La France et le plein exercice stratégique : aide-mémoire au roi 2022 (LV 182)
Pour clore cette année et nourrir le débat stratégique de la présidentielle, voici présentées les quatre logiques qui structurent la posture stratégique de la France fin 2021 : les voisinages, les compétitions, les frictions et les guerres froides. Dans le monde post Covid qui s’entrouvre faut-il garder ce logiciel dépassé du XXe siècle? Peut-on en explorer un autre pour permettre à la France dans l’Europe et à l’Europe dans le monde de proposer un autre point d’équilibre, dégagé de la rivalité entre les États-Unis et la Chine? L’année 2022 sera-t-elle un jalon dans l’histoire stratégique de la France ou la réactivation de ses actions antérieures ?
Une année se termine. Que retenir ? Césure dans la marche du monde, accélération de la transition stratégique d’après-guerre froide… Avant le rendez-vous présidentiel, c’est un bon moment pour dire d’où l’on vient, voir où en est et tracer des lignes d’avenir.
Trajectoire de la France depuis un siècle
Retour sur un siècle chargé : 1921, traités de paix États-Unis/Reich, Pologne/URSS. 1933, parti nazi au pouvoir. 1936, Rhénanie remilitarisée puis front populaire. 1939, drôle de guerre, mai, juin 1940, désastre militaire, armistice, France libre, France de Vichy. 1944, débarquements en Normandie et Provence. 1945, Libération, ONU. 1949, Alliance atlantique. 1954, Dien Bien Phu, Toussaint rouge en Algérie. 1955, affaire de Suez ; 1957, traité de Rome (CEE). 1958, Ve Rép. 1962 ; indépendance d’Algérie. 1963, traité d’amitié franco-allemand. 1964, dissuasion nucléaire ; 1966, retrait de l’Otan. 1991, fin de l’URSS. 1992, traité de Maastricht établissant l’UE. 2009, réintégration dans l’Otan. 2020, Covid 19 : le monde est à l’arrêt sur panne sanitaire.
Ces quelques jalons de l’histoire stratégique de la France depuis 1921 portent la vision de son rôle en Europe et dans le monde.
Fin 2021, la planète a muté, sa population a triplé ; comme les guerres intra-européennes et coloniales, la Guerre froide s’est éteinte. Mais le monde en affronte une autre, avec la rivalité États-Unis/Chine. D’un côté, la nation essentielle impose ses intérêts, exerce la force, dit le droit et enrôle ses débiteurs. De l’autre, l’empire du milieu affirme clairement altérité sociopolitique et centralité géostratégique. Entre eux, des résidus d’empires russes, turcs, européens, coloniaux et la fragile UE.
Alors en 2022, le plein exercice stratégique pour la France est-il de se ranger dans un camp ou bien de susciter une nouvelle polarité de la France en Europe et de l’Europe dans le monde ? Car la tentation est grande de reprendre nos gammes stratégiques de 2019 et de différer l’aggiornamento envisagé fin 2020 (LV 157). La porte d’un monde nouveau s’entrouvre et il faut sans doute la franchir.
Dialectiques conflictuelles en vigueur
Dans le monde d’avant Covid 19, la France devait articuler quatre logiques stratégiques pour gérer son rapport au monde : celle des voisinages, celle des compétitions, celle des frictions de crise et celle de la guerre froide.
En cette fin d’année 2021, faut-il simplement les reconformer au monde actuel ou bien chercher à en changer la donne ? Telle est la question à se poser avant avril 2022.
En 2017, LV esquissait un programme de sécurité et de défense pour la législature (LV 66). Elle en a entretenu ensuite la rhétorique avec, entre autres, construire un rapport de force (LV 97), stratégie : vacance ou vacuité (LV 98), code génétique stratégique (LV 101), fiabilité en stratégie (LV 125), regard sur la régulation stratégique (LV 133), les fronts intérieurs français (LV 167), garder le cap (LV 169) et enfin seuls (LV 177). Ces travaux procédaient tous de principes stratégiques chers à Foch : liberté d’action et économie de nos forces. Alors comment appliquer ces principes au monde fluide des décennies à venir ? C’est la question posée aux stratégistes de 2022. Pour cela, reprenons les logiques stratégiques en vigueur en France avant la pandémie de Covid 19 pour les réévaluer et bâtir l’avenir.
La logique géopolitique des voisinages
La construction européenne conçue pour immuniser l’Europe occidentale des guerres nationales reste inachevée. L’UE, son dernier avatar, élargie aux confins russes depuis 25 ans, est séparée de la Russie par un vrai rideau de fer avec comme marche disputée, l’Ukraine. Antagonisée à l’Ouest pour non-conformité politique, la Russie s’est corrélée à l’Est avec la Chine. Et la France est enrôlée dans la défiance atlantique à son égard. Fin 2021, l’Otan en est venue à redouter un conflit militaire à l’Est de l’Europe ! Le piège atlantique qui isole la Russie de son espace stratégique naturel n’est bénéfique ni à la France, ni à l’Allemagne, ni aux Européens. Il faut corriger cette anomalie géopolitique.
La Méditerranée, espace de contact militaire de la Guerre froide, n’a pu recouvrer sa vocation transméditerranéenne naturelle entre ses rives européennes, asiatiques et africaines. La sécurité d’Israël, les printemps arabes et les défis migratoires l’ont interdit. Fin 2021, le Maghreb est en état de désordre maximal et nos proches voisins du Sud sont incapables de penser un avenir commun. Il est de l’intérêt des trois sœurs latines d’y contribuer en réalisant un pôle coopératif de développement au Sud de l’Europe.
Les outremers (voir infra) sont de vrais atouts de la France au XXIe siècle qui lui permettent de participer aux dynamiques régionales de la planète. Fin 2021, ils lui procurent la position avantageuse de riverain de ses multiples pôles stratégiques. Il reste encore à les valoriser pour concourir à notre développement et à celui de l’Europe. Dans ces voisinages, gardons l’initiative pour défendre nos intérêts et contribuer aux équilibres de la planète.
La logique stratégique des compétitions
Elle s’impose sur le plan géoéconomique où la concurrence règne et où la France n’a que des adversaires, y compris dans l’UE. Or souvent, la France succombe à une double tentation : sacrifier avec naïveté une partie de ses intérêts directs pour faire avancer ses projets politiques à long terme, notamment l’Europe intégrée qu’elle vise ; accepter avec cynisme des biais éthiques et inamicaux pour servir des intérêts indirects, en matière d’exportation d’armement notamment. Et dans ces dures compétitions, les équipes France valorisent la garantie étatique plus que la manœuvre industrielle. Fin 2021, de multiples exemples illustrent la faiblesse de nos positions compétitives, qu’il s’agisse de l’illusoire défense européenne à la française, des désillusions australiennes (LV176), des arrière-plans qataris, libanais ou saoudiens ou des projets militaires franco-allemands.
En 2022, le plein exercice stratégique imposera des ambitions clarifiées et hiérarchisées, une méthodologie rigoureuse ainsi qu’une planification stratégique globale et agile de nos entreprises extérieures.
La logique stratégique de friction en crise
Dans nos engagements récents, le contrôle politique et la direction stratégique de nos opérations militaires ont pu être pris en défaut par excès de présupposés politiques. Il est donc revenu à la conduite de terrain d’obtenir des résultats dont la finalité n’avait pas été assez définie. Quant au retour positif en sécurité intérieure des actions extérieures, elle fut plus postulée que vérifiée, en Afghanistan, Libye, Syrie, Centrafrique, au Sahel. Dans ces opérations de crise, une communication stratégique péremptoire a occulté des approximations militaires, des partis pris idéologiques, des choix aventurés et souvent obstinés. On s’est perdu dans d’ingagnables opérations de police régionale menées à la façon américaine. Les déboires syriens, maliens, la concurrence d’opérateurs semi-privés russes et turcs, la détermination farouche de nos adversaires ont discrédité nos capacités stratégiques et tactiques.
La prochaine législature doit tirer la leçon de décennies de frictions avec Taliban, Daeschis, Fréristes, rebelles, jihadistes et bandits de tous poils. Dans ces engagements coûteux en vies humaines, en argent public et en réputation politique, la France souvent isolée a mené bien des combats infructueux. Sa cote stratégique en a pâti. Il faudra éviter demain l’aventurisme militaire, surtout si l’on doit viser la haute intensité (LV 180). La friction militaire asymétrique est à éviter.
La logique stratégique des guerres froides
On la voyait périmée sous l’effet conjugué de la mondialisation marchande avec ses espaces coopératifs et de la régulation collective du G7/G20. Mais faute d’avoir su y faire une place aux émergents, à leurs identités, leurs valeurs et leurs intérêts, le multilatéralisme efficace a dû céder la place à une nouvelle guerre froide, assortie de manœuvres d’alliances et d’intimidations de toutes sortes, surtout dans les espaces fluides qui articulent prospérité et développement. Ce sont, LV l’a martelé, les divers champs d’action monétaire, sidéral, énergétique, cyber, océanique, normatif, où des conflits de haute intensité se sont installés hors régulation internationale, déclenchant prédations, ripostes, sanctions, menaces avertissement, toute la rhétorique guerrière connue des militaires. Fin 2021, la rivalité entre Chine et États-Unis crée un état de guerre froide avec ses deux points chauds, Ukraine et Taïwan. Nous avons tout à gagner à nous placer au-dessus de cette mêlée d’un autre temps et à entraîner nos voisins dans une posture d’équilibre stratégique coopératif, alternative aux compétitions sauvages, frictions risquées et guerres froides larvées, héritages des méandres stratégiques des siècles passés.
Les Communs, exercice stratégique partagé
Dans ce schéma, ne relève en fait de l’intérêt général que ce qui touche à la santé et au patrimoine de l’humanité, les ressources et le climat de la planète. Tout le reste se construit et se négocie selon des logiques stratégiques bien souvent antagonistes et des systèmes socioéconomiques concurrents. La France et les Européens doivent favoriser l’émergence d’une régulation stratégique régionale et démultipliée pour ce monde nouveau.
Quel rôle pour les armées dans ce système ?
Arrivé à ce point de l’analyse, on devine que la force armée ne joue plus le premier rôle dans la sécurité et la défense de la France et de ses voisins. Sans brader la garantie nucléaire qui bloque la guerre interétatique, ni négliger les capacités d’intimidation et de riposte dans tous les secteurs de frictions, la France doit entreprendre la mutation (ES 3) de son appareil de défense et de sécurité pour assurer d’abord sa sécurité intérieure, condition de son autorité extérieure.
Une grande stratégie en 2022
Pour la France, le plein exercice stratégique, c’est un regard neuf sur le monde (LV 171) qui vient et une grande stratégie cohérente et perspicace (LV 178).
JOCV
Pour lire l’autre articl du LV 182, Nouvelle-Calédonie, et maintenant ? cliquez ici
Comments ()