Il n'y a plus d'Occident (LV 146)
L’Occident était à la fois une civilisation, un mode de pensée marqué par le doute et la science, une domination du monde et un dispositif géopolitique concentré sur l’alliance entre l’Europe et l’Amérique. Mais l’Amérique comme l’Europe sont en profond désarroi tandis que le lien entre les deux rives de l’Atlantique se défait inexorablement. L’Occident n’est plus, sinon comme une rémanence d’un monde ancien mais déjà disparu. Prenons en conscience pour construire un nouveau dispositif.
Le lecteur fidèle de La Vigie connaît notre défiance envers le mot Occident (voir « le leurre de l’Occident stratégique », 2015). Nous l’utilisons, bien sûr, mais par défaut et nous cherchons toujours à trouver un autre mot à la place. En effet, cet Occident qui semble aller de soi, constitue pourtant une catégorie géopolitique périmée qui nous induit en erreur et provoque bien des fautes. Plutôt que d’imiter Spengler et de parler de déclin ou de fin de l’Occident, constatons simplement que l’Occident n’existe plus. C’est finalement plus simple.
Qu’était-ce que l’Occident ?
Comme tous les termes polysémiques, l’Occident revêt bien des significations. Dans un remarquable petit ouvrage (L’occident expliqué à tout le monde, ici), Roger-Pol Droit s’essayait à cette généalogie. L’Occident a d’abord une racine culturelle et quasi philosophique : il appartient à la fois au monde gréco-romain (à la fois l’Antiquité mais aussi ses philosophes, son droit, sa conception de la politique et déjà, une certaine extension géographique du nord de la Méditerranée) et au monde judéo-chrétien, insistant alors sur le substrat religieux de notre culture et notamment sur les christianismes, selon les obédiences catholiques, orthodoxes ou protestantes. Le judaïsme est cité autant pour son ancienneté historique que pour son implantation en Europe, tandis que l’islam n’est pas évoqué par cette catégorie « judéo-chrétienne ».
Si l’on veut trouver un point commun à ces deux acceptions, évoquons les trois Rome : celle d’Italie, qui fait allusion aussi bien à l’empire qu’à la papauté, mais aussi Byzance et finalement Moscou, la troisième Rome. L’Occident trouverait sa source dans cette aire civilisationnelle allant de la Méditerranée au pôle Nord, de l’Atlantique aux confins asiatiques : ce qu’on a désigné un temps de chrétienté et rapidement après d’Europe.
Le temps des empires
Mais de même que « Rome n’est plus dans Rome » (in Sertorius, de Corneille) l’Occident n’est plus en Europe ou, plus exactement, il ne s’est plus réduit à l’Europe. En effet, ce qu’on a désigné de temps modernes débute avec une double invention : celle de l‘imprimerie et celle des Amériques. Par-là, l’Occident va prendre deux nouvelles dimensions : tout d’abord géographi-quement, il va s’étendre à un continent, l’Amérique, selon pourtant plusieurs manifestations : qui ne voit que l’Amérique latine a peu à voir avec l’Amérique du Nord et notamment les États-Unis ? Mais au-delà de cette première colonisation (de peuplement, il faut le noter), une autre colonisation prend son essor d’abord au XVIIIe siècle et plus sûrement encore au XIXe siècle : alors l’Europe (et en fin de période, les États-Unis) prend « possession » du monde selon une première mondialisation qui a été une occidentalisation.
Ce temps des empires donne à l’Occident une domination universelle qui persiste encore aujourd’hui. L’empreinte est si forte qu’elle explique d’ailleurs bien des phénomènes contemporains.
Un mode de pensée
Mais outre cette prise de possession du monde, avec le relais américain, les temps modernes voient aussi se développer une nouvelle approche intellectuelle des choses et du monde. Elle remonte certes à la philosophie antique et à ses évolutions médiévales (querelle des Universaux entre réalisme et nominalisme) mais avec la Renaissance, les inquiétudes religieuses trouvèrent de nouvelles voies : le protestantisme, bien sûr, mais aussi un nouveau rapport au monde, à la science, à la raison, qui devait déboucher sur les Lumières du XVIIIe siècle puis sur le comtisme et le positivisme du XIXe. Car s’il est un trait intellectuel commun à cet Occident moderne, c’est bien celui du doute et de la remise en cause. Il ne s’agit pas simplement des prémisses de la méthode scientifique mais bien d’un critère de l’homme occidental. Voilà peut-être ce qui restera de l’Occident, une fois qu’il aura disparu géopolitiquement. Car l’Occident a aussi créé la méthode scientifique et donc un rapport à la science et à la technologie.
L’Occidental est celui qui conçoit, fabrique et dispose des outils, machines et autres objets artificiels : cette manière est tellement répandue, y compris dans d’autres civilisations, notamment extrême-orientales (regardez le Japon, Taïwan ou la Chine) qu’il n’en a plus l’exclusive. Pour autant, il en est pétri au point de tout relativiser jusqu’à l’excès. Désormais, l’Occident est celui qui s’énivre de se dénigrer, dans un rapport masochiste d’où il tire son suprême orgueil et ce qu’il croit être sa supériorité sur le monde.
Libéral par essence
De ce rapport au monde vient une conception « libérale » dans tous les sens du terme : aussi bien politique qu’économique et morale (ou plus exactement, au plan des mœurs). Cette tolérance systémique a suscité des régimes démocratiques mais aussi des systèmes économiques et des organisations sociales libérales qui constituent encore le trait commun de bien des régimes occidentaux. Précisons ici qu’il ne s’agit pas seulement d’un monde « blanc », ce à quoi on assimile souvent l’Occident : certes, celui-ci regroupe traditionnellement Europe et Amérique et ex-colonies blanches (Canada, Australie, Afrique du sud). Mais dès l’après-guerre, on a assimilé le Japon à l’Occident, au motif qu’il disposait d’un système politique et économique assimilable à celui de ses équivalents atlantiques.
Un Occident atlantique
Il reste que la matrice de cet Occident aux racines gréco-romaines, chrétiennes, scientifiques et libérales se trouve géographiquement concentré autour de l’Atlantique et notamment de l’alliance entre les pays d’Europe et ceux d’Amérique du nord : beaucoup a été dit sur le passage de puissance entre la vieille Europe et l’Amérique, qui fut l’histoire du XXe siècle et qui s’est institutionnalisé dans l’Alliance atlantique. Nous parlons bien ici de l’outil politique (et non de l’organisation militaire qu’est l’OTAN). Or, est-ce un hasard si de nombreuses voix s’élèvent, ces derniers temps, pour constater l’inutilité actuelle de l’Alliance ? Les récentes frictions entre la France et la Turquie ont vu Paris rappeler que le silence allié confirmait la « mort cérébrale » évoquée en novembre dernier par le président Macron (LV 110 et 129). Or, symboliquement, le décès de l’Alliance confirme qu’il n’y a plus d’Occident.
L’île Amérique
Au grand désarroi de nombreux Européens qui ont toujours cru au lien indéfectible de l’alliance américaine, le président Trump montre un nouveau chemin, déjà initié par ses prédécesseurs, G.W. Bush et B. Obama). Que D. Trump soit réélu ou pas, le désintérêt américain pour l’Europe est durable. L’Europe n’est ni un problème (c’est la Chine) ni une solution. Pour D. Trump, celle-ci passe par la remise en cause d’une certaine forme de mondialisation et de multi-latéralisme. Make America great again était son slogan de campagne : force est de constater que cette Amérique est plus isolée que jamais, qu’elle ne convainc plus par sa puissance et qu’elle apparaît singulièrement divisée, de façon très inquiétante.
Une Europe perdue
Quant à l’Europe, point besoin d’être un grand analyste pour constater son désarroi et sa profonde désunion, malgré les raides certitudes de nombreux Bruxellois, persuadés d’être le phare de l’Histoire. Là encore, il faut prendre soin de distinguer l’UE de l’Europe et constater que les institutions européennes actuelles ne donnent pas vraiment satisfaction, au point que le Brexit sonne le glas d’une certaine méthode. La nouvelle commission se veut géopolitique, mot devenu chic mais dont on ne voit pas les manifestations politiques. Que dire à l’Amérique ? à la Russie ? à la Chine ? à l’Afrique ? et tout simplement, que dire aux peuples européens ? Constatons qu’on n’a guère de réponse à ces cinq questions, sinon de répéter que l’UE est une expérience unique et qu’on y vit mieux que partout ailleurs – ce qui est vrai, mais un peu court pour fonder un projet politique.
L’Occident n’est plus
Au milieu des années 2000, les analystes s’inquiétaient du rift transatlantique. Cette faille géomorphologique au fond de l’océan symbolisait deux destins s’éloignant. La fracture s’est depuis aggravée et l’Occident apparaît comme une rémanence : ce phénomène optique qui continue de marquer les yeux alors que l’éclair lumineux qui l’a provoqué a disparu. L’Occident est une rémanence, un souvenir dans l’esprit de nombreux dirigeants qui ne peuvent s’en séparer, mais aussi dans les yeux des autres. Au fond, l’Occident perdure plus sûrement dans les yeux de ses adversaires (chinois, russes, musulmans, africains) qui le voient affaibli et s’enorgueillissent de lui tenir tête, alors qu’ils n’affrontent qu’un fantôme.
L’Occident n’est plus. Le constat est simple même s’il choque encore. Il constitue pourtant la réalité géopolitique première de notre monde contemporain. Bien peu veulent le voir et pourtant, le Brexit et Trump n’ont fait qu’accélérer une tendance plus lointaine et caractéristique de ce XXIe s.
L’Occident n’est plus, sinon encore dans les rêves et les regards, dans les souvenirs et les mots. Il n’est plus une réalité géopolitique. Il n’est plus ce formidable ordonnateur du monde qui faisait qu’on pouvait discuter de bipolaire ou de multipolaire.
L’Occident n’est plus. Il faut en prendre son parti pour imaginer d’autres façons de défendre nos intérêts.
L’Occident n’est plus.
JOCV
Pour lire l’autre article du LV 146, « États francs-tireurs« , cliquez ici.
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