Isolat britannique (LV 105)
Le Brexit aura peut-être lieu. Il manifeste tout d’abord une représentation britannique du destin commun, finalement différente de l’habituelle préférence pour le grand large énoncée par Churchill. Il y a un exceptionnalisme britannique et surtout une fierté de l’histoire anglaise au XXe siècle qui expliquent en grande partie la décision du Brexit. Notons que cette décision réveille des questions régionales compliquées (Écosse, Irlande du Nord) mais que Londres devrait trouver les moyens d’alliances fluides, peut-être plus adaptées au XXIe siècle. Le départ du Royaume-Uni n’ouvre pas la porte à d’importants développements en termes d’Europe de la défense et Paris aura intérêt à conserver l’entente cordiale qui a réussi il y a un siècle aux deux vieilles nations.
Ainsi Theresa May, la Première ministre britannique, a réussi à négocier pour le Royaume-Uni un accord de sortie de l’Union européenne. À l’heure de publication de ces lignes, rien n’est dit de la ratification de cet accord, notamment par le Parlement britannique. Mais ce n’est finalement pas le plus important, paradoxalement, car le Brexit dit surtout beaucoup de choses des îles britanniques en ce début de millénaire.
Un parcours politique heurté
Constatons que la vie politique britannique ne suit pas un cours tranquille. Il y a trois ans et demi (LV 14), nous évoquions déjà le déclin britannique : alors, D. Cameron était au pouvoir et faisait déjà face à un groupe parlementaire conservateur indocile. Nous notions qu’il s’était « laissé enfermer dans un débat national anti-européen qui lui a aliéné toute possibilité de manœuvre diplomatique sur le continent » : alors, nous n’excluions pas la possibilité d’un Brexit (« l’opinion anglaise actuelle laisse entrevoir un Brexit »), ce que tous les spécialistes jugeaient à ce moment improbable : on sait ce qui est advenu !
Car le référendum a eu lieu le 23 juin 2016 et il a conclu nettement à la sortie de l’UE du Royaume. Voyons-y d’abord une grande leçon de démocratie : la voix populaire a été respectée et les gouvernements britanniques ont décidé de négocier ce qui avait été demandé par le peuple. Quoi que l’on dise, notamment sur le fait qu’il ait été abusé, il y a là un respect de la démocratie qui suscite l’admiration, tant les technocrates européens avaient eu tendance à passer outre des référendums qui leur déplaisaient, entraînant une abstention délétère. D’un autre côté, comment ne pas être déçu par le personnel politique anglais qui se préoccupe de son destin personnel plus que d’une vision de l’avenir et qui vote ou démissionne en fonction de ses intérêts de court terme ?
Enfin, nous observions au lendemain du vote (LV 46) : « les camps du Brexit ou du Remain sont bien plus hétérogènes qu’on ne l’a dit. D’un côté, des souverainistes se sont alliés à des ultra-libéraux nantis ; de l’autre, des financiers alliés à des indépendantistes ». Rien ne s’est arrangé depuis. Paradoxalement, cette diversité a permis à Theresa May de survivre politiquement, malgré sa faiblesse. C’est d’ailleurs cette profonde division intérieure qui donne quelques chances à l’accord actuel de survivre. Elle est cependant le signe d’une insatisfaction partagée par l’ensemble des Britanniques.
Représentations
Pourtant, tous s’appuient sur une représentation commune. C’est bien sûr celle de l’île, naturellement et géographiquement autonome, distincte de la masse continentale à laquelle elle est adossée. Les îliens se pensent d’abord comme un isolat (malgré les nations britanniques ou encore la division de l’Irlande : il y a cependant une authentique communauté de destin).
Et puis comme toute Nation, il y a le souvenir des belles choses faites ensemble, pour citer Renan. Beaucoup constatent ainsi une recrudescence des citations de la Reine Victoria ; de même, aucun dirigeant britannique n’a voulu rejoindre la commémoration du centenaire de l’Armistice, le 11 novembre 2018. Ce n’était pas dû à la fragilité politique de Theresa May, mais plutôt aux cérémonies anglaises organisées au même moment au Cenotaph. Rappelons que les Anglais ont inventé l’hommage au soldat inconnu et ont été les premiers à mettre une fleur à la boutonnière, le Poppy constitutif du Commonwealth, bien avant que les Français ne trouvent le Bleuet.
De même, comme l’explique Alex Taylor (ici), les Britanniques sont très fiers d’avoir gagné la Seconde Guerre mondiale. Ils en ont gardé une nostalgie qui les distinguent profondément du souvenir que les autres nations européennes ont du conflit. Selon Alex Taylor, « Tout repose sur l’idée du caractère « plucky » de la nation. Ce mot intraduisible réunit à la fois les notions de courageux, vaillant, mais surtout le concept, très britannique aussi, de « against the odds« , contre toute probabilité, seul, envers et contre tout ! ». Tel est l’ADN unique, socle positif de fierté et assurance que le Royaume pourra résister à tout. Les Britanniques sont persuadés qu’ils ont sauvé l’Europe en 1945 et qu’elle leur en sera éternellement reconnaissante.
Ajoutons à cela les mécanismes à l’œuvre dans bien d’autres votes populaires ces dernières années (élections de V. Orban, D. Trump, J. Kurz, M. Salvini etc.) : une profonde défiance envers la mondialisation, bien moins heureuse que proclamée, le sentiment de l’accroissement des inégalités, une question migratoire complexe mais vraiment sensible pour les masses populaires et les classes moyennes britanniques… On est loin du discours convenu (mais comportant toujours des éléments de vérité) sur « le choix du grand large ». Le mot de Churchill sur l’atlantisme britannique demeure important mais n’explique pas tout, en tout cas aujourd’hui.
Îles désunies
Nous pointions aussi le cas écossais en notant que les indépendantistes avaient paradoxalement perdu l’occasion d’une revanche sur le référendum de 2014 (LV 71). C’est de l’autre côté que vient le danger pour l’unité britannique : l’Irlande. Mme May a en effet dû négocier un statut particulier pour la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, ce qui est vivement dénoncé par les députés loyalistes irlandais. Or, ceux-ci sont indispensables à sa majorité. Pourtant, il faut bien adopter des solutions transitoires et l’accord de paix qui a mis fin au conflit irlandais en 1998, comportait précisément des mesures à durée limitée.
Sans prédire l’issue de ce différend, notons que le Royaume-Uni qui est un État-nation anciennement constitué voit ses fondements nationaux tanguer fortement, à l’instar de ce qui se passe en Ukraine, en Flandres ou en Espagne (LV 94). D’un autre côté, certains régionalismes s’apaisent (référendum en Nouvelle Calédonie – LV 83, recentrage de la lega italienne). Ainsi, alors que beaucoup ne voient que la tension entre le niveau communautaire de l’UE et celui des États, la tension intérieure aux États constitue une autre conséquence de la mondialisation, plus rarement relevée. On notera que la construction européenne a plutôt empêché ces régionalismes d’aller à leur terme (cf. les déclarations de l’UE sur la Catalogne).
Old England et new England
Que se passera-t-il demain ? Prenons l’hypothèse que le Brexit soit finalement prononcé, certes péniblement. La solution sera bien sûr imparfaite aux yeux des uns et des autres. Mais elle n’entraînera pas l’écroulement du Royaume annoncé par certains, ni même la renaissance économique rêvée par d’autres. Après tout, des pays européens réussissent à très bien vivre hors de l’UE (Suisse, Norvège). On peut estimer cela étant que les Britanniques sauront trouver de nouvelles voies, mieux adaptées au XXIe siècle. Celui-ci est marqué par la fluidité, comme nous le notions (LV 2 et 60).
Gageons que les Britanniques sauront utiliser ce Brexit pour dessiner les alliances fluides de demain, celles qui remplaceront les vieux appareils institutionnels nés au XXe siècle et qui semblent aujourd’hui obsolètes.
Et la défense ?
Les Britanniques, hormis la séquence de l’accord de Saint-Malo il y a vingt ans, n’ont jamais poussé la défense européenne. Cela étant, ils n’étaient pas pour autant les seuls éléments de blocage (voir billet). Croire que la PSDC va subitement s’épanouir grâce au retrait britannique tient du vœu pieu ou de la naïveté. Les projets bilatéraux vont demeurer très utiles.
Pour la France, cela passe par le traité de Lancaster House de 2011. Celui-ci prévoit une force expéditionnaire commune, Combined Joint Expeditionary Force (CJEF) qui progresse bien lentement, tandis que les Britanniques conservent leur belle place à l’OTAN et développent des formats ad-hoc avec les Néerlandais et les Danois. Du côté des industriels, BAe a annoncé cet été développer un avion Tempest destiné à remplacer le Typhoon. Il s’agit probablement de faire pression sur Paris et Berlin qui simultanément tentent de développer le Système de combat aérien du futur (SCAF) : or, on observe une forte réticence allemande. Ainsi, que les Britanniques soient ou non dans l’UE, que ce soit dans le domaine opérationnel ou capacitaire, les difficultés demeurent et on ne pourra pas les négliger.
Entente cordiale
La France doit bien se garder de mettre Londres à l’écart. En effet, tout à son affaire de promouvoir une souveraineté européenne et de faire de la défense le moyen du prochain saut fédéral, Paris semble négliger son voisin d’outre-Manche. La France a ainsi été parmi les plus rigides dans le cours des négociations de l’UE avec le Brexit. Cela a été noté à Whitehall. Aussi faut-il prévoir de nouveaux mécanismes permettant d’associer les Britanniques, dont la culture stratégique est sans conteste la plus proche de la nôtre.
De ce point de vue, l’initiative européenne d’intervention (IEI) constitue un outil à explorer. En effet, se plaçant délibérément hors du cadre de l’UE, insistant sur l’aspect opérationnel, reposant sur « un socle d’États européens ayant démontré leur volonté politique et leur capacité militaire d’assumer un engagement en opérations » (lien), elle ne reproduit pas le défaut de la Coopération structurée permanente de défense qui réunit trop de monde (23 États). L’IEI ne comprend que 9 membres, dont l’Allemagne et surtout le Royaume-Uni. Est-ce gage de réussite ? Au moins sort-on des cadres trop contraints dans lesquels nous nous sommes enfermés depuis des décennies.
Mais peut-être faudra-t-il redévelopper une entente cordiale, conforme à l’état d’esprit britannique. Celle de 1904, très souple à l’origine, permit une alliance puissante au cours de deux guerres mondiales. À l’heure du Brexit, Paris doit renouer avec cet état d’esprit coopératif avec Londres.
JDOK
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