Les Etats-Unis face au monde nouveau (LV 229)

Face aux bouleversements en cours, l’Amérique redéfinit ses priorités. Malgré ses difficultés politiques intérieures et prenant appui sur une économie en forme, elle revient au Moyen-Orient, solde la question ukrainienne et reprend langue avec la Chine. Ce pragmatisme ne doit pas surprendre mais il faut en tirer les conséquences.

Le Nouveau monde fait face à un monde nouveau. Nous vivons en effet depuis deux ans un brouillage des cartes stratégiques qui dessine un paysage neuf : départ des Occidentaux d’Afghanistan, mettant fin à 20 ans d’intervention ; guerre d’Ukraine ; raidissement chinois ; guerre à Gaza venant bouleverser un Moyen-Orient qui s’apaisait. Beaucoup d’équations ont changé. Comment l’Amérique y répond-elle ?

Une démocratie mouvementée

Pas d’équation stratégique sans diagnostic intérieur préalable. Force est de constater que la démocratie américaine inquiète par le raidissement des opinions exprimées. La présidence Trump apparaît ne pas être une simple parenthèse, dans la mesure ou l’ex-Président a pris en main le parti Républicain, globalement aligné sur ses vues radicales. Cela se constate notamment au Congrès avec une Chambre des représentants qui connaît une pagaille sans nom. Lors des élections de novembre dernier, les Républicains avaient gagné cette chambre mais eu le plus grand mal à désigner K. McCarthy comme speaker. En septembre, la chambre défia J. Biden en le menaçant d’une coupure de crédit (shutdown). Un accord fut trouvé mais la minorité trumpiste démit le speaker, une première dans l’histoire institutionnelle américaine. Il n’a pas été remplacé depuis et un nouveau shutdown menace.

L’aide à l’Ukraine est une des causes du différend. J. Biden propose une aide globale à trois pays (Israël, Taïwan et Ukraine) ce que les Républicains refusent, voulant n’accorder de crédits qu’à l’État hébreu. Mais cette dissension chez les Républicains touche également les Démocrates, eux aussi divisés sur la question israélienne avec une frange de gauche très réservée sur le soutien à Israël. Ainsi, la politique étrangère suscite de profondes divisions politiques internes.

La crise intervient alors que la campagne électorale pour la présidentielle de l’an prochain débute. J. Biden veut se représenter mais son âge inquiète jusque dans ses rangs. D. Trump est en tête des sondages chez les Républicains. Robert Kennedy Jr, candidat indépendant issu des Démocrates, pourrait troubler le jeu (il est crédité de 22% des voix). La situation est donc très délétère.

Une économie en grande forme

Sur le plan économique, la situation est meilleure. L’inflation est maintenue sous les 4% depuis mai 2023 ce qui a conduit la Fed à maintenir ses taux d’intérêt : les marchés ne croient pas à une remontée des taux ce qui leur a donné de l’optimisme. La croissance a repris (4,9% au 3ème trimestre) grâce à une forte consommation des ménages. L’emploi a bondi avec un taux de chômage à 3,8%. La comparaison de ces chiffres à ceux de l’UE (qui prévoit une croissance de 0,9%, un taux de chômage à 6,1%, une inflation au-dessus de 6%) montre une économie américaine qui a bien surmonté les effets de l’après-Covid sans pâtir des sanctions contre la Russie.

Retour de la question moyen-orientale

À l’extérieur, le Moyen-Orient est de retour. J. Biden avait plutôt ignoré la question, se contentant de laisser faire (là où D. Trump avait mené une diplomatie active avec les accords d’Abraham) (LV 214). Peu à peu, les choses s’apaisaient. Si la négociation avec l’Iran sur le JCPOA avait échoué en septembre 2022, on décelait des efforts discrets, ce qui avait conduit à la libération il y a deux mois de cinq ressortissants américains.  Elle intervenait à la suite de la reprise des relations diplomatiques entre l’Arabie Séoudite et l’Iran, en janvier dernier. La situation en Syrie paraissait sous contrôle, Damas réintégrant peu à peu le concert des nations arabes. La région entrevoyait une fin négociée de la guerre du Yémen (LV 217). Riyad avait entamé des négociations discrètes avec Israël. Ainsi, une attitude prudente et en retrait favorisait un apaisement régional.

L’attaque terroriste sauvage du Hamas le 7 octobre qui a déclenché l’action radicale de Tsahal a remis le feu aux foudres et menace le nouvel équilibre qui s’installait. La question palestinienne est à nouveau au-devant de la scène, bousculant la stratégie des acteurs locaux et par contrecoup celle des États-Unis. Ceux-ci doivent donc se réinvestir sur le terrain.

C’est peu dire que J. Biden n’apprécie pas B. Netanyahou. Il doit pourtant composer avec lui et assurer le traditionnel soutien américain à Israël tout en essayant de contenir les actions israéliennes (LV 228). Washington reconnaît à Israël « le droit de répondre et le devoir de riposter » tout en appelant à épargner les civils dans la bande de Gaza. L’Amérique a considérablement renforcé son dispositif militaire préventif dans la région tout en livrant une aide militaire conséquente à Tel-Aviv. Sans appeler à un cessez-le-feu, elle réclame des pauses humanitaires régulières dans l’offensive terrestre de Tsahal. Enfin, alors que le PM israélien avait évoqué la possibilité d’assumer la sécurité dans la bande de Gaza, A. Blinken a mis les choses au point : Israël ne doit pas réoccuper Gaza. J. Biden fait donc face à un dilemme : continuer d’assurer le soutien à son allié (pour montrer aux autres alliés que la garantie américaine reste solide) tout en freinant autant qu’il peut les initiatives guerrières radicales du cabinet israélien.

Cette position difficile doit également tenir compte d’une opinion américaine très divisée sur la question, comme on l’a vu s’agissant du Congrès. Toutefois, une grande partie de la gauche démocrate refuse de soutenir Israël tandis que « l’électorat musulman », qui avait voté pour Biden en 2020 (à 59%) ne voterait désormais plus pour lui qu’à 17 %. Les jeunes générations sont beaucoup moins enclines à soutenir l’État hébreu. De même l’image internationale des États-Unis pâtit par contrecoup du soutien à Israël. Constatons enfin que personne ne voit de solution viable à la question palestinienne. Si tous les responsables rappellent la solution à deux États, force est de constater qu’elle paraît impraticable.

L’Ukraine, victime collatérale

Cependant, les États-Unis en ont tiré une conclusion rapide : celle de réduire fortement leur soutien à l’Ukraine. La question de l’aide financière se pose crûment au Congrès, comme évoqué. Mais les choses vont plus loin. L’échec de la contre-offensive ukrainienne cet été est désormais reproché à Kiev et les médias anglo-saxons ont déclenché, depuis début novembre, une campagne de presse contre le président Zelensky que nous vous avons rapportée (bilan 77). La question des négociations est maintenant ouvertement posée. L’aide militaire et financière à l’Ukraine a atteint ses limites. Washington décide donc de freiner l’aventure.

Sur le plan nucléaire, la Douma russe a voté mi-octobre la révocation de la ratification au Traité d’interdiction des essais nucléaires, ce que beaucoup d’observateurs ont lu comme une manifestation de puissance. Rappelons que le traité n’avait pas été ratifié par les États-Unis. Notons aussi que ceux-ci ont visiblement fait une ouverture discrète en direction de Moscou avec, selon l’agence Tass (ici) un « non-papier » de reprise des discussions sur la prolongation du traité New Start qui échoit en février 2026.

Une précédente rencontre entre J. Biden et V. Poutine avait eu lieu sur le sujet à Genève en juin 2021. Chacun pensait que le nécessaire « dialogue sur la stabilité stratégique » se poursuivrait mais la position américaine avait changé début novembre, ce qui avait conduit au blocage russe et à l’invasion de l’Ukraine en février 2022. En proposant à Moscou de reprendre langue dès la mi-octobre 2023, Washington suggérait qu’elle tirait les conséquences de l’échec ukrainien. Nul doute qu’outre le nucléaire, les parties discuteront aussi de l’Ukraine.

Apaisement avec la Chine

Avec la Chine enfin, les choses semblent revenir à un dialogue plus apaisé. Souvenons-nous que les relations s’étaient envenimées l’an dernier à la suite de la visite de Mme Pelosi à Taïwan puis de l’épisode de la chasse au ballon espion (LV 211). Mais Washington a envoyé depuis le début de l’année plusieurs responsables à Pékin.

Le président chinois Xi Jinping doit venir à San Francisco pour le sommet de l’Apec et le 15 novembre y rencontrera J. Biden. Les deux dirigeants y discuteront certainement de questions économiques et militaires, mais aussi des deux grands conflits du moment.

Cette reprise opportune du dialogue marque la volonté américaine d’apaiser les tensions dans un monde plus incertain.

Ajustements stratégiques

Au bilan, LV constate une évolution continue de la diplomatie américaine depuis quelques mois. La posture ferme et agressive a laissé place à une diplomatie nuancée avec des revirements prononcés. L’Amérique demeure une puissance mondiale qui avec Biden peut faire preuve de finesse, comme nous le constations dès sa première tournée (LV 170). S’agissant de l’Ukraine, le pari initial d’affaiblir la Russie (LV 190) semble raté. Pragmatiques, les Américains en tirent les leçons et passent à autre chose, laissant aux Européens le soin de régler la facture. S’ils savent qu’ils pèsent moins qu’autrefois, ils restent une puissance incontournable.

Pour autant les suivre aveuglément, comme le font les Européens constitue une prise de risque évidente. D’abord parce que la diplomatie américaine est capable de retournements qui déconcertent ceux qui les ont suivis dans leur ligne du moment (Ukraine). Ensuite parce que personne ne sait le résultat de la prochaine élection américaine. Un retour de Trump signerait sans doute la fin de l’instable relation transatlantique. Bien peu en mesurent dès à présent les conséquences.

JOVPN

Pour lire l’autre article du LV 229, Enjeux stratégiques des fonds marins, cliquez ici.