L'Europe et son Sud (LV 135)

Longtemps considéré comme pré carré des pays européens méridionaux, le rivage du Sud de la Méditerranée et son hinterland deviennent aujourd’hui un enjeu qui concerne tous les pays européens, quels qu’ils soient. Seule une stratégie multilatérale à long terme permettra de résoudre les crises nombreuses de cette région qui menacent l’Europe.

Poursuivons l’analyse (LV 129 et 132) du continent européen par son voisinage au sud. Revenons aux fondamentaux, vus d’Europe. L’espace méditerranéen est l’une des vraies matrices de l’Europe, à la fois sa profondeur méridionale, la base de sa civilisation mercantile, de sa culture philosophique et religieuse et la clé de son ouverture sur l’Asie maritime. Ses écosystèmes se sont révélés favorables au développement indigène des riverains dont les meilleurs produits et pratiques agricoles se sont largement diffusés dans ce continent maritime, contribuant à façonner une unité de sa diversité, comme le décrit Braudel. La Méditerranée eut d’abord son centre de gravité stratégique à l’est à la jonction des trois continents qu’elle borde, confluent des trois religions monothéistes suscitées après les civilisations égyptiennes et grecques, au contact des mondes hindou et chinois.

Mare Nostrum et brassage des cultures

Dans l’Antiquité, les rivages méditerranéens connaissent la paix avec l’avènement de l’empire Romain. Les invasions barbares venues du Nord traversent la mer jusqu’à la côte de l’Afrique et s’y fixent tels les Normands en Sicile ou les Vandales en Numidie. Les liens établis entre les rives évoluent en affrontements avec l’expansion de l’Islam venu d’Arabie qui atteint son apogée en Afrique du Nord et en Andalousie puis les croisades. L’âge d’or de la civilisation arabe marque l’Europe.

Pendant plus de mille ans, les relations transméditerranéennes sont marquées par l’essor du commerce qu’accompagnent la piraterie et le trafic d’esclaves. La Sublime Porte organisa l’espace durant des siècles et y affronta les forces du Pape.

Tensions méditerranéennes

Après les guerres balkaniques et le premier conflit mondial, le démantèlement de l’empire Ottoman confère à la géographie politique de la région les grands traits que nous lui connaissons avec ses enchevêtrements nationaux comportant les ressorts de déflagrations ultérieures. À l’est, on observe l’émergence des pays de la Yougoslavie, les protectorats français sur la Syrie et le Liban et britannique sur la Mésopotamie et la Palestine. Le Sud s’organise autour de l’indépendance du royaume d’Égypte, la protection militaire britannique du canal de Suez, la colonisation italienne en Libye, les protectorats français sur la Tunisie et le Maroc tandis que l’Algérie, conquise dès 1830, est organisée en trois départements français depuis 1848.

Après le second conflit mondial, l’indépendance de nombreux pays issue de la décolonisation et la création de l’État d’Israël modifient la carte politique de la région. Les accords de paix scellant la fin de la guerre des années 1990 en Yougoslavie fixent les frontières géopolitiques actuelles.

La guerre d’Algérie a entretemps mis un terme aux conflits de décolonisation et laissé des cicatrices humaines, historiques et politiques profondes dont la mémoire n’est pas apaisée. Cette situation demeure préjudiciable à la stabilité de la Méditerranée occidentale. Près de 60 ans après la signature des accords d’Évian, espérerons que les deux pays finiront par trouver les voies d’un rapprochement profitable à leurs continents.

Une vision européenne de la Méditerranée

Pour les États de l’Union, la Méditerranée constitue-t-elle une frontière à défendre, un pont entre ses rives ou un glacis ? Où débutent et s’arrêtent leurs intérêts communs : en pleine mer avec la gestion des ZEE, en Afrique du Nord, au Sahel ? À une grille d’analyse des tensions méditerranéennes du nord au sud s’ajoute une réalité est-ouest liée aux Méditerranées orientale et centrale. Les derniers épisodes politiques observés, qui remettent en cause statu quo et objectifs scellés par le droit international, affectent la sécurité des Européens. Réduits à 27, il devient urgent que les pays de l’Union identifient leurs intérêts communs en Méditerranée pour les défendre et peser sur un voisinage proche devenu plus incertain et turbulent. À défaut, ils subiront des arbitrages venus d’ailleurs qui ont peu de chance de leur être favorables. Les divergences actuelles résultent d’intérêts de proximité distincts. Les Européens du sud sont, par la géographie, ouverts sur la mer et l’Afrique. Les Européens du nord s’en désintéressent. Cette dualité explique le sort réservé aux projets structurants (Processus de Barcelone de 1995 ou Union pour la Méditerranée de 2008). Les bonnes intentions portées par les sudistes se sont engluées dans la bureaucratie imposée par les nordistes.

Un enjeu pour toute l’Europe ?

Une décennie plus tard, les perspectives ont changé. Les Européens constatent que la question palestinienne en Asie de l’Ouest a pris en otage toute la Méditerranée. Que le bassin méditerranéen, après les printemps arabes, est devenu un enjeu pour toute l’Europe. La Méditerranée cristallise des crises interconnectées. Passons-les en revue.

Crise migratoire. La problématique de l’immigration maghrébine en Europe de l’Ouest depuis la mi-XXème siècle est désormais doublée d’une crise migratoire plus aiguë, en provenance du Levant et d’Afrique subsaharienne (LV 106). Si une voie terrestre venant de Turquie passe par dans les Balkans, la voie maritime par la Méditerranée est la plus organisée. L’afflux migratoire atteint le Nord, de gré ou de force : les règles de solidarité et de péréquation redistribuent les migrants dans tous les pays. Les risques d’une crise humanitaire ne doivent pas masquer la nécessité d’arrêter un trafic qui profite aux passeurs. Comment les arrêter ? En relançant l’opération Sophia aux résultats mitigés ? En reconstituant un pouvoir central en Libye ? Italiens et Français s’y disputent. Allemands, Turcs et Russes s’y essaient.

Crise énergétique. Si certains hydrocarbures sont exploités depuis longtemps – le gaz algérien permet à la France de diversifier ses sources, les ressources libyennes alimentent l’Italie – les découvertes en MedOr (LV 131) vont redistribuer les cartes, avec des tensions à venir entre Turquie, Chypre et Égypte par exemple. À l’heure où la sécurité énergique impose de diversifier ses approvisionnements, où la dépendance de l’Europe du Nord au gaz russe est questionnée, où les uns doivent abandonner le charbon sans recours au nucléaire, le gaz naturel méditerranéen est une aubaine.

Crise institutionnelle. Malgré la vague des révoltes arabes, la démocratie « à l’occidentale » ne s’est pas installée au sud de la Méditerranée. Les régimes restent faibles et instables. La Libye demeure éclatée. Le modèle tunisien reste fragile et les pétromonarchies du Golfe luttent contre sa diffusion. C’est un échec politique et moral pour l’Europe. La propagation de son modèle alliant libéralisme et démocratie n’a pas convaincu.

Crise sécuritaire. La Syrie puis la Libye ont été le théâtre de guerres comme les Européens n’en avaient plus vu depuis longtemps. Notre intervention en Libye a nourri la crise de la bande saharo-sahélienne et nécessité les opérations Serval puis Barkhane. Après un vrai succès initial, la mutation en opération de « lutte contre le terrorisme », sans objectif tangible (LV 131), rappelle les spectres afghans. Les forces françaises portent presque seules cette opération à l’élongation sans précédent avec l’aide modeste de leurs partenaires européens. Désormais, dans l’hostilité régionale, la France conduit pour les États de la région une interposition régulatrice entre des perturbateurs du Nord – la nébuleuse AQMI/Daesh– et les éléments perturbateurs du Sud – Peuls, Boko Haram et assimilés. En réalité, il s’agit d’éviter l’effondrement des pays sub-sahariens, alors même que le soutien aux forces françaises est fortement compromis dans les populations locales.

Malgré l’entraînement des forces locales, telles la Minusma (ONU), l’EUTM-M (UE), l’engagement africain (UA), rien ne semble enrayer la crise sécuritaire régionale. Pourtant, c’est une solution d’ensemble qu’il faut promouvoir ; ce qu’a tenté le récent sommet de Pau (LV 134). Une stratégie alternative verrait un retrait partiel pour laisser les forces maliennes régulières et paramilitaires en première ligne.

En parallèle, le président du Bundestag, W. Schäulbe, semble prêt à un engagement plus fort de l’Allemagne sur le terrain militaire en Afrique. C’est aussi l’avis du ministre de la défense, AKK, position non partagée par la majorité des Allemands. En dépit du Brexit, le partenariat militaire franco-britannique restera actif et pérenne sans vraiment concerner ni la Méditerranée ni le Sahel.

Intervention d’autres acteurs

La Turquie abat ses cartes et défend désormais ses intérêts dans le bassin méditerranéen. Sans surprise, ils divergent clairement de ceux de l’Europe. L’option africaine d’Ankara se précise comme la compétition énergétique avec Chypre pour le contrôle des ressources gazières qui nourrit la connivence avec le GNU de Sarraj en Libye. Notons qu’ici Turquie et Russie pourraient avoir des intérêts divergents.

Perspectives pour la France

Les Européens du Sud doivent promouvoir auprès des Européens du Nord le continent maritime méditerranéen, situé entre Europe continentale et Afrique du Nord, ainsi que la priorité à consacrer à la Méditerranée occidentale (LV 45), tampon entre Europe latine et Sahel. Il leur faut définir une stratégie de long terme en Méditerranée. L’annonce d’un partenariat stratégique avec la Grèce et l’engagement allemand y contribueront. À la lumière des échecs passés, il s’agit de construire un partenariat équilibré entre l’Europe et l’Afrique. L’abandon du franc CFA va dans ce sens.

JOCV

Pour lite l’autre article du LV 135 (Le Brexit et la fin de l’UE), cliquer ici