L'altérité à son comble (LV 142)

La crise sanitaire mondiale provoque de multiples tensions, des distanciations stratégiques comme des gestes barrières tactiques. Lé dérèglement s’accentue et s’affiche désormais. Ce qui pourrait être en cause dans ce brutal raidissement, c’est le rejet massif des manières fortes occidentales et la péremption d’un modèle sociétal euro-atlantique dont la coronacrise a montré la fragilité. Une altérité antagoniste défie la prétention universelle qui gouverne le monde. La France doit se préoccuper d’une relance de l’état d’organisation du monde pour y préserver sa place.

Arrivés au plateau paroxystique du désordre international causé par la crise du coronavirus, la friche stratégique évoquée depuis trois ans (LV 84) est devenue un vrai champ de foire. L’Autre, tous les Autres posent problème à tous, on se compare et on prend ses distances avec tous. Les antagonismes se multiplient et l’altérité s’installe avec ses risques et ses dangers.

Partout la vision stratégique s’emballe. Elle oscille en France entre inertie autosatisfaite, suivisme fataliste et alarmisme irraisonné. Pourtant cette crise d’ampleur inédite peut nous permettre de remiser nos vieilles lunes, à l’intérieur comme à l’extérieur, pour affronter plus affûtés un monde renouvelé. Que seraient devenues clairvoyance et ambition des Français si après ce gros temps, nous ne savions nous redresser et rebondir avec sang-froid, comme après le 8 mai 1945 !

Mais avant d’y venir, faisons un tour d’horizon des distanciations stratégiques de la planète en état de crise sanitaire et des gestes barrières tactiques des puissants pour imposer leurs voies. Reconnaissons que nous sommes servis en manifestations significatives. La Vigie (LV 140) y a déjà vu une forme de récession stratégique et sans doute, faut-il identifier maintenant avec Chantal Delsol le crépuscule de l’universel (ici).

État d’urgence stratégique mondial

Partout des contestations, des anathèmes, des exigences et des sanctions sur des sujets qui affectent la paix et la sécurité internationale.

D’un côté, une administration américaine en campagne qui multiplie les bourdes et cible durement une gouvernance chinoise accusée d’agression virale (LV 139) après avoir renié la vieille solidarité transatlantique. De l’autre, une posture chinoise réfutant toute malice et enfermée dans une splendeur suspecte. On se rend coup pour coup. Le verbe est haut et le propos sans nuances. Le piège de Thucydide (Vers la guerre- G. Allison) serait-il en marche ?

En Europe aussi, les États membres de l’UE se regardent de travers, se jaugent et se critiquent. Après avoir raillé le laxisme des sœurs latines du « club Méditerranée » premières touchées par le virus (alors que la Grèce et le Portugal sont peu touchés), les pays continentaux de l’Europe s’en prennent avec une suffisance sentencieuse à la légèreté initiale d’Anglo-Américains qui constituent désormais le gros bataillon des victimes du Covid-19 (voir plus haut). Le cadre de solidarité des 27 de l’Union est mis à l’épreuve et il n’y a plus d’espace commun pour la concertation économique, sanitaire ou sociale. Le chacun pour soi prévaut, l’UE impuissante est inaudible.

Une forme de distanciation stratégique s’est opérée ouvrant un jeu dangereux qui relègue toute forme de concertation internationale. Entre unilatéralisme américain, entrisme chinois et impuissance européenne, la France ne peut plus guère compter que sur elle-même.

Anciens et nouveaux modèles

Ailleurs, certains découvrent que le profil immunitaire des Africains est sans doute plus robuste que celui des Européens, que la discipline collective des Asiatiques est plus consentie que dans le monde atlantique. Pour beaucoup, le modèle occidental est à bout de souffle et le soutien coopératif est désormais à rechercher auprès de ces Asiatiques si résilients. Et, paradoxe, la France voudrait bien désendetter l’Afrique qui ne songe qu’à emprunter à la Chine ! Une nouvelle cartographie de la solidarité internationale et des coopérations s’esquisse qui annonce des temps bien différents. On expérimente une large décorrélation, proche du scénario Orbites évoqué en 2017 (LV 61) dans notre analyse d’un monde non conforme de plus en plus tenté par le « multisme ».

Il y a bien des raisons à cela, si l’on on en croit ce questionnement (voir billet) que développe aujourd’hui avec brio Chantal Delsol. Si on la suit, l’actuelle scénarisation de la crise révèle une forte contestation voire un rejet brutal de l’occidentalisation du monde qui fut la norme de la vertu et du progrès ainsi que la vitrine de la modernité. Celle-ci véhiculait des valeurs coopératives et une religion multilatérale articulée sur le triptyque magique fondé sur l’économie libérale, la démocratie parlementaire et un État minimal, capable de libérer les forces et d’organiser de façon bénéfique la vie sociale. La réussite américaine servait de modèle, la Charte des Nations-Unies de cadre. La pandémie nous révèle brutalement que ce temps est révolu. Des cultures extérieures avec d’autres valeurs, d’autres expériences collectives et d’autres passés entrent en compétition et offrent d’autres légitimités, d’autres modèles et d’autres réussites. Cette crise révèle en fait une rivalité de paradigmes qui distingue l’individualisme occidental, libéral et mondialiste du globalisme, sociétal et conservateur (holisme) : elle oppose des globalisés à des enracinés.

Les contradictions latentes se sont amplifiées bientôt suivies par des récusations générales, en provenance du monde communiste chinois, de l’intégrisme musulman, de l’autoritarisme russe, des populistes et des illibéraux européens. Et trente ans après la fin de la Guerre froide et du système soviétique, c’est tout l’imperium occidental qui s’effondre à son tour, balayé par ce coronavirus inconnu.

Utilité chinoise

Ainsi la rivalité exacerbée entre États-Unis et Chine provient en fait d’une défiance idéologique irréductible et d’une tension anthropologique cardinale entre eux qui s’expriment dans le Document n°9 du PCC de 2012 (ici). Celui-ci prescrit de maintenir la direction politique correcte car le Parti connaît le bien du peuple mieux que le peuple lui-même et peut seul conduire à son développement harmonieux. Il ne s’agit pas là d’un avatar léniniste mais d’un lien plus fort et plus ancien entre le peuple Han et la culture confucéenne. Inutile donc de réactiver le front anticommuniste de la Guerre froide.

Pourtant, cette tension n’a pas empêché la Chine de jouer la modernité avec les outils communs dans l’idée de prendre le meilleur de l’Occident pour garder le meilleur de la Chine selon le mot d’ordre prêté à Deng. Cette Chine-là, consciente de ses faiblesses mais déterminée à réaliser son objectif d’équilibre stratégique en 2049, prend la mouche sous les assauts et les suspicions sanitaires et sort du rôle du challenger complaisant de l’Occident (LV 14).

On peut imputer ce désenchantement brutal du modèle occidental à des biais devenus insupportables :  le cynisme ordinaire de la règle du deux poids, deux mesures appliquée sans vergogne ; la dérive assumée d’un humanisme occidental porteur de sens vers un humanitarisme indifférencié, négligeant les enracinements et cantonné à une philan-thropie dépersonnalisée ; le refus de toute morale collective. La religion du progrès irrésistible est récusée par les enracinés qui dénoncent son prosélytisme autoritaire.

En ce sens la dérégulation complète que suscite la coronacrise et l’altérité stratégique portée à son acmé par les anti-universalistes désoccidentalisés caractérisent un véritable conflit culturel, le premier conflit mondial du XXIe siècle. Une nouvelle géographie de la planète émerge et nous convoque.

La relance du narratif national de la France

Revenons à la France. Elle est réduite à ne plus compter que sur elle-même pour tirer son épingle du jeu. Certains diront les leçons sociétales apprises ou ce qui doit changer dans notre gouvernance politique, sanitaire, sociale et économique, ceux-là traiteront démocratie et libertés publiques, d’autres, budgets et dettes. Il faudra se souvenir des réflexions inquiètes de Pierre Manent (ici) sur l’état d’exception actuel de la France qu’il faut régulariser.

Ajoutons que tout mouvement d’ampleur comme cette coronacrise mondiale est une belle occasion de tester ses procédures et ses amis, de corriger des erreurs identifiées, de sortir d’impasses insolubles, de gagner des positions favorables et de se renforcer. Encore faut-il éviter de se contenter de revenir en douceur au statu quo ante. Il faut au contraire participer au mouvement de relance de ce monde multiple pour s’assurer qu’il ménage nos intérêts et valorise nos atouts. Nous emprunterons à Jean Guitton l’essentiel pour élaborer une grande stratégie de relance pour l’avenir. Dans La Pensée et la guerre (ici), il nous enseigne l’art de l’antithèse qui est aussi celui de la contradiction avec l’Autre. Elle permet de s’emparer de sa part de vérité qui, en venant compléter la mienne, permettra de gagner un état de connaissance supérieur garant de ma maîtrise de l’avenir. La diversité comme l’adversité est richesse. Il y a aujourd’hui des pistes asiatiques et africaines à intégrer pour restaurer la gouvernance mondiale.

Si le narratif de la crise est d’abord un enjeu politicien de très court terme, une simple restauration après toilettage semble exclue. En revanche l’avenir dépendra de notre discernement stratégique. Or la participation de la France à l’élaboration d’un universel mieux partagé est requise dans la nouvelle donne du monde. La France, habitée de l’universalisme depuis sa saison révolution-naire et son siècle des Lumières, doit se relancer avec une nouvelle dynamique (LV 20). D’abord en recadrant la dynamique européenne sur sa densité géopolitique et ses enracinements réels et divers, notamment à l’Est (monde slave) et au Sud (Maghreb) (LV 109). Ensuite en proposant une base acceptable de principes et de modalités de concertation internationale entre les six ou sept plaques géostratégiques homogènes (LV 61) capables de constituer une gouvernance mondiale coopérative, débarrassée de sa tutelle autoritaire.

Cette tâche, bien dans la tradition de la diplomatie française, vaudra mieux qu’une nouvelle religion d’un Greeen deal si aléatoire. Pour le reste (notre stratégie propre), on s’aidera de l’équation de la stratégie de la France que nous avons déjà définie (LV 121).

JOCV

Pour lire l’autre article du 142, L’Europe et le COVID, cliquez ici.