L’Europe et son Ouest (LV 138)

La relation de l’Europe avec l’Ouest ne concerne pas seulement les riverains de la façade atlantique, tous les pays européens se positionnent face à l’Ouest, avec des stratégies différentes. La principale question dans la relation transatlantique est la relation avec Washington, au-delà de l’Alliance atlantique.

Pour achever notre tour d’horizon du continent européen, intéressons-nous finalement aux marges occidentales de l’Europe : cap à l’Ouest !

Europe de l’Ouest ou Europe et l’Ouest

Les pays dits de l’Europe occidentale, c’est-à-dire plus ou moins l’Europe des 12 de l’ex CEE ou ceux de la défunte UEO, constituent une abstraction politique dont la vision n’englobe pas tous les enjeux géostratégiques qui nous concernent. À l’instar de la relation avec l’Est (LV 132), la relation des pays européens avec l’Ouest est très déterminante dans leurs choix et leur positionnement stratégique. Cette tendance s’accentue depuis plusieurs siècles (découverte de l’Amérique) et culmine lors de la Guerre froide. Voilà donc le cadre de notre réflexion.

Une absence de terre(s)

Dans une Europe de l’Atlantique à l’Oural, le périmètre qui nous intéresse est constitué de la façade atlantique. Mais justement, cet Océan Atlantique est-il inclus ou exclu ? Les Finistère breton ou galicien sont-ils des voies sans issue (perspective terrestre) ou des ou-vertures sur la mer (perspective maritime) ?

La géographie nous rappelle les pays qui sont prédestinés à une relation privilégiée avec l’Atlantique : des îles (Royaume-Uni, Irlande, Islande) et des péninsules (France, Ibérie, Norvège). Le Royaume-Uni constitue par excellence la puissance européenne, occidentale et atlantique.

Le triple enjeu atlantique

La relation à l’Atlantique revêt un triple enjeu. Enjeu économique, tout d’abord : évoquons l’importance cruciale de la marine commerciale et de ses flux dont beaucoup passent par l’Atlantique (vers la Manche, la mer du Nord et la Baltique) et de l’exploitation des ressources minières (hydrocarbures) ou halieutiques.

Enjeu cyber également : la grande dorsale internet passe par câbles sous-marins sur le fond de l’Atlantique et relie la majorité des centres de données aux utilisateurs du monde entier. Cet enjeu est récent, mais les câbles de fibre optique sont les principaux vecteurs de transmission de l’information et la première couche physique du cyberespace reste le socle indispensable pour le fonctionnement de l’ensemble (LV 121). Le transit informationnel maritime est beaucoup plus important que celui par communication satellite. Or, en termes de souveraineté, ces câbles sont très vulnérables au sabotage ou à l’espionnage, tout particulièrement à l’endroit où ces câbles rejoignent la terre ferme.

Enjeu stratégique enfin : l’espace maritime est utilisé à des fins militaires pour la sécurité et la défense (cf. LV 44 et 137). Les bases de Brest et de Faslane, ouvertes sur l’Atlantique, abritent les SNLE français et britanniques qui contribuent à la dissuasion européenne.

D’un point de vue aéronaval, surtout depuis 1940, plusieurs positions se révèlent incontournables : le verrou de l’Atlantique Nord (Islande), un avant-poste (Irlande) ou des relais (Madère, Canaries, Açores).

Quel(s) Ouest(s)

De l’autre côté de l’Atlantique, l’Amérique ne se résume pas aux États-Unis : n’oublions pas le Canada ni toute l’Amérique Centrale et du Sud qui sont tous des partenaires commerciaux, politiques et/ou stratégiques. Certains pays cultivent des liens privilégiés transatlantiques. La reine d’Angleterre est aussi reine du Canada, quand l’Espagne est par exemple davantage orientée vers les pays du Sud à cause de sa « dette historique ».

L’amalgame de l’Otan

L’Alliance atlantique constitue l’outil principal de la relation transatlantique entre Européens et Américains. Évitons ici la confusion de considérer l’Otan comme un instrument des Américains. Ce n’est qu’une question de point de vue. N’est-ce pas ainsi que nous voulons la voir ? Du côté américain, l’Otan est d’abord perçue comme un dispositif au profit des Européens, leur permettant de transférer le prix de leur sécurité sur les épaules américaines. Des craintes d’un éventuel retrait américain de l’Otan, par la volonté du président Trump, se sont même éveillées (LV 110 et 129). Elles éclairent surtout la psychologie européenne (pourquoi avoir peur ? de quoi ?) plus qu’américaine et soulignent implicitement le fait que l’Otan n’est pas forcément un outil inféodé à Washington.

Les États-Unis avant 1945

Du XVIe au XXe siècle, les États-Unis ont été une terre d’émigration pour les Européens : les Anglais fuyaient des persécutions religieuses, les Irlandais la famine, les Italiens la pauvreté. Terre de toutes les espérances, elle suscitait une relation entre Europe et Amérique plutôt unilatérale et orientée de l’Est vers l’Ouest.

Au XXe siècle, cette relation s’est inversée avec le développement industriel et économique des États-Unis conjugué au déclin de la Vieille Europe s’enfonçant dans le suicide collectif de la Deuxième guerre de trente ans. Le rapport de force a basculé de l’autre côté de l’océan et les soldats américains firent le chemin de l’Ouest à l’Est.

De l’après-1945 à aujourd’hui

L’alliance avec le « libérateur » a été une évidence dans l’Europe dévastée de 1945 : Ancrage transatlantique à l’Ouest, ancrage soviétique à l’Est. La Guerre froide a déterminé la relation que les pays européens ont aujourd’hui avec les États-Unis. Pendant cette période, l’Europe se réduit à un simple espace de manœuvre et un glacis géopolitique mondial.

Depuis la fin de la Guerre froide, le lien transatlantique devient progressivement plus ambivalent. Comme avec la Russie, ce lien touche tous les pays d’Europe ; la relation que chacun entretient avec les États-Unis permet de les classer.

Les Atlantistes

Il y a deux types d’Atlantistes : les idéalistes et les réalistes. Les idéalistes ont pour chef de file le Royaume-Uni. Les Britanniques, particulièrement après la crise de Suez, ont arrimé leur destin à celui des Américains, sans rancune vis-à-vis de ces anciennes colonies perdues d’outre-Atlantique. On le constate jusque dans les choix capacitaires de la dissuasion nucléaire britannique. Seul européen de la communauté des 5 Eyes, le Royaume-Uni a une posture dans le cyberespace et dans le renseignement qui privilégie le rapport avec les Américains, ce qui lui permet d’avoir accès à des ressources, des capteurs et des informations de qualité.

Un nouveau type d’atlantiste idéaliste est l’Allemagne, autre pays à la dette historique. Elle joue cependant un double jeu : politiquement, elle est irrémédiablement alliée aux États-Unis, mais elle reprend confiance dans ses institutions et regagne discrètement de la puissance d’abord économique. Preuve en est sa politique agressive d’armement où elle défend les fleurons de son industrie, malgré la surveillance du Bundestag. L’Allemagne vend toujours ses sous-marins côtiers et son armement petit calibre : la société HK équipe moult forces spéciales et bientôt toute l’armée française en fusils d’assaut.

La perspective de bénéficier des avantages que procure l’alliance avec les États-Unis motive les réalistes – que l’on pourrait tout aussi bien qualifier d’opportunistes. Les pays du Nord de l’Europe sont des représentants de cette tendance, qui s’illustre par les choix d’équipement capacitaires. Les Pays-Bas et la Norvège se sont engagés dans le programme F-35. Pourtant, pour remplacer ses F-18 américains, la Finlande se garde toutes les options ouvertes – et ne semble guère enthousiasmée par le F-35. Ces alliances relèvent donc de la circonstance.

Les réfugiés et les non-alignés

D’autres pays se comportent en 51ème État des États-Unis parce qu’ils se sentent obligés de le faire pour garantir non seulement leur sécurité, mais l’existence même de leur pays, qu’ils sentent remise en cause. La peur de la Russie a jeté la Pologne dans les bras des États-Unis après 1989, elle multiplie depuis les occasions pour tisser des liens avec les eux. Mais la plupart des pays de l’Est de l’Europe sont dans des situations similaires : voilà des pays sans façade atlantique, parfois sans aucune façade maritime, qui cultivent un lien transatlantique fort.

Hormis le cas historique de la Suisse, la France incarne la position la plus originale. Elle fut initiée par De Gaulle, qui avait même quitté la structure militaire intégrée (mais non l’Alliance atlantique) par souci de souveraineté, tout en entamant le dialogue avec l’URSS. Cette vision d’autonomie stratégique est chère à la France et a pu resurgir, comme en 2003 lors de l’invasion en Irak. Cela dit, la France est aujourd’hui engagée en Irak aux côtés des Américains avec l’opération Chammal. Et elle avait réintégré pleinement l’Otan quelques années plus tôt, dans un mouvement peu calculé et qui pèse indûment sur l’appareil de défense : en fait, si la France entretient une relation bilatérale solide avec Washington, elle a moins besoin de l’Alliance.

Perspectives

L’Europe est aujourd’hui désarçonnée par ce qui arrive de l’Ouest, où elle avait l’habitude séculaire de se reposer. D. Trump déclare que l’UE est son ennemie, tandis que les Britanniques décident du Brexit : comme si l’Atlantique, déçu, se séparait de l’Europe, alors pourtant que l’Europe est justement née à son occident, de l’empire romain à la papauté, de la découverte du nouveau monde à l’Alliance atlantique. Cette amputation constitue son plus grand défi, plus grand encore que ceux relevés au nord, à l’est ou au sud. Elle doit se recentrer.

JOCV

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