Lecture tactique des Gilets jaunes (LV 109)

Le mouvement des Gilets jaunes perdure. Tactiquement, il manifeste la conjonction d’une mobilisation numérique et d’un enracinement territorial micro-local, passant des réseaux sociaux au blocage des réseaux routiers. Face aux forces de l’ordre, il démontre une extrême fluidité qui manifeste l’opposition de deux styles, que ce soit face aux forces de l’ordre ou à la communication gouvernementale : c’est le gazeux contre le solide, l’essaim contre le bâton, l’humour contre le discours austère. Confronté à cette disruption du politique, le gouvernement serait inspiré de changer de logiciel.

mouvement des Gilets jaunes ne cesse d’étonner (cf. LV 106). Non seulement par sa persistance mais surtout par son mode opératoire. Sans se prononcer sur le fond du dossier (que ce soit ses aspects sociaux, économiques ou politiques), il nous a semblé intéressant de les regarder sous l’angle tactique. Que voyons-nous en effet ? La conjonction inattendue d’une mobilisation numérique et d’un enracinement territorial micro-local, le tout avec la même caractéristique, celle d’une extrême fluidité.

Un mouvement numérique

Beaucoup présentent les outils digitaux comme intangibles, évanescents, quasiment magiques. Les experts parlent souvent de « dématérialisation », qu’il s’agisse des documents ou des processus. Ainsi vient l’idée que le numérique serait l’affaire de purs esprits. Il n’en est rien, bien sûr. Sans même parler du nombre impressionnant d’objets nécessaires pour faire fonctionner la planète numérique (ordinateurs, antennes, serveurs, câbles sous-marins, satellites, fermes de donnée…), constatons que le numérique a déjà eu des effets politiques substantiels : que l’on pense aux révoltes arabes de 2011, au référendum sur le Brexit, à l’élection de D. Trump ou à l’émergence du mouvement 5 étoiles en Italie.

Ce dernier cas éclaire d’ailleurs le mieux ce qui advient : voici en effet un mouvement populaire qui s’est constitué à partir des réseaux sociaux et notamment du blog de l’humoriste Bepe Grillo. La mobilisation populaire en Italie s’est d’abord faite sur les réseaux avant de produire ailleurs des effets politiques, d’abord lors des élections locales puis dernièrement des élections nationales.

Les Gilets jaunes (GJ) se sont également mobilisés par des réseaux sociaux, sans pour autant aller jusqu’à « s’organiser ». Voici en effet le plus frappant : un mouvement du bas vers le haut, totalement décentralisé et avec des mots d’ordre finalement assez vagues. Or, la « transformation digitale » consiste précisément à inverser les flux de pouvoirs, d’un mode hiérarchique initial du haut vers le bas à un modèle « bas vers haut » (cf. LV 83). Les Gilets jaunes constituent de fait un mouvement spontané de transformation digitale de l’ordre politique. Une myriade de groupes divers (sur Facebook bien sûr, mais aussi Instagram, Twitter, ou via des messageries privatisées type Whatsapp et Telegram) a donc suscité des mouvements locaux, sous forme d’occupation de ronds-points, mais aussi désormais avec la création de très nombreuses associations en loi 1901.

En fait, les réseaux sociaux permettent à des millions de gens de s’exprimer directement, alors qu’ils étaient obligés jusque là de passer par des corps intermédiaires (partis, syndicats, ONG, églises …). Ce qui explique bien pourquoi ils refusent logiquement de désigner des représentants : ils ont trouvé le moyen direct de s’exprimer et de partager, ce qui leur était de facto impossible dans le système ancien (voir L’algorithme manquant des gilets jaunes). Au fond, parler de « Gilets jaunes » revient à créer un artefact qui masque le vrai ressort du mouvement.

Nous assistons ainsi à la confrontation de deux corps de nature bien distincte : un corps solide, institutionnel, enclin à l’autorité (ce qui explique d’ailleurs le raidissement du gouvernement sur une posture d’ordre) et un corps gazeux, extrêmement décentralisé et refusant de se coaguler, sinon pour de brefs affrontements lors des manifestations. Cet affrontement du solide et du gazeux nous semble d’ailleurs parfaitement décrire nombre d’autres conflits contemporains, qu’ils soient armés ou, comme ici, civils.

Des réseaux aux réseaux

L’autre caractéristique frappante du mouvement GJ tient aux lieux de son expression. Rappelons le concept de France périphérique et lisons le dernier opus de Jean-Christophe Guilly, No society. Il ne s’agit pas seulement là des campagnes contre les villes ou de la diagonale du vide, mais d’une forte réaction à une mondialisation qui entraîne non seulement une dépossession territoriale mais aussi sociale, celle qui entraîne la disparition des classes moyennes. Du coup, les Gilets jaunes vont occuper non le centre des villes mais les ronds-points, cette hideuse manifestation de la modernité qui a tant défiguré les villes au motif d’aménager les flux automobiles. Ainsi, les GJ se sont portés des réseaux sociaux aux réseaux routiers. Les zones commerciales « périphériques », qui ont conduit à la désertification des centres-villes, ont été investies. Ces « lieux communs » deviennent des espaces de vie partagée, à coup de cabanes, braseros et partages de nourriture. Il s’agit de refaire cité : le rond-point devient l’agora, le forum, au sens antique du terme.

Plus encore, en revêtant le gilet jaune, chacun arrive en se dépouillant de son idéologie : on vient pour parler, partager, faire société et chercher son semblable, comme de multiples témoignages l’ont bien montré. Cette fraternité retrouvée (LV 108), les citoyens ne l’abandonneront pas de sitôt : elle explique la persistance de la sympathie des Français pour le mouvement.

Manifestations dispersées

Souvent, les forces de l’ordre doivent disperser la manifestation : quelle n’a pas été leur surprise tactique quand elles ont dû faire face à des manifestants déjà dispersés ! Car très logiquement, les GJ n’ont pas suivi les canons du genre. La mobilisation a été durable, échevelée, éparpillée, avec malgré tout un rythme donné, celui de la répétition saturnienne des rassemblements, dans une longue série d’actes isolés : il ne s’agissait pas seulement de théâtre, mais aussi d’action, de transformation de la parole disséminée en happenings démonstratifs. Au grand dam des autorités, nul organisateur, nulle déclaration préalable, nul service d’ordre : des points de rendez-vous donnés au dernier moment avec un remarquable instinct tactique du stratagème qui va dérouter l’adversaire chargé de l’ordre public : ainsi a-t-on souvent vu des forces de l’ordre déboussolées, surprises, débordées.

Les rapports de force sont éclairants : alors que pour une manifestation traditionnelle, on assiste à un ratio de 1 policier pour 4 à 10 manifestants (voire plus), dans le cas des GJ les autorités sont obligées de mobiliser un ratio de 1 pour 1, voir de 1,2 à 1,5 pour 1. Et cela chaque weekend. Autrement dit, de façon intuitive, les Gilets jaunes ont adopté une tactique d’usure qui porte ses fruits. On a accru ainsi la fatigue des forces de l’ordre qui n’ont même pas eu droit à la trêve des confiseurs et qui, chaque samedi, doivent s’adapter à des configurations nouvelles : Champs Élysées, rive Droite, Montmartre, rive Gauche, Bourges, sans même parler des autres manifestations en province auxquelles on prête, à tort, trop peu d’attention : les villes de France, grandes ou moyennes, connaissent des défilés de plusieurs centaines de manifestants chaque samedi.

S’en est suivie une ridicule bataille des chiffres : le MININT annonçait le matin 1200 manifestants, puis montait dans la journée à 12.000, 25.000 puis finalement 50.000 dans la soirée. Cette approximation trahissait soit une méconnaissance de ce qui se passait sur le terrain, soit une tentative maladroite de travestir la réalité, avec des objectifs grossiers de communication adaptée. Dans les deux cas, ce fut une erreur grossière.

La bataille de la communication

Car le dernier point notable est celui de la communication. Là encore, on a senti l’opposition de deux styles : l’éléphant face à l’essaim. D’un côté, une communication massive et institutionnelle, autour de thèmes récurrents : défense de l’ordre public, condamnation de la violence, soutien aux forces de l’ordre et annonce d’un grand débat national comme moyen de purge sociale. Malheureusement, la multiplication de déclarations inopportunes de personnalités en vue (B. Griveaux, M. Schiappa, L. Ferry, R. Ferrand, avec l’inénarrable « trop technique, trop intelligent, trop subtil ») a fourni assez de cartouches aux opposants pour qu’ils dénoncent l’agressivité de l’établissement.

De l’autre côté en effet, on assistait à un déluge de commentaires sur les réseaux sociaux, avec notamment la résurgence de thèmes très condamnables mais aussi la multiplication d’insultes et de menaces. Dans le même temps, la masse des initiatives a suscité une création étonnante et souvent pleine d’humour, à coup de clips vidéo, de saynètes, de chansons détournées, de photomontages. En France, tout se termine par des chansons, dit-on. Constatons que l’humour a été du côté des Gilets Jaunes qui ont réussi à équilibrer ainsi les commentaires extrémistes que certains proféraient.

D’un point de vue tactique, la guérilla entre un pilonnage d’artillerie lourde et le harcèlement de milliers de flèches ne paraît pas avoir tourné à l’avantage du premier. Or, tout conflit est aussi l’opposition de deux récits : la rhétorique guerrière fluide s’est imposée. Le champ de la communication politique a reproduit l’opposition déjà décelée entre le solide et le gazeux. Le nuage de micro-réponses a parfaitement résisté à la lourde manœuvre de communication institutionnelle, appuyée sur des médias dominants qui sont d’ailleurs apparus, pour de nombreux Gilets jaunes, comme les auxiliaires zélés du pouvoir.

Que faire ?

Se pose la question du dénouement de la crise. Les GJ manœuvrent à l’instinct : on devine qu’ils espèrent bien ligoter Gulliver. Visant le bouc émissaire (la démission du président), ils sont prêts à l’escalade, avec leurs atouts propres : René Girard et Clausewitz se rejoignent ici. Un nuage se dissipe, il ne s’abat pas : pour le gouvernement, il faut trouver d’autres voies que le seul bâton, car on n’assomme pas un essaim de guêpes avec un bâton. Cela suppose de trouver un autre discours mais aussi de faire baisser le niveau de violence pour apaiser les esprits. Est-ce encore possible après neuf semaines et avec des troupes usées ? Surtout, face à la disruption politique, le gouvernement doit changer de logiciel, ce qu’on attend d’un esprit « start-up » : mais y parviendra-t-il, tant il paraît déstabilisé ?

Lien vers L’Europe écartelée

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