L'incroyable Mr Trump (LV 127)

la scène politique américaine est secouée, depuis plusieurs semaines par des affaires trouvant leur origine dans la politique étrangère du pays : ici « l’affaire ukrainienne », là l’offensive turque dans le nord de la Syrie. A chaque fois, une initiative du président Trump qui suscite le tumulte à l’intérieur : une procédure de destitution est ainsi lancée tandis que le parti Républicain s’émeut fortement de la trahison envers les Kurdes. Nul ne sait encore s’il s’agit d’un tournant mais ces événements manifestent la profonde méfiance que suscitent désormais des États-Unis, écartelés entre leur intérêts et leurs valeurs.

Au cours des derniers jours, la vie politique américaine nous a apporté une série de nouvelles surprenantes, alors pourtant que nous pensions avoir dépassé l’extravagant. Il nous faut donc revenir une fois encore sur l’incroyable Mr Trump. Pourtant, à La Vigie, nous avons toujours tenté de dépasser la réaction épidermique et presque émotive de beaucoup de commentateurs, cherchant toujours à trouver une logique politique derrière les décisions souvent singulières du 45ème président des États-Unis.

Itinéraire politique

Dès son succès aux primaires, nous notions le « tribun de la plèbe » qui suscitait un formidable rejet de l’établissement, ce qui constituait « paradoxalement le meilleur carburant de son succès » (LV 42). Dès alors, nous notions que son programme était « un curieux mélange de libéralisme et d’anti-globalisation ». Cela traduisait bien le désarroi d’une Amérique incertaine d’elle-même, comme nous le notions dans un de nos tout premiers numéros (LV 4). Dès l’élection, nous annoncions « une Amérique ingouvernable » (LV 55).

Sa politique étrangère a évidemment surpris, puisque D. Trump n’a pas hésité à « faire bouger les lignes », selon l’expression régulièrement employée par des politiciens qui se complaisent, le plus souvent, à maintenir les lignes en question. Cela fut le cas avec les Européens (LV 56), l’Afghanistan (LV 76), l’Iran (LV 95), la Corée du Nord (LV 97), l’OTAN (LV 110), le Moyen-Orient (LV 118), pour ne prendre que quelques-uns des numéros où la politique de D. Trump fut particulièrement scrutée.

Ce n’est certes pas un homme d’État mais sa stratégie, toute tumultueuse qu’elle soit (LV 62), possède pourtant une certaine cohérence que ce soit dans ses objectifs ou sa mise en œuvre (LV 70). Dès lors, on ne devrait pas être surpris du fracas provenant de Washington. Pourtant, les choses se sont accentuées ces derniers temps.

Le primat de la politique intérieure

En effet, comme observateurs, européens et français, nous sommes principalement sensibles à la politique extérieure et ses différentes manifestations. C’est oublier une règle fondamentale : les hommes politiques décident le plus souvent de leur politique extérieure en fonction de considération de politique intérieure. Les exemples foisonnent mais c’est évidemment le cas pour les États-Unis. Or, l’élection de D. Trump a affecté en profondeur la scène politique américaine. Les Démocrates ont longtemps manifesté leur dépit après l’échec en considérant qu’il y avait eu tricherie : ce fut le feuilleton de l’enquête du procureur Mueller : comme nous l’avons constaté, l’élection n’a pas été volée (LV 116). Pendant ce temps-là, le parti Démocrate ne conduisait aucun travail de refondation idéologique, et il se présente à l’élection en ordre dispersé avec une multitude de candidats. D. Trump, qui bénéficie toujours d’un socle électoral de 40% des voix, aborde donc l’élection en position de force.

L’affaire ukrainienne

En effet, l’Amérique est déjà entrée en campagne électorale en vue de la prochaine présidentielle, dans treize mois. Et D. Trump s’y prépare activement, au point d’avoir demandé au nouveau président ukrainien, lors d’une conversation téléphonique cet été, de relancer une enquête sur le fils du candidat démocrate, Joe Biden. L’affaire fut révélée par un lanceur d’alerte de l’appareil du renseignement et la présidente de la chambre des représentants, N. Pelosi, annonça le 24 septembre le déclenchement d’une procédure d’impeachment, c’est-à-dire de destitution du président.

Trump estime (dans un tweet) qu’il s’agit d’un « coup d’État », ce qui illustre sa fébrilité. Depuis, les événements se précipitent, avec de nouveaux lanceurs d’alerte et d’anciens diplomates qui veulent témoigner au Congrès. L’affaire est plus sérieuse pour Donald Trump qu’il y paraît, puisqu’elle fragilise le soutien du parti Républicain et que l’idée de l’empêchement fait son chemin dans les sondages.

Le président paye ainsi deux défauts : celui de ne pas se reposer sur un gouvernement (l’Administration, dit-on à Washington) solide : la valse des titulaires de ministères ou de postes de conseiller n’a pas cessé depuis trois ans ce qui n’est pas le meilleur gage de cohérence et de robustesse. Mais il a aussi le défaut de déclarations imprudentes, non préparées, qui surprennent ses conseillers. Trump a un formidable instinct et écoute ses intuitions, ce qui est très compliqué à gérer pour un entourage politique qui doit gérer ses foucades.

Trump et le pouvoir

Plus fondamentalement, Trump considère que l’élection lui donne tous les droits. C’est au fond le plus déstabilisant car il ne se sent pas lié par la Constitution. Beaucoup ont évoqué la religiosité américaine. Pourtant, la vraie religion américaine est celle du patriotisme constitutionnel. Toute la vie politique de Trump revient à remettre en cause ce primat constitutionnel « en toute bonne foi ». Son attitude ne cache pas de projets maléfiques, tout simplement parce qu’il n’est pas un intellectuel. Justement parce qu’il suit ses instincts, il a un rapport très primaire au pouvoir et ne se sent pas lié par les règles, qu’il considère comme étant des liens mis en place par ses ennemis de l’établissement washingtonien. Ainsi, alors que le statut de lanceur d’alerte est protégé par la loi (depuis Roosevelt), il considère cela comme une « trahison ».

Là réside certainement le principal danger de ce que nous sommes en train de vivre. Au fond, l’Amérique montre de façon extrême la panne des systèmes politiques construits autrefois. La procédure de destitution renforce une fracture intérieure américaine très profonde. L’aggravation des clivages remet en cause le contrat social et national qui rassemble des Américains autour de « We, the Nation ». D’un côté, D. Trump estime dire tout haut ce que la majorité silencieuse pense tout bas ; de l’autre, ses opposants évoquent une autre majorité qui plus est appuyée par la Constitution et un système de règles considéré comme définissant profondément l’Amérique.

L’affaire turco-syrienne

Tout ceci est déjà suffisamment sérieux, ouvrant des perspectives de division inquiétantes. L’affaire turque est venue là-dessus illustrer à la fois le tempérament du président mais aussi une certaine fragilité.

Tout commence là encore par un entretien téléphonique avec le président Erdogan qui obtient l’assentiment de D. Trump à lancer une opération dans le nord de la Turquie. Pour Trump, c’est l’occasion de rapatrier des soldats et donc d’honorer une promesse de campagne qui vise à clore toutes les interventions militaires américaines. Et tant pis pour les Kurdes, même s’ils furent les soutiens indispensables pour chasser l’État Islamique du nord de la Syrie et d’Irak.

Mais le camp politique de Trump se soulève : cette fois, c’en est trop, l’abandon en rase campagne des alliés Kurdes indispose la base néo-conservatrice et évangélique du parti Républicain. Encore une fois, une affaire extérieure rebondit pour des considérations de politique intérieure.

Le président à beau tweeter qu’il va « effacer l’économie turque » si Ankara fait « quoi que ce soit que dans ma grande et incomparable sagesse (sic), [je] considère inacceptable », le mal est fait : la « trahison » fait désormais débat au sein du Grand Old Party.

Peut-on se fier aux États-Unis ?

Nous verrons les conséquences politiques de ces événements qui constituent peut-être un tournant. Au-delà du cas surprenant du 45ème président, ils donnent toutefois à penser sur la fiabilité américaine.

En effet, l’égoïsme manifesté par Washington corrobore des tendances qui étaient déjà décelées sous ses prédécesseurs, G. Bush et B. Obama : celle du retour à une politique de puissance qui oublie l’intérêt bien compris des conventions internationales, qui sont d’abord des contrats. Les États-Unis garantissaient un ordre international qui leur donnait en retour, de manière indirecte, de multiples avantages de puissance : mais au moins, tout le monde y trouvait son intérêt ce qui suscitait un équilibre général.

Désormais, devant l’inefficacité des interventions militaires, on assiste à de nouvelles formes de pression : sanctions économiques et guerre du droit sont désormais quotidiennes et envers tous les acteurs, opposants comme anciens alliés. On assiste ainsi à l’effondrement d’un certain Occident, celui qui réunissait les deux rives de l’Atlantique (LV 100). C’est un leurre, comme nous le notions en 2015 (ici), dès avant l’élection de Trump. Les Européens en sont fort dépités alors que simultanément, le système de l’UE fonctionne très mal.

Dès lors, tout le monde se méfie des Américains. Voici finalement la grande « disruption » suscitée par D. Trump : celle de tenir un discours qui n’est motivé que par les intérêts et qui laisse de côté ce qui a trait aux valeurs ou aux conventions, qu’elles soient légales ou morales. Nous sommes loin de ce qu’on a pu entendre jadis sur l’hégémon bienveillant. Cela manifeste la prise de conscience d’un déclin relatif. C’est d’ailleurs le slogan de Trump pensant sa campagne : Make America great again (rendre sa grandeur à l’Amérique), ce qui dit bien le constat de sa diminution.

En conclusion, l’Amérique peut-elle être grande en abandonnant ses valeurs et sa vertu ? Elle peut être souvent horripilante, elle recèle pourtant de belles qualités foncières qui la rendent attachantes. Intérêt contre valeur, au-dedans comme au-dehors, tel est le dilemme de Trump.

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JOCV