L'Europe et l'Est (LV 132)

La relation entre l’Europe et l’Est est largement déterminée par la relation entre l’Europe et la Russie. Si les spectres du XXe siècle empoisonnent aujourd’hui encore cette relation, une inversion des perspectives permettra peut-être d’aboutir à une relation constructive gagnant-gagnant.

Poursuivons notre analyse stratégique du continent européen : cap à l’Est !

À première vue, les caractéristiques que nous avions définies pour l’Europe s’y appliquent mal : une densité de population plus faible ; un climat continental ; quelques « petites » mers (mer Caspienne, mer d’Aral en cours de disparition, mer Noire, golfe de Finlande qui prolonge la mer Baltique, mer Blanche et mer de Barents). De longs fleuves aux noms mythiques sillonnent du nord au sud cette région du continent. Ce plateau continental (la plaine du Nord) fait de l’Est de l’Europe le couloir d’immigration (et hier d’invasions) en provenance du fond des steppes asiatiques, bien au-delà de l’Oural.

Krajina

Les peuples slaves ont un terme, krajina, qui signifie littéralement bordure ou marche. On le retrouve dans le nom « Ukraine » mais aussi dans les Krajinas serbes, aux confins de la Bosnie-Herzégovine. Prenons ce terme dans les deux sens géographiques : marche vers l’est, mais aussi marche vers l’ouest ; marche de l’Europe comme marche de la Russie. Ces confins sont des territoires « tampons », un glacis géopolitique où les aspirations hégémoniques se recouvrent et se combinent, le plus souvent au grand dam des populations concernées, baltes, polonaises, biélorusses, ukrainiennes – pour n’en citer que quelques-unes – qui font les frais d’affrontements séculaires.

Moscou est en Europe

Il est vrai que la relation entre l’Europe et son Est est très largement déterminée par sa relation avec la Russie. Pourtant, Saint Pétersbourg (Petrograd) est en Europe. Moscou elle-même est en Europe. La Russie donne toute sa profondeur stratégique au « continent eurasiatique », mais son centre de gravité est indubitablement en Europe. Le drapeau russe est lui-même une réminiscence du drapeau néerlandais, rappelant que Pierre le Grand était allé en Hollande étudier les chantiers navals, en vue de moderniser sa flotte et son pays. La Russie est donc littéralement « ancrée » en Europe, nous y reviendrons.

Le XXème siècle comme anomalie

Si les tsars russes ont combattu en Europe à l’époque moderne, ces conflits restaient basés sur l’équilibre des pouvoirs (balance of power) et sur un jeu d’alliances jusqu’en 1917. Alors, la Russie bascule dans un communisme moins « réaliste », ce qui est le propre des idéologies. Elle « avale » progrès-sivement son glacis pour créer l’empire soviétique, l’URSS. Mais l’affrontement du communisme russe et du capitalisme américain, après la lutte commune contre l’idéologie nazie, est une lutte idéologique existentielle, sans merci, qui ne peut connaître qu’un gagnant et se conclut par l’effondrement de l’URSS en 1991.

Fin des guerriers froids et après-Poutine

Aujourd’hui, le spectre des ennemis d’hier empoisonne toujours la relation Est-Ouest, alors que la Guerre froide constituait une anomalie géopolitique. Beaucoup voient encore la Russie au travers du prisme de l’ex-URSS, ce qui biaise la politique orientale de l’Europe.

À la suite de leur indépendance, les États tampons, Pologne et pays Baltes en tête, se jetèrent dans des bras américains plutôt qu’européens pour garantir leur « sécurité ». À court terme, rien ne devrait changer, car ces pays restent inquiets face à la Russie qui renaît de ses cendres, après les calamiteuses années 1990, sous l’action d’un homme fort, V. Poutine. Il rend à son pays sa fierté et son complexe impérial séculaire (voir billet sur Géopolitique de la Russie).

Projetons-nous à moyen et long terme pour imaginer la Russie dans trente ans, lorsque Poutine ne sera plus au pouvoir. Cela semble inconcevable à bon nombre d’analystes, tant il s’impose par sa personnalité et son omniprésence, et sa future succession – probablement au-delà de 2024 – risque d’être difficile. Quelle relation voulons-nous construire avec la Russie de 2050 ?

Inversion de point de vue

Le président de la République invite à inverser le point de vue (LV 129) dans l’entretien donné en novembre 2019 à l’hebdomadaire The Economist, même si ce message a été éclipsé par les commentaires sur l’Otan. La Russie a de nombreux défis à relever (économie, démographie…). Compte-tenu de la grande puissance chinoise à son est (qui contourne la Russie avec sa nouvelle route de la soie) et l’instabilité du Proche- et du Moyen-Orient au sud, la Russie a tout intérêt à s’entendre avec son voisin à l’ouest, dont elle partage les mêmes référentiels culturels et stratégiques.

Renouveau moyen-oriental

Elle a déjà engagé un nouveau « grand jeu » au Moyen-Orient. La Russie asphyxie doublement l’Arabie Saoudite. En ignorant souvent les accords du cartel pétrolier et en augmentant ses exportations de pétrole, la Russie fait baisser le prix du brent et l’Arabie Saoudite doit donc, pour éviter de trop le voir baisser, réduire d’autant sa production, diminuant ainsi ses rentrées financières. Le « roi du pétrole » aujourd’hui, c’est bien la Russie de Vladimir Poutine. Sa politique pétrolière lui permet de mettre au pas la majorité des pays pétroliers et donc d’accentuer son influence au Moyen-Orient (sur la géopolitique du gaz en Médor, voir également LV 131).

Par ailleurs, elle a déjà su faire plier la Turquie avec son intervention en Syrie, un objectif millénaire. La Mer Noire est redevenue une mer intérieure russe, grâce à l’annexion de la Crimée et du port de Sébastopol. La nébuleuse Daesh a drainé et déplacé les éléments perturbateurs (ex : extrémistes tchétchènes) dans toute la zone frontalière du Sud de la Russie, stabilisant et pacifiant de facto celle-ci.

Les PECO doivent se réinventer

Les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) sont parvenus à une double intégration : à l’Otan pour garantir leur sécurité qu’ils trouvaient menacée et à l’UE pour accéder à la prospérité partagée, propulsant l’Union Européenne dans une crise institutionnelle dont elle ne sait pas sortir. Pourtant, ils ne se sentent pas considé-rés comme des États membres à part entière, selon une incompréhension réciproque.

Ainsi, la Bulgarie et l’Ukraine ont récemment protesté devant la remarque du président de la République lors de son entretien d’octobre à l’hebdomadaire Valeurs actuelles qui fustigeait une immigration clandestine en provenance de ces pays, lui préférant une immigration en provenance d’Afrique noire. De tels messages réducteurs contribuent à saper la confiance en Europe orientale et alimentent un ressentiment contre les « puissances » de l’ouest, perçues comme ayant toujours méprisé et ignoré les nations locales.

À l’inverse, les PECO doivent réinventer leur rôle et se libérer d’une paranoïa sécuritaire, certes héritée du passé, mais qui les handicape lourdement et est incompréhensible en Europe occidentale. La phobie antirusse est une idéologie comme une autre et les idéologies font de mauvaises politiques étrangères.

Perspectives pour la France

La France et la Russie sont (avec le R-U) les seules puissances nucléaires du continent européen. La France est fondée à développer une vision nationale vis-à-vis de la Russie, destinée à alimenter une stratégie européenne. Nos intérêts à long terme semblent converger avec ceux de Moscou sur un nombre croissant de sujets : Turquie ; Arctique ; Moyen-Orient ; Chine…

Le déclin progressif des États-Unis et leur orientation vers l’Indo-Pacifique ne feront qu’accentuer leur désintérêt pour les questions européennes, alors que la Russie aura besoin de la France et constituera une alternative intéressante pour l’Europe. De Gaulle l’avait bien compris et sa politique étrangère suscitait la méfiance américaine.

Au préalable, il est essentiel de rassurer les pays des marches orientales, de leur confirmer que leur sécurité est garantie, notamment énergétique, qu’ils sont bien des Européens à part entière, avec un vrai rôle à jouer. Une relation apaisée, réaliste et constructive avec la Russie est à ce prix.

À ce titre, il n’est pas certain que les opérations de « réassurance » selon le jargon allié (présence avancée renforcée) soient le meilleur vecteur ni la bonne tribune pour adresser un tel message. Il revient aux Européens de l’Ouest de rassurer les Européens de l’Est, comme d’ailleurs les Scandinaves, mais hors de l’Otan et des Américains.

Par ailleurs, l’Otan demeure un héritage de la Guerre froide et son existence reste une provocation pour la plupart des Russes. Toutes les difficultés pour parvenir à renégocier les traités de maîtrise des armements, conventionnels ou nucléaires, sont à comprendre dans ce contexte. Si la Guerre froide est terminée et si le Pacte de Varsovie a disparu, pourquoi l’Otan subsiste-t-elle ? Cette vieille question n’a toujours pas trouvé de réponse convaincante ni pérenne, même au récent sommet de Londres. Enfin, l’Allemagne doit également contribuer à cette stratégie orientale réaliste, qui lui permettra d’exorciser le douloureux passif du XXème siècle.

Prôner la reprise d’un dialogue stratégique avec la Russie ne signifie pas rechercher une alternative à l’Amérique (même si cette dernière est aujourd’hui assez fruste, pour ne pas dire désagréable et dominatrice). Ce serait reproduire un schéma de Guerre froide, aujourd’hui dépassé.

Il s’agit bien au contraire de faire émerger une personnalité stratégique européenne dans un équilibre entre États-Unis et Russie, cette dernière cherchant également un équilibre entre Europe et Chine.

Pour lire l’autre article du 132 (AMR 2019 : Bilan d’un monde qui vient), cliquez ici.

JOCV