Introduction aux opérations multidomaines (LV 163)
La synergie des engagements militaires multi-domaines a connu une accélération à partir de 2014. Le développement de stratégies hybrides, combinant des modes d’actions militaires et non-militaires, de la part de compétiteurs ou de perturbateurs stratégiques, étatiques ou non, a conduit les États-Unis à structurer leur approche des opérations multi-domaines (MDO) et à solliciter leurs alliés. Comme à chaque fois qu’émerge un nouveau concept à caractère stratégique et opérationnel, chacun d’eux est amené à se l’approprier avant d’envisager une réponse commune interopérable et coordonnée. La France s’y prépare. Les prochains sommets de l’OTAN et de l’UE pourraient voir l’adoption des premières initiatives multilatérales concrètes.
De l’ère napoléonienne jusqu’à la fin du premier conflit mondial, l’art de la guerre moderne s’est développé en Europe et singulièrement en France. Depuis 1945, la puissance économique, industrielle et technologique américaine a conféré aux États-Unis le rôle de catalyseur du développement des concepts politico-stratégiques et militaires régissant la sécurité occidentale.
La synergie des engagements militaires multi-domaines, qui mûrissait depuis le début des années 2000 en réponse aux développements A2/AD de la Chine, a connu une accélération à partir de 2014 avec l’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine, menées par la Russie, suivie par l’adoption de la Third Offset Strategy américaine. Depuis, les opérations multi-domaines (MDO) font l’objet de recherches et d’expérimentations intenses de l’autre côté de l’Atlantique et Washington ne manque pas d’y associer ses alliés.
Alors que le concept des opérations multi-domaines (MDO) prolonge des concepts politiques, capacitaires et militaires tels que SDI, RMA, NCW ou encore EBAO, il affecte comme les précédents la posture de défense de la France. Il requiert une appropriation nationale ainsi qu’une confrontation d’idées avec les concepteurs américains, menée en parallèle à des échanges avec alliés et partenaires de l’OTAN, de l’UE et de l’Indo-Pacifique. Il n’a pas de définition agréée : en première approche, il regroupe l’intégration du combat aérien, spatial, cyber mais aussi l’action dans les champs immatériels.
Posture de défense et de sécurité
Membre du Conseil de Sécurité de l’ONU et pays fondateur de l’OTAN et de l’UE, la France a une posture de défense et de sécurité qui affirme le plein exercice de la souveraineté nationale. Elle repose sur une autonomie d’appréciation, de décision et d’action, stratégique et opérationnelle, dont la garantie est assurée par une force de dissuasion nucléaire et des forces conventionnelles, complètes et performantes, qui s’épaulent mutuellement afin de répondre aux objectifs du pouvoir politique.
À la suite de la publication du LBDSN de 2013, le Président de la République, récemment élu, endossait, fin 2017, une Revue stratégique chargée de dresser un panorama des risques et de menaces pesant sur la sécurité du pays. Avec la détérioration de l’environnement de sécurité international et des conséquences de la crise sanitaire mondiale, il a approuvé, en janvier dernier, l’actualisation de cette revue (LV 160).
Le constat est sans concession : « Qu’il s’agisse de la Russie ou de la Chine, le retour de la compétition stratégique et militaire est désormais assumé. La posture d’intimidation stratégique développée par la Russie repose à la fois sur une palette d’outils non militaires et sur le développement de capacités militaires sophistiquées. Pour sa part, la République populaire de Chine a doublé son budget de défense depuis 2012, se hissant au deuxième rang mondial, augmenté son arsenal nucléaire et démontré de nouvelles ambitions en matière de projection de puissance ». À cela s’ajoute un jeu de puissances qui aspirent à s’affirmer régionalement au prix d’un aventurisme militaire grandissant (Turquie, Iran).
« La globalisation de la compétition implique l’extension des champs de confrontation, en particulier dans les domaines qui se prêtent aux agressions ambiguës. Certains de nos compétiteurs, étatiques ou non, usent de « stratégies hybrides ». En combinant modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, légaux ou illégaux, ces stratégies sont conçues pour rester sous le seuil estimé de riposte ou de conflit ouvert. L’utilisation de groupes armés, le cyber, le spatial, la manipulation de l’information ou l’instrumentalisation du droit (Lawfare) par l’emploi extensif de sanctions extraterritoriales ou la promotion unilatérale de normes, sont autant de leviers de puissance possibles pour appuyer des manœuvres militaires d’intimidation et atteindre des objectifs stratégiques » qui conduisent à assumer de manière décomplexée des faits accomplis ou des actions de zone grise.
Adaptation des moyens opérationnels
Dans ce contexte, la LPM 2019-2025 est chargée d’assurer la remontée en puissance des capacités militaires et de défense, pour atteindre 2% du PIB, d’ici 2025. Elle constitue une étape vers « l’ambition 2030 » qui vise l’adaptation et le renouvellement des capacités nécessaires pour répondre aux nouveaux défis de la sécurité internationale.
Parallèlement à leur posture de dissuasion nucléaire et de défense du territoire national, les armées sont susceptibles d’être engagées en gestion de crise ou pour préserver la liberté de navigation maritime et aérienne afin de permettre à la France d’assumer ses responsabilités dans l’espace euro-méditerranéen et en Afrique ; de respecter ses accords de défense bilatéraux et de défense collective (OTAN, UE) ; de mettre en œuvre ses partenariats stratégiques jusqu’en Indo-Pacifique (LV 128), où elle dispose de territoires et de citoyens d’outre-mer ainsi que de 9 millions de km² d’espaces maritimes sur lesquels elle exerce des droits souverains. Avec le renforcement des capacités d’allonge stratégique lui permettant de déployer ses forces armées sur les différents théâtres de crise, la stratégie de défense nationale s’est également concentrée sur les nouveaux milieux et champs de confrontation : espace, cyber ainsi que le domaine numérique qui permet notamment le développement de la robotique et de l’intelligence artificielle.
Ainsi, un commandement interarmées pour la cyberdéfense a été créé en mai 2017. Il a publié la revue stratégique de cyberdéfense (janvier 2018) et les premiers éléments d’une doctrine cyber offensive (janvier 2019). Figurant parmi les premières puissances spatiales du monde, la France a adopté une nouvelle stratégie spatiale de défense assortie de la création, en septembre 2019, du Commandement De l’Espace (CDE) dont la montée en puissance a été confiée à l’armée de l’Air, rebaptisée armée de l’Air et de l’Espace (septembre 2020, LV 149). D’ici 2025, le CDE sera capable de mener ses premières actions défensives dans l’espace. Ses pleines capacités opérationnelles (offensive, défensive) devraient être effectives dès 2030. En janvier 2021, l’OTAN a retenu le CDE, situé à Toulouse, pour implanter son futur Centre d’excellence pour le domaine spatial. Enfin, une stratégie ministérielle pour l’intelligence artificielle, adoptée en septembre 2019, pose les fondements des développements ultérieurs.
Ainsi, l’ensemble des outils opérationnels nécessaires aux développements conceptuels et capacitaires destinés à mener des opérations multi-domaines, à savoir multi-milieux et multi-champs, est en place.
Développements conceptuels
Le Concept d’emploi des Forces (CEF), régissant l’emploi interarmées des forces militaires françaises, a été mis à jour en décembre 2020. Il aborde les évolutions de la conflictualité et de la guerre résultant du bouleversement rapide du contexte de sécurité international, les conséquences du développement de stratégies hybrides ainsi que la nécessité de développer des capacités d’action opérationnelle multi-milieux et multi-champs (M2MC). À court terme, il devrait être suivi d’un concept exploratoire chargé d’exposer les premières considérations concrètes en matière d’opérations multi-domaines. Elles alimenteront la coopération avec les alliés. Dans le domaine multilatéral, le prochain sommet des chefs d’États et de gouvernements de l’OTAN se tiendra à Bruxelles, mi-2021, afin de s’accorder sur la poursuite de l’adaptation de l’Alliance atlantique face aux menaces et aux défis du XXIè siècle. Il devrait entériner la révision du Concept Stratégique de l’OTAN dont la dernière édition remonte à 2010. En réponse au développement des stratégies hybrides, il est probable que les alliés s’accorderont sur le renforcement des capacités de leurs armées au combat collaboratif et à l’intégration multi-domaines.
Du côté de l’UE, la convergence des États membres vers des intérêts de sécurité et de défense communs constitue un des enjeux de l’élaboration d’une « boussole stratégique », lancée par l’Allemagne et qui se poursuivra jusqu’à la présidence française du premier semestre 2022. La réponse aux menaces hybrides, nationale et intégrée, bénéficiera de la contribution des partenaires et alliés. Ainsi, l’UE pourrait y apporter une plus-value dans les interactions civilo-militaires et les développements de nature duale. La France est engagée dans une adaptation d’ampleur de ses forces armées pour leur permettre de répondre aux défis contemporains de sécurité, nationale et internationale. Elle concerne l’ensemble des domaines physiques d’une intervention militaire (Terre, Air, Mer, Espace, Spectre électromagnétique) ainsi que les nouveaux champs de conflictualité, le plus souvent immatériels, aux potentialités dévastatrices.
L’objectif consiste à renforcer les effets militaires, interarmées et multinationaux, par une approche M2MC intégrée qui accorde toute sa place à l’interopérabilité notamment en matière de systèmes de commandement, de réseaux de communications, de renseignement, de surveillance, d’intelligence artificielle, d’emploi des drones ou plus largement de compatibilité des systèmes de combat.
Les prochaines échéances permettront d’orienter les réalisations et de s’entendre sur les objectifs politiques à atteindre. Aucune nation n’est en mesure d’apporter seule une réponse à l’ensemble des défis considérés. Le consensus, aussi exigeant soit-il, demeure le prix à acquitter pour garantir la cohésion de l’Alliance et l’autonomie stratégique de l’Union, leur capacité de dissuasion et l’affirmation d’un droit international conforme à leurs valeurs.
JOCV
Pour lire l’autre article du LV 163, L’allié grec, cliquez ici
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