Le Brexit et la fin de l'UE (LV 135)

Le Brexit est donc entré dans la loi et un pays a, pour la première fois, quitté l’Union Européenne. Certes, il reste encore quelques mois de négociation pour régler les détails des relations futures mais l’essentiel est dit. L’UE perd bien plus qu’un 28ème de ses membres : outre la taille (population, PIB) ou la contribution au budget commun (qui aura des répercussions sur la solidarité envers les pays plus pauvres, souvent les derniers entrés), elle perd un acteur stratégique. Si le Royaume-Uni y perdra peut-être, l’UE voit avec son départ le commencement de la fin.

Conséquences intérieures

Avant de s’intéresser à l’Europe, tournons-nous vers le Royaume-Uni. Évitons les adjectifs de bien ou mal, trop souvent employés pour commenter l’affaire, et admirons le fonctionnement de la démocratie britannique, malgré des règles récentes qui ont ralenti le processus. Il reste que le référendum ayant donné son verdict, il fallait l’accepter, tout comme on avait accepté celui d’adhésion en 1975 ou le non à l’indépendance écossaise de 2014. Que le vote fût serré, qu’il y ait eu mensonges et approximations (dans les deux camps) ne fait rien à l’affaire, le résultat était net.

La grande vertu du système britannique fut, malgré tous les errements, de parvenir à boucler la négociation. Rappelons ici le rôle ingrat de Th. May qui fit 90 % du travail, la percée brillante de Boris Johnson qui réussit à trouver des avantages nouveaux : les élections de décembre ont confirmé à une écrasante majorité (après les précédentes élections intermédiaires, faut-il le rappeler), le choix du peuple britannique ; Et le respect par ses élites de ce choix populaire, respect qui est si rare désormais sur le continent qu’on ne se lasse pas d’en admirer la vertu.

Au-delà, faisons quelques commentaires. Tout d’abord pour noter que le sursaut identitaire britannique, qui a voté en faveur de ce Brexit, doit se comprendre à l’aune de conditions qui sont d’abord intérieures avant d’être européennes. Il s’agit probablement d’une réaction au nationalisme écossais qui s’était signalé deux ans auparavant. Nous voyons là une expression classique de la géopolitique, celle d’un besoin de représentation commune. L’identité britannique a été davantage remise en cause par l’Écosse que par la mondialisation.

Le Brexit doit alors être appréhendé comme l’expression d’un Royaume qui veut recréer son unité. Nombreux furent les commentaires sur son inéluctable éclatement : séparatisme écossais ici, réunification irlandaise là, sans même parler de Gibraltar qui voudrait garder son statut in between. Or, il est fort possible que le pragmatisme britannique (et disons-le, anglais) réussisse à trouver voies et moyens pour ici empêcher l’Écosse de se séparer, là de conserver l’Irlande du nord (même si on peut également envisager un Royaume réduit à la portion congrue : après tout, la France accueillit en son temps plus d’un million de rapatriés d’Algérie, on peut imaginer un processus similaire envers les Britanniques d’Ulster…). Mais il est de l’intérêt des Européens de croire que le Royaume restera le pays uni qu’il a su bâtir, car il ne serait pas bon de déclencher une vague de séparatismes, qui constituent à coup sûr la plus mauvaise des solutions aux difficultés du moment.

C’est d’ailleurs bien conscient de ce besoin de réunification que B. Johnson a lancé son programme néo-étatique passant par un réinvestissement du Nord de l’Angleterre (LV 71). Il ne cherche pas simplement à consolider un électorat récemment acquis : il a l’intuition qu’un nouveau cours est arrivé et que le néo-libéralisme thatchérien doit laisser la place à un conservatisme « compassionnel » rénové, comme un de ses prédécesseurs avait inventé la formule. Il s’agit d’enrayer le déclin britannique (LV 14). Alors qu’au début des années 1980, M. Thatcher avait lancé une révolution idéologique qui allait durer quarante ans, écoutons ce qui est en train de se mettre en place du côté du Royaume : une fois encore, l’Angleterre risque de lancer la mode, grâce à son génie politique.

Identité globalisante

1940 et la défaite expliquent la géopolitique française contemporaine ; 1940 et la résistance anglaise expliquent pareillement la géopolitique britannique : un pays capable de résister seul à un envahisseur venu du continent. Partant de là, il ne faut pas assimiler le Brexit à un nationalisme de repli, faute que les commentateurs français, obnubilés par leur propre situation domestique, font trop souvent. À l’inverse, le Brexit encourage une identité ouverte qui n’est pas un repli sur soi, mais au contraire le départ vers le monde : l’Asie, l’Afrique et l’Amérique avec l’appui du Commonwealth.

Le Brexit est en effet d’abord une réaction à l’évolution européenne, que le Royaume a pourtant beaucoup influencé, malgré ses nombreuses options de sortie (opt out). En effet, Londres a longtemps joué l’équilibre entre Berlin et Paris qui toutes deux voulaient justement contrebalancer l’autre capitale avec l’appui anglais. Mais du coup, par ce jeu habile, le Royaume a beaucoup moins handicapé la construction européenne qu’on l’a dit, même s’il n’a jamais succombé au fantasme français du multiplicateur de puissance (LV 115). La première cassure fut celle de la guerre d’Irak en 2003, où Londres fit face à l’alliance franco-allemande. Deux ans plus tard, ce fut la France (et les Pays-Bas) qui mirent en cause le projet européen lors du référendum constitutionnel. La crise économique de 2008 puis la question des migrations ne firent qu’aggraver cette prise de distance, perceptible très tôt (LV 46)

Surtout, la vague d’élargissements, promue initialement par le Royaume, a brisé sa traditionnelle position d’équilibre occidental. Déplaçant le centre de gravité vers l’est, elle affaiblissait son influence. Avec le départ du Royaume, l’Europe est devenue beaucoup plus orientale, première conséquence.

Déconstruction européenne

Pour l’UE, le départ du Royaume peut signifier le début de la fin. Une puissance extrêmement utile s’en va, que ce soit en termes bruts (démographie, PIB, contribution au budget européen) mais aussi en termes d’influence stratégique (deuxième puissance militaire européenne, puissance nucléaire, siège au CSNU, Commonwealth).

Certains se rassurent, s’espérant cyniques et croyant que le blocage parti, tout devient possible. Mais ce n’était pas le Royaume-Uni qui bloquait réellement et les lenteurs de l’UE lui étaient intrinsèques. Surtout, la négociation à venir inquiète. Au début, souvenez-vous, il s’agissait de punir celui qui osait quitter. Finalement, l’UE fut autant troublée par la perspective d’un hard Brexit et malgré les déclarations péremptoires, accepta de nombreux arrangements. Maintenant qu’il s’agit de négocier les détails, l’unité de façade européenne risque d’exploser, les Polonais étant par exemple peu sensibles aux quotas de pêche qui intéressent tant Espagnols et Français.

Au-delà, le départ britannique annonce la probable rupture franco-allemande. Paris se rendra bien compte un jour que Berlin ne joue qu’en fonction de ses propres intérêts, masqués derrière un affichage européen très convenable, comme elle l’a fait depuis vingt ans (LV 103). C’est déjà le cas aujourd’hui, cela sera encore plus le cas demain. Londres qui jouait souvent une puissance d’équilibre, tierce partie fort utile dans la mécanique, ne sera plus là pour arbitrer le face-à-face franco-allemand. À cette réalité géopolitique première s’ajoutera le différend entre les deux Europe de l’Est et de l’Ouest. L’Est, voyant moins de subsides européens, sera encore moins conciliant avec la dynamique européenne, le tout sur fond de rift transatlantique.

L’UE a négligé depuis toujours les débats géopolitiques, contraires à l’intuition de Jean Monnet. On reste stupéfait par l’indolence qui la marque à l’occasion du départ britannique. Elle semble accepter sa fin, dans un Euxit mou (LV 38) alors qu’elle devrait réagir fermement : on n’en voit pas le début.

Et la France ?

La France a d’abord cherché à punir : qu’on se souvienne des déclarations enflammées de certains responsables, partisans d’une ligne sévère : nous avons perdu beaucoup d’appuis qui seront utiles demain. Les récentes déclarations de Mme Loiseau qui promet une catastrophe sont affligeantes, tant elles expriment un point de vue persistant et décalé. Or, si le Royaume-Uni, s’en va, c’est que l’UE a déçu. Le Président de la République a semblé en prendre conscience, qui appelle à un sursaut. Mais on ne décèle pas d’enseignement de cet échec européen. Que l’on appelle à plus d’Europe, soit : mais qu’on explique pourquoi elle a failli et ce qu’on va faire pour mieux convaincre.

Il faut donc accepter la fin du fantasme du multiplicateur de puissance et revenir à un pragmatisme stratégique de bon aloi. Il passe fort logiquement par un retour rapide de la bonne volonté avec Londres, d’autant que Boris Johnson surprend beaucoup par sa ligne politique novatrice. Il passe aussi par une nouvelle stratégie européenne qui doit commencer par un débat sur notre posture géopolitique commune. De la même façon qu’on a remarqué la clarté du diagnostic stratégique sur l’OTAN (LV 129) ou noté un nouveau réalisme diplomatique (LV 124), il convient de procéder pareillement en Europe. Du courage !

L’UE va mal, ne le cachons pas. Ce ne sont pas des plaidoyers lyriques qui permettront de sortir de ses difficultés. Il convient de remettre à plat les fondements, par exemple la méthode des petits pas, et ne pas se contenter de pansements administratifs comme on l’a fait trop souvent pour surmonter les crises récentes. Au travail !

JOCV

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