Le chantier stratégique actuel

A la veille de l’été, on note de multiples rencontres, réunions, concertations dans des formats variés entre opérateurs de la planète qui se repositionnent. Tous se projettent dans l’ère stratégique nouvelle qu’a ouvert l’an dernier la guerre en Ukraine. Il en résulte un grand chantier stratégique aux multiples fronts qui ouvrent la voie à une société internationale multiple aux clivages nouveaux.

À la veille de l’été 2023 on voit mieux qu’une nouvelle ère stratégique aux contours encore flous a débuté il y a un an (LV 214).

Il est bien trop tôt pour en prédire les évolutions et en discerner les règles du jeu. Il est temps déjà d’analyser la dynamique en cours qui périme l’état d’organisation d’un monde ancien qui s’est défait. La trajectoire univoque proposée par le modèle occidental a dévié du fait d’accidents de parcours et d’approximations d’un système trop sûr de sa vertu et qui a pratiqué sans vergogne deux poids deux mesures envers ce qu’on appelle aujourd’hui « le Sud global ». Il est sûr qu’on ne reviendra pas en arrière. Alors tous les opérateurs de la planète (étatiques ou non) réévaluent ouvertement leurs positionnements, partenariats et alliances, dans l’effervescence des tensions actuelles.

Il en résulte de multiples échanges dans des formats inattendus autour de projets qui ont en commun la sauvegarde d’une biodiversité stratégique suffisante pour permettre aux exécutifs de satisfaire les requêtes variées des divers acteurs dont ils tirent leur légitimité politique. L’universalité postulée du modèle occidental est souvent dénoncée comme forme impériale de néocolonialisme démocratique. Ce mouvement a été amorcé dès la décongélation géopolitique des années 1990, décennie « mère de toutes les crises » actuelles qui ont relativisé le leadership américain, divisé l’Europe et dévalué l’idéal de communs pour gérer les richesses de la planète. Il est accéléré désormais par la pression démographique qui se perpétue, le stress climatique qui s’accroît et la numérisation qui modifie l’activité humaine.

La Vigie a suivi depuis 9 ans avec attention cette transition stratégique qui a fait le lit du retour de la guerre ouverte en Europe avec l’invasion russe en Ukraine. Sans revenir sur ce processus aussi absurde que tragique (LV 211), il faut en approfondir les conséquences directes et les phénomènes qu’il a produits : reclassements, fronts, connivences, clivages.

Un an après l’invasion russe, alors que la contre-attaque annoncée de Kiev cherche son point d’application tactique, les forums se multiplient, les convergences d’intérêt s’affichent, des démarches et des positionnements baroques placent le monde hier occidental et son leader hier incontesté sur des voies tortueuses. C’est un véritable chantier stratégique qui se déploie à ciel ouvert comme après la Guerre froide ce que notaient alors Poirier, Chailland et Géré.

Débats, rencontres, comitologie stratégique

Le départ d’Afghanistan des forces américaines vite décidé en août 2021 par le Pdt Biden après sa prise de fonction, exécuté sans concertation, a déclenché une cascade de rencontres délicates entre Américains et Européens. À l’été 2021, les deux sessions de Genève de « dialogue sur la stabilité stratégique » ont cristallisé l’impasse entre Américains et Russes sur le statut de l’Ukraine. En 2022, la priorité de Washington pour la rivalité avec Pékin a cédé le pas à la mobilisation du clan européen pour la défense de l’Ukraine après l’agression russe.

Les instances ordinaires de l’Union européenne, stimulées par la Commission, ont multiplié les concertations sur des paquets de sanction et des aides à accorder à Kiev. Dans le même temps, les organes de l’Otan sous l’impulsion d’un Secrétaire général résolu ont enrôlé toutes les nations de l’Alliance dans le soutien from behind de Kiev. L’ONU n’a guère trouvé sa place dans cette avalanche de débats et de décisions car son Conseil de sécurité était verrouillé par Moscou sous le regard bienveillant mais prudent de Pékin.

Hors du monde euro-atlantique, on s’est montré en fait peu enclin à prendre parti. De grands pays comme l’Inde ont adopté des formules ambiguës de multi-alignement permettant de tirer bénéfice des relations d’intérêt commun avec les parties au conflit. Ce fut aussi le cas de pays africains ou sud-américains qui avaient reçu pendant la Guerre froide le soutien discret mais efficace de l’internationale soviétique pour se défaire de l’influence postcoloniale des puissances euro atlantiques. On a vu ainsi se constituer un arc de pays refusant de condamner la Russie pour son opération spéciale, estimant que contrairement aux affirmations benoîtes des Anglo-américains l’agression russe en Ukraine répondait à un piège tendu à l’Europe sur le dos d’un peuple ukrainien au nationalisme douteux. Cet arc contestataire est devenu pour la Chine un vrai réservoir pour dynamiser et regrouper les Brics.

Deux rendez-vous vont prochainement permettre aux uns et aux autres de se positionner, celui de Vilnius du 12 juillet où l’Otan va affirmer sa capacité d’endiguement de la Russie et son soutien inconditionnel à l’Ukraine aux limites de la cobelligérance. Et celui de Gautenberg fin août qui regroupera l’arc contestataire prudent des Brics (LV 219).

On a aussi relevé l’émiettement du monde dans la séquence des travaux du G7 qui a consacré le retour du leadership américain en Asie avec l’entrave affichée aux actions russes, l’endiguement de celles de la Chine et le soutien à l’économie mondiale. Le sommet d’Hiroshima mi-mai a envoyé un signal fort d’unité des puissances établies aux portes de la Chine. Terminons ce tour d’horizon avec les évolutions en cours au Proche-Orient : réconciliation entre Arabie Saoudite et Iran scellée à Pékin début mars (LV 213), réintégration mi-mai dans la Ligue arabe d’une Syrie épaulée par Moscou, extension régionale des accords d’Abraham de 2020, froid saoudien manifesté à l’égard des États-Unis au G20 d’automne dernier et choix drastiques faits dans le cadre de l’Opep +, fuite en avant d’Israël insensible aux injonctions. Belle versatilité stratégique !

Ces évolutions hétéroclites façonnent la « comitologie stratégique » d’un monde hétérogène à la veille de l’été 2023.  

Le chantier stratégique actuel est donc marqué par la dispersion des efforts et des engagements des acteurs de la planète, la fracturation compétitive en modèles concurrents et la continentalisation des intérêts partagés selon la dynamique d’un multisme bien différent de la multipolarité vantée d’un monde interdépendant (LV 61).  

Clivages : monnaie, énergie, doctrine

Dans ce paysage tendu et complexe, de nombreux fronts coagulent les enjeux stratégiques actuels et mettent en mouvement des opérateurs multiples. Ce sont surtout les fronts monétaires, industriels, énergétiques, doctrinaux qui structurent le chantier stratégique actuel …

Du premier on peut dire qu’il regroupe tous les pays et secteurs industriels qui ont eu à pâtir de la suprématie du dollar américain et de l’extraterritorialité de ses intérêts que Washington impose à tous. Ce privilège exorbitant que s’arrogent les États-Unis est aujourd’hui unanimement dénoncé et la dédollarisation relative de l’économie mondiale est en route, notamment en Asie et sous impulsion chinoise (LV 219). Cette entreprise qui place Washington sur la défensive a pour effet de créer des coalitions d’intérêt pour braver les monopoles américains. On en retrouve des traces essentielles dans la tension entretenue sur Taïwan qui produit l’essentiel des chips de l’intelligence artificielle. On peut gager que les investisseurs chinois et américains sauront avant 2049 tirer leur épingle du jeu sans emploi de la force militaire. Le second front voit une interaction critique entre fournisseurs d’énergie fossile et promoteurs d’énergie décarbonée. Les travaux européens sur la taxonomie verte ont opposé l’industrie nucléaire française, les charbonniers allemands et les écologistes de tout poil d’Europe. Ils ont aussi affecté l’industrie automobile qui a pris le virage électrique tout comme l’industrie offshore de gaz et de pétrole, abondants en Méditerranée orientale. Ce dernier front qui met au contact des pays voisins a des vertus variées. Et c’est à coup sûr l’une des causes directes de la guerre en Ukraine, plaque tournante régulatrice de la distribution du gaz ex-soviétique vers l’Europe de l’Ouest, alors que le North Stream ravitaillait directement l’Allemagne. Deux réalités stratégiques essentielles pour les États-Unis devenus exportateurs-net de gaz de schiste. Le chantier stratégique l’intègre fortement.

Le dernier front notable a trait à la légitimité internationale, au travers de principes : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, non-ingérence dans les affaires intérieures d’un état, responsabilité de protéger, bien souvent contradictoires. Les forums économiques également, de Davos à St Pétersbourg et ceux de l’OMC ou de la reconstruction de l’Ukraine fourmillent d’ambiguïtés. Pour finir, notons la difficulté à qualifier la rhétorique de l’intimidation nucléaire, celle dont on reproche au Kremlin l’emploi sauvage. Le clivage entre puissances dotées aux termes du TNP et autres puissances a oublié son pouvoir signalétique sous l’effet d’une perte de culture stratégique. Voilà des travaux urgents à réaliser, collectivement.

La France cherche sa voie en Europe

On a fustigé en Europe la recherche par la France d’une position d’équilibre en surplomb de la belligérance entre Moscou et Kiev et en dépit d’une posture de l’UE alignée sur celle de l’Otan. Elle a pourtant sa raison d’être et son utilité qui a été démontrée par l’intérêt porté au discours de Bratislava lors du Forum Globsec fin mai qui ouvrait la porte à des garanties de sécurité et de voisinage à l’Est de l’Europe. Il en a été de même pour la déclinaison évoquée d’une gouvernance partagée de l’Europe et des pays voisins partageant une histoire ancienne avec le monde européen, avec le concept de communauté politique européenne.

Mais le chantier stratégique prioritaire doit rester cet été une initiative rapide d’arrêt des combats en Ukraine permettant la reconstitution à terme de la viabilité d’une Europe acceptable par tous, de l’Atlantique à l’Oural.

JOCVP

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