La révélation Notre-Dame (LV 116)

L’incendie de Notre-Dame a immédiatement fait cesser toutes les conversations. Subitement, une « émotion patrimoniale » s’est manifestée, émotion collective et d’abord française face à un patrimoine touché. Bien public au-delà de toute valeur, la cathédrale mutilée a touché l’âme des Français car Notre-Dame réunissait les contraires, sacré religieux et sacré national à la fois. Certaines réactions officielles sont immédiatement apparues décalées, alors pourtant que l’élan international de compassion rappelait que le monde attend toujours quelque chose d’exceptionnel de la France. Cette attente de France est désormais trop souvent déçue par des dirigeants déracinés.

L’incendie de Notre-Dame de Paris a bouleversé beaucoup de monde. Il révèle beaucoup de traits qui nous situent et que l’air du temps affectait facilement d’oublier.

Subitement, le grand débat s’éclipsa

L’événement survint de façon brusque, alors que le président de la République s’apprêtait à prononcer une adresse à la Nation pour tirer les conclusions du « Grand débat ». Ce débat est alors immédiatement passé à la trappe, comme s’il n’avait plus ni urgence ni importance. Or, il se voulait lui-même une réponse au mouvement des « Gilets jaunes », qui avait émergé de manière totalement inattendue sur la place publique (LV 109). Des ronds-points à Notre-Dame, la question de la place de la cité (ou du cœur de la Cité) dans leur vie semble le trait commun de ce qui préoccupe pourtant les Français depuis près d’un an. Comme si le débat politique s’articulait désormais autrement que par les formes surannées d’hier qui ne marquent plus les esprits. Comme si la France, se voyait autrement et allait voir ailleurs.

Notre-Dame a pris feu et immédiatement, tout le reste devint secondaire. Finalement, même les mots prononcés par le président, au sujet de l’incendie paraissaient futiles. Cela se passait ailleurs.

Les accrocs à la communication publique en disent plus sur la France que les discussions insipides et oiseuses que nous infligent les grands médias. Ces brèches ont révélé des attitudes enfouies que l’on croyait révolues : cohésion nationale vivace, génétique tenace (LV 101), refus marqué de la disparition, enracinement persistant que la promesse d’un nouveau monde ne satisfaisait pas. Au fond, voici un vrai clivage sous-jacent, bien plus pertinent que celui entre droite et gauche, entre libéralisme et capitalisme, entre progressisme et conservatisme, entre souverainisme et mondialisme : celui qui existe entre enracinés et déracinés, dans le sillage des intuitions de Barrès et Simone Weil …

Émotion patrimoniale

Le bavardage habituel n’a guère tenu face à l’immense « émotion patrimoniale » qui s’est élevée rapidement, en France comme à l’étranger. Cette notion, mise à jour par l’anthropologue D. Fabre à la fin des années 1990 après la dévastation accidentelle de sites patrimoniaux (parlement de Bretagne, château de Lunéville, parc du château de Versailles), est exposée par la sociologue Nathalie Heinich dans un remarquable article (ici). Notons que cette émotion s’applique également à la destruction des Twin towers à New-York ou des bouddhas de Bamiyan en Afghanistan ; il n’y a pas d’exclusive française, européenne ni même occidentale en la matière.

Or, en ces temps troublés où l’émotion a pris le pas sur la raison, où les médias cherchent à toucher le cœur plutôt qu’à informer ou expliquer, où les réseaux sociaux démultiplient radicalement les pulsions du cœur, il est intéressant de noter ici une émotion non pas fugace mais profonde. Cette profondeur tient à la nature justement exceptionnelle de ce « patrimoine ». D’une certaine façon, le patrimoine (privé ou public, le meuble de la tante ou le château de Versailles) se caractérise justement par l’émotion qu’il contient. « La preuve du patrimoine est qu’on en est ému » (cf. billet).

Réseaux sociaux

Cette émotion n’a pas été altérée par les réseaux sociaux. Alors que d’habitude ils permettent toutes les dérives, on a assisté le lundi 15 avril au soir à une retenue générale, signe là aussi que quelque chose de différent était en train de se passer. En fait, les réseaux ont permis effectivement de mutualiser et de socialiser, dans ce cas particulier, l’épreuve que chacun ressentait et avait besoin de partager, d’autant plus que c’était précisément un symbole du lien social nous rassemblant qui était cette fois touché.

Patrimoine sans « valeur »

Il y a cependant dans le cas de Notre-Dame aussi un sentiment d’universalité qui mérite qu’on s’y attarde. Au fond, voici l’exemple type d’un bien public qui est frappé. Mais surtout, c’est un bien public rare, à très grande valeur, unique en un sens. Au point de n’avoir pas de prix car il a trop de valeur.

Nous voici obligés de constater les deux sens du mot patrimoine, conjugués aux deux sens du mot valeur : une acception vulgaire et économique, où le patrimoine est synonyme de capital, mobilier ou immobilier, un bien privé qu’on se transmet et où la valeur se mesure à la contrevaleur monétaire du bien considéré ; et un sens élevé, presque moral, où le patrimoine est forcément public, où la question monétaire ne se pose plus, où la valeur repose non sur l’argent mais sur le rare, l’unique, le symbolique, car l’objet ne peut évidemment pas être vendu. Or, bien des responsables ont réagi en fonction de la première acception, sans comprendre que le public réagissait d’abord selon la deuxième. Cela a occasionné des incompréhensions et des maladresses, nous y reviendrons.

Le registre des valeurs

Quel est donc le registre des valeurs auquel les Français se sont immédiatement référés ? Ces valeurs sont en fait des « principes partagés d’attachement et de jugement ». Il y a l’ancienneté (registre historique de lien avec notre filiation), la « familiarité d’un cadre de vie (registre domestique), la valeur cultuelle (registre mystique), la prouesse architecturale (registre technique), la beauté et la monumentalité (registre esthétique), la valeur symbolique qui renvoie à l’histoire de la France ou à la civilisation occidentale (registre herméneutique), la valeur patriotique d’emblème de la nation française (registre civique), la valeur sentimentale pour les « amoureux de Paris » (registre affectif)… ». Notre-Dame coche quasiment toutes les cases qui font d’un bâtiment un patrimoine porteur d’émotion.

Symbole national…

Mais surtout, Notre-Dame a réussi à rejoindre les deux France, celle qui croyait au ciel et celle qui n’y croyait pas (Aragon), celle émue aussi bien par le dimanche de Bouvines que par la fête de la Fédération (Duby). Notre-Dame est encore aujourd’hui un lieu de culte, une église, une cathédrale, autrement dit un temple dédié au culte catholique, même si le mot ne fut quasiment pas prononcé par les autorités, signe d’un raidissement qui ne comprenait pas ce qui se passait au fond de l’âme du peuple.

Mais Notre-Dame est aussi un symbole, lieu de tourisme pas seulement pour des raisons esthétiques mais parce qu’il s’y déroula de grandes heures, du sacre de Napoléon au Te Deum de la Libération en 1944 et aux obsèques (télévisuelles) de Charles de Gaulle en 1970. Ainsi, à la différence de Saint-Denis ou de la cathédrale de Reims, Notre-Dame n’est pas le symbole de la monarchie mais bien de Paris, autant que la tour Eiffel. Mais alors que cette dernière n’est qu’une prouesse technique, Notre-Dame relève aussi du sacré, ce qu’ont bien exprimé les foules. Il y a eu une sorte de transfert, celui de l’inaliénabilité et de la pérennité, celui donc d’une Nation, se voulant pourtant laïque. Notre-Dame a concilié les contraires.

Cela explique aussi la virulence inattendue des critiques envers deux types de réalités : l’une économique, celle de la défiscalisation des dons, notamment des plus riches (cf. Le Cadet 60) qui a été vue comme une faute de goût, quelle que soit l’intention initiale, probablement sincère, des donateurs ; et l’autre politique, celle de la volonté gouvernementale supposée de « saisir l’occasion » et de traiter la rénovation de Notre-Dame comme une question technique et esthétique ; à réaliser en 5 ans (alors qu’on parle d’éternité) et en ouvrant un concours d’architecte pour réaliser une flèche moderne et progressiste, ce qui ignore les attentes ici conservatrices des Français.

… et international

Le feu éclatait à nouveau à Paris, et l’on revit aussi l’élan de solidarité internationale se manifester à nouveau, comme après l’attentat contre Charlie Hebdo puis celui du Bataclan. Dans l’infortune, Paris devenait le centre du monde. Comme si on attendait beaucoup de Paris et de la France et que ses malheurs devaient être bien spécifiques, universels comme si l’exception française devait se manifester jusque dans les fléaux. Il y avait aussi bien sûr l’effet de l’émotion patrimoniale, logiquement moindre que celle qui affectait les Français. Mais au fond, les étrangers ont vu l’image de la France abîmée, encore une fois. Triste symbole d’une Nation qui n’est plus assez elle-même et ne répond plus à ce qu’on attend d’elle, marque de sa différence, de son universalité.

Thierry de Montbrial, qu’on ne saurait soupçonner d’extrémisme, le constate sur un tout autre plan. Évoquant l’actuelle politique étrangère de la France (ici), il observe que le président Macron a décontenancé d’autant plus qu’il avait suscité une énorme espérance, notamment en Europe et dans le reste du monde (voir LV 115). Selon lui, l’influence de la France « est plus faible qu’il y a quarante ans (…). Une politique étrangère repose sur trois piliers : une tradition diplomatique et militaire, un concept comme l’avait de Gaulle et une puissance économique. Progressivement, notre concept gaullien s’est dilué, imprégné de néo-conservatisme américain. Aujourd’hui, le concept France n’est pas très clair. Et si nous ne parvenons pas à nous redresser économiquement, notre influence dans le monde continuera de diminuer ». Il est vrai et nous l’avons-nous-mêmes souvent exprimé, la France n’est guère lisible vue du dehors.

Refaire, réenraciner

L’incendie de Notre-Dame et la chute de sa flèche ont constitué des événements symboliques forts, des marqueurs emblématiques. La France connaît, depuis quelques années, une augmentation des grands rassemblements et causes dépassant tous les partis et tous les calculs.

Or, la réponse des différentes autorités n’a que bien rarement été à la hauteur. La France aspire au grand, au large, à l’ambitieux. Elle s’est trop souvent réduite, au cours des années récentes, à des réactions de boutiquiers, à des calculs technocratiques et à des fadaises occidentalistes à l’intérieur comme à l’extérieur. Ce ne sont pas des mots qui font l’autorité de l’État et la grandeur de la France mais des racines vivaces. Puisse Notre-Dame restaurée relancer la France sur les voies de la confiance, de la sérénité et du bien commun assumé.

Lien vers « Bien commun et défense » l’autre article du numéro 116

JDOK