décision du procureur de la CPI, minent ainsi le modèle qu’ils souhaiteraient voir régner sur le monde entier. Nombreux sont ceux qui s’en rendent compte.

Est-ce un hasard si au même moment, la Russie suggère qu’elle pourrait prendre ses aises avec le droit international ? Elle a ainsi fait savoir qu’elle pourrait modifier le tracé des eaux territoriales en mer Baltique. D’après le Moscow Times, un décret du Kremlin étendrait unilatéralement les eaux territoriales russes dans le golfe de Finlande et près de Kaliningrad, au détriment du droit international. Il est également question que la Russie réinterprète (ou ne se sente pas liée par) le traité de l’Antarctique.

Si les arbitrages internationaux sont parfois compliqués, l’attaque américaine contre la CPI la prive d’arguments si elle venait à contester les décisions russes devant la justice internationale. Ce sera également le cas pour les différends avec la Chine, laquelle a prouvé depuis fort longtemps que son interprétation du droit international était toute personnelle et fluctuante.

Conclusion

Le droit international est bien mal en point, et ce n’est pas la faute des dictatures et régimes illibéraux, mais bien de celle du parangon du droit, les Occidentaux qui prônent une indépendance, sauf quand elle ne leur convient pas. Si les menaces envers la CPI se concrétisaient, il deviendrait délicat de régler pacifiquement, par le droit, les conflits internationaux. Le piège du 7 octobre se referme ainsi sur les démocraties qui montrent que leur réponse envers le terrorisme n’est pas adaptée.

Un ordre, national ou international, se construit également sur une justice stable et non versatile. Allons-nous bientôt entendre comme un écho de Bossuet proclamer « le droit international se meurt, le droit international est mort » ?

JOVPN

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