Incertain Maghreb (LV 104)
Le Maghreb fait partie de notre voisinage immédiat et constitue le pont entre l’Europe et l’Afrique. Il est au cœur de nos intérêts. Pourtant, les cinq pays du Maghreb, pour des raisons différentes, paraissent plus ou moins à bout de souffle entre aspirations internes et pressions externes. L’attentisme répond à l’effervescence mais annonce probablement des tumultes à venir, comme l’étude des cinq pays (Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Mauritanie) l’illustre.
À défaut de vraie grande stratégie pour agir dans ce terrain vague de l’année 2018, concentrons-nous sur notre espace proche. Tout près de nous, l’instable Allemagne (LV 103) se conjugue avec un incertain Maghreb. Ces voisinages essentiels pour notre stabilité et notre sécurité sont durablement affectés par des crises internes qu’amplifient les forts désordres du Levant. Si ce phénomène est habituel dans l’Afrique qui nous fait face, il se durcit au point que la France pourrait se retrouvée aspirée dans une double spirale en Europe et au Maghreb. Aussi un tour d’horizon des tensions qui affectent nos vis-à-vis directs en Méditerranée s’impose.
Le Maghreb entre Europe et Afrique
Presqu’île occidentale de l’Afrique du Nord, riveraine des espaces maritimes de la Méditerranée et désertiques du Sahara, peuplée de blancs principalement berbères et terre d’Islam dès l’origine, le Maghreb tarde à se forger une identité. Il tente de combiner deux axes d’influence : l’Ouest/Est qui le polarise vers la Mecque et le monde arabo-musulman ; le Sud-Nord qui l’aimante au Sud de l’Europe avec laquelle il eut des échanges permanents. Sa relation à l’Afrique noire, humainement dense, est moins structurante qu’avec l’Europe et l’Arabie. Terre unifiée sociologiquement par la langue et la religion, le Maghreb vit une histoire atomisée qui le laisse divisé et orphelin. On vit y intervenir Celtes, Phéniciens, Romains, Arabes, Ottomans, Italiens, Espagnols et Français. La 2ème guerre mondiale vit Anglais et Américains renforcés des forces françaises stationnées y disputer à l’Axe la route des Indes et s’y regrouper pour donner l’assaut à l’Europe nazie. La Guerre froide fit de la Méditerranée un théâtre ouvert d’opérations avec des forces au contact direct. Le système soviétique s’assura les faveurs des Égyptiens et des Algériens tentés par la voie socialiste. La détente post-Guerre froide établit des systèmes le plus souvent autoritaires que les printemps arabes fragilisent depuis 2011.
Des formules à bout de souffle.
Malgré des tentatives variées, aucune formule de Maghreb arabe unifié n’a vu le jour du fait de contentieux dans la région saharienne hérités de la colonisation, de voies sociopolitiques divergentes, d’atouts économiques mal répartis et de fortes compétitions politiques. Là où la sociologie devait favoriser un regroupement, la politique l’a freiné. Aujourd’hui chacun des pays du Maghreb central (Tunisie, Algérie, Maroc) semble à la fin d’un cycle et aucun ne semble capable de faire face convenablement aux échéances internes politiques, sociales et économiques qui s’annoncent en 2019. Quant aux pays adjacents, ils se découplent peu à peu du cœur maghrébin central. La question libyenne est devenue une affaire régionale inextricable, la voie mauritanienne qui procède d’un arrangement politique local isole ce pays sahélien des affaires magrébines. Au Sud, le Mali est aux prises avec une contestation de sa réalité nationale par des bastions régionaux désertiques, pastoraux et ruraux que se dispute, avec les juteux trafics associés, une mosaïque de peuples bambaras, songhaï, peuls et touareg dont la cohabitation politique est difficile. Le paysage est donc pour le moins contrasté.
Aspirations internes et pressions externes.
En 2018, les quelques 110 millions de maghrébins ne se reconnaissent plus bien dans leurs élites et leurs régimes respectifs dont la faillite est devenue patente. La religion rigoriste semble un refuge et une forme d’ordre moral auquel beaucoup aspi-rent dans des pays minés par les nomencla-tures et la corruption. Le désenchantement national est un mal collectif tant les jeunes populations du Maghreb sont avides de modernité, de progrès social, de prospérité, et de libertés publiques. Elles investissent avec fougue désormais les réseaux sociaux pour s’en prendre aux pouvoirs en place.
Tous ces pays subissent également de fortes pressions extérieures, que ce soit du fait d’un bloc MENA fantasmé ou en contrecoup des tensions qui fissurent les pays du Machrek, du Golfe et du Levant. La défiance envers la monarchie séoudienne, les négociations sur le devenir de la Syrie après l’EI et le défi américain à l’Iran pèsent sur le Maghreb. De plus, depuis la GWOT décrétée par GW Bush, les États-Unis sont actifs dans le Sud algérien, appuient la lutte antiterroriste en Tunisie et veillent aux équilibres régionaux. Ils sont aussi très présents dans un Maroc aussi entreprenant dans son Sud africain que son Ouest américain. Quant aux riverains de la Médoc (LV 45), ils ont des relations privilégiées avec leur vis-à-vis, l’Italie avec Égypte, Libye et Tunisie, l’Espagne avec le Maroc et la France avec les 3 pays du Maghreb central. Or la France marque une inclination politique pour le royaume chérifien qui irrite l’Algérie et s’intéresse à la Libye, ce qui irrite l’Italie ; discréditée en Tunisie, elle s’efface discrètement laissant la place à une Allemagne plus entreprenante.
Les pays du Maghreb ont recherché une réassurance stratégique dans l’Otan dont ils ont rejoint avec entrain le Dialogue méditerranéen, sans négliger pour autant le format 5+5 Défense lancé par la France. Ils ont été récemment sollicités par la marine russe qui, sur les pas de la flotte soviétique, recherche des points d’appui sur la côte nord de l’Afrique. Quant aux intérêts chinois déjà très présents en Grèce et bientôt en Italie, ils devraient également se manifester au Maghreb achevant de sortir cette presqu’île stratégique de sa singularité. C’est donc à un décloisonnement général que l’on assiste.
Effervescence et attentisme
De ce fait le paysage stratégique maghrébin est aujourd’hui aussi confus que morose.
En Libye, une quadripolarité durable s’installe entre un Nord sous influence du Moyen-Orient (Turquie, Égypte, Qatar, EAU) et recueillant les résidus terroristes de l’EI, un Sud que se disputent les grandes tribus (Ghadaffa et Ouled Slimane) qui enrôlent les rébellions des pays voisins ; un Ouest que se partagent Touareg et Toubous (qui s’agitent à Shaba) et un Est où opèrent des commandos égyptiens et tchadiens et « l’armée nationale libyenne ». Deux partis cherchent à établir une légalité politique minimale pour reprendre le cours des affaires politiques et des investissements lucratifs. L’un autour du Maréchal Haftar soutenu par Égypte, EAU et Tchad avec une bénédiction qatarie et algérienne (la France l’encourage). Il s’agit de s’imposer à Tripoli, de combattre les Daeshis débarqués de Syrie et d’éliminer les oppositions tchadiennes et soudanaises réfugiées dans le Sud. L’autre, poussé par l’Italie, autour du gouvernement fragile mais reconnu de Fayez Sarraj que soutiennent les USA et l’ONU, vise à rétablir le modèle de gouvernance des Ghaddafi par coordination des tribus du Nord intégrées dans l’exploitation des richesses pétrolières. La réunion de Palerme de mi-novembre va chercher à frayer une voie dans ce maquis.
En Tunisie, devenu le maillon faible du Maghreb central, la situation politique est cristallisée entre un Nidaa Tunes républicain qui se délite et un Nahda islamiste qui se crispe. Le climat économique est désastreux. Le jeune Premier Ministre n’a pas su relancer le pays ni concilier ces deux forces. Dès lors un outsider du Hizb al Tahrir tenant du Califat pourrait surgir. L’armée et la police avec l’appui américain devraient intervenir pour sauver la loi républicaine et un autre printemps arabe agiterait la Tunisie.
En Algérie, chacun se résigne à un cinquième mandat, faute de solution donnant le change et sauvant le système. Les tensions à l’Assemblée nationale, la récente purge de la police, du haut commandement, du DRS résiduel et du corps préfectoral ont neutralisé les tentations de « coup » par les forces constituées. Le prétexte en a été fourni cet été par un nettoyage anti-corruption après le « Cocaïnegate » oranais. Une jeune garde de colonels formés à l’étranger pointe sous couvert d’anticorruption. Les partis traditionnels sont dévalués et dépassés par la situation. La société civile s’impatiente avec des réseaux sociaux actifs qui animent un mouvement citoyen et expriment la faillite générale ressentie et la fatigue sociale. Un printemps algérien comparable à celui d’octobre 1988 est latent même si le souvenir des années de sang freine les aventures.
Au Maroc, ni sérénité, ni tranquillité non plus. Les partis politiques, normalisés, ne sont plus de vrais acteurs de la vie publique si bien que le Roi se retrouve le plus souvent en première ligne. Les revendications populaires se multiplient avec la persistance de la pauvreté, du mal développement et la perspective d’un service militaire contesté activement par une minorité de jeunes très actifs sur les réseaux sociaux. Un Maroc en colère rentrée pourrait vouloir une monarchie parlementaire ou un gouvernement technique. La royauté qui fait partie de l’identité et de l’histoire commune marocaine devra aussi se réinventer pour consolider le nationalisme marocain face aux défis du Rif et du Sud saharien. Malgré ses réussites économiques et diplomatiques en Afrique, le Maroc vit mal la période actuelle.
De façon générale, bien des observateurs extérieurs aux pays du Maghreb pensent que ces pays ne sont pas mûrs pour un système de démocratie parlementaire. Ils pourraient préférer les aider à valider des formules de républiques autoritaires. Mais à l’inverse, les pétromonarchies arabes voient dans ces pays berbères du Dar el Islam des terres de mission naturelles pour leurs entreprises. Cette tension pourrait envenimer la situation actuelle qui est marquée par un attentisme général, annonciateur de tumultes à venir dont le déclenchement pourrait aussi bien provenir de l’extérieur que de bavures sociopolitiques à l’intérieur.
Pour la France, c’est le temps de l’observation et de la solidarité car rien n’est plus important pour elle que le Maghreb et ses multiples enjeux.
Lien vers Stratégie autre ? , autre article de La Vigie n° 104
JDOK
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