Figures stratégiques libres (LV 115)
Comment se présente pour la France les rapports de puissance avec ses voisins européens, mais aussi avec la Chine, la Russie et les États-Unis, le triangle stratégique qui domine actuellement la scène internationale? Peut-elle se contenter de la réponse européenne et s’abriter derrière la méthode multilatérale? Cliquez pour lire tout l’article.
Sur notre site (ici) le chercheur russe D. Suslov a analysé un triangle stratégique dont la Russie constitue l’un des sommets. On aura apprécié sa lucidité prospective et relevé le caractère transitoire de cette configuration triangulaire.
Évaluons à notre tour les figures dans lesquelles la France stratégique s’inscrit. Mais rappelons d’abord que la puissance comme les alliances ne sont plus des monopoles étatiques. Car la puissance est de plus en plus distribuée entre des États traditionnels et des acteurs transversaux dont les profils, entreprises et intérêts sont ceux de quasi États, pesant à leur façon sur la conflictualité et la gouvernance du monde.
Les trois axes géostratégiques de la France.
La Vigie avait exposé d’emblée (LV 5) les atouts utiles à la relance stratégique du pays et notamment sa position géopolitique favorable qui fut hier l’assise de sa puissance. En effet, la France jouit d’une position privilégiée qui l’implique dans les trois dynamiques européennes : la continuité continentale eurasiatique, la densité euro-méditerranéenne et la fluidité euratlantique. À la croisée de ces trois axes, la France peut jouer un rôle clé. Cette position unique en fait un partenaire incontournable de tous les projets politiques, économiques et culturels de la région et le pivot d’équilibre entre Grands d’Europe.
Ainsi, à la charnière entre Londres et Berlin, à la pointe du triangle latin entre Madrid et Rome, Paris jouit d’une place de choix dans les équations ouest-européennes. La France est aussi de facto un des pôles de l’espace euromaghrébin où elle assume un fort rôle politique, économique et social entre Europe latine, Afrique du Nord arabo-berbère et Afrique de l’Ouest noire. Cette position lui donne un accès direct à toutes les entreprises régionales où elle est parfois mieux placée et plus légitime que ses partenaires, l’Empire français ayant ouvert des espaces coopératifs que la repentance coloniale n’a pas effacés. Enfin Paris jouit d’un fort positionnement en Atlantique et dans la mer des Caraïbes où s’est jouée sous l’Ancien régime une partie de sa compétition de puissance avec Londres et où, après l’indépendance américaine, s’est installée une coopération tripartite décisive pour affronter les Reich allemands en 1917 et 1942, puis pendant toute la Guerre froide.
Mais elle n’a plus qu’une conscience faible de cette géographie tous azimuts car c’est de Bruxelles qu’elle regarde l’Europe. Depuis toujours la France rêve d’une Europe qui soit une plus grande France, pour maximiser tous ses atouts, même si depuis quelque temps elle rêve aussi d’une Europe structurante pour minimiser tous ses défauts (cf. supra).
Mais quoiqu’on dise, la figure géométrique préférée de la France est bien le quadrilatère européen. Avec la réassurance nucléaire autonome, c’est son choix majeur depuis la débâcle de juin 1940. Pourtant toute la France n’est pas contenue dans son identité continentale européenne. Tant s’en faut. Cette asymétrie entre Paris et Berlin chagrine d’ailleurs profondément l’Allemagne qui, leader européen vertueux, entendait bien contrôler la Grande nation via l’UE.
De fait, faute d’avoir pu transférer à Bruxelles sa vision géostratégique globale et faute d’avoir su valoriser les multiples atouts que lui confère sa carte de visite stratégique – et notamment l’atout océanique que lui confère sa présence souveraine outremer – la France est confrontée à des contradictions et doit composer avec la puissance.
La France et les relations de puissance.
Car comme on l’a bien souvent évoqué ici (LV 50, LV 105) la construction européenne bute sur de nombreux obstacles et l’UE peine à s’établir comme pôle de puissance à l’instar de la Chine, de la Russie et des États-Unis, ce triangle stratégique qu’examine Suslov.
Alors si pour beaucoup le temps de l’UE est passé, pour la France l’impuissance de l’UE est d’abord une impasse stratégique. Aussi c’est ailleurs et autrement que doivent se développer ses relations de puissance. Et pour cette tâche elle préfère les enceintes multiples aux rapports de force bilatéraux.
Et là elle est servie. Il y a bien sûr d’abord le confort douillet du P5 où l’on peut échanger des vues, des soutiens, des parrainages et négocier des résolutions à l’ombre des vétos. Pour négocier avec l’Iran, on inventa même le P5+1, figure stratégique originale, que les Européens aiment nommer E3+3, et où l’Allemagne prit goût à la responsabilité stratégique partagée, ce qui lui a donné des idées pour le traité d’Aix La Chapelle (2019). Pendant le conflit des Balkans occidentaux déjà, faute de format européen adapté à Washington, on pratiquait la concertation opérationnelle en format Quad ou Quint. On essaya aussi après la crise financière de 2008 un G20+, convaincu qu’on était entré dans l’ère de la géoéconomie : pour cela, la France paya le prix d’un retour à contretemps dans l’Otan militaire (2009). Puis la législature suivante voulut entraîner le monde dans la priorité climatique avec la COP 21 qui conduisit aux Accords de Paris sur le climat (2016). Mais on échoua à créer une ONU du climat, comme on échoue aujourd’hui à taxer les GAFA. On inventa aussi le protocole de Minsk et le format Normandie (2014) pour parler d’Ukraine. Les figures furent multiples et dans toutes ces entreprises, la France marqua sa prédilection pour la diplomatie bi-multilatérale. Avec les interlocuteurs de rang stratégique plus modeste, la France développa des formules bilatérales variées, allant des dialogues stratégiques aux partenariats d’exception qui relevaient souvent du transfert dogmatique d’analyse stratégique, d’ingénierie politico-militaire voire de démarchage à l’export d’armements. Et dans ces entreprises, elle s’est trouvée régulièrement en compétition non régulée avec des concurrents européens (Grande Bretagne, Italie, Allemagne, Suède) dans des zones d’influence partagée.
Orpheline d’une autorité stratégique que les Européens ne lui reconnaissent pas, d’une représentation de l’UE que le président du Conseil européen n’assume pas, disputant au Secrétaire général de l’Otan le rang de porte-parole stratégique et au Commandant suprême allié Europe la direction militaire de la sécurité européenne, la France membre actif de l’UE n’est pas à l’aise dans ses relations de puissance avec les États-Unis, la Russie et la Chine.
Championne du multilatéralisme, la France semble avoir perdu à la fois sa singularité stratégique et sa position médiane d’arbitre.
Le triangle États-Unis, Russie, Chine
Elle a donné l’impression de s’aligner sur les premiers pour affronter les deux autres. Enrôlée sans nuances depuis 10 ans dans un camp occidental aux côtés des Britanniques et des Américains, la France semble défendre le statu-quo stratégique, freiner la dérégulation actuelle, lutter contre le rééquilibrage général et la marche vers ce monde multiple (LV 61) qu’incarnent les BRICS et de nouveaux émergents. Ce diagnostic réactionnaire doit beaucoup à la question du Levant et à ses troubles aspects syriens, saoudiens et iraniens …
En fait, si l’on compare la France (67 Mh) et la Russie (143 Mh) et leurs positionnements stratégiques, on voit que depuis 10 ans elle a choisi de renforcer sa solidarité atlantique tout comme la Russie a clairement choisi l’appui chinois, comme l’expose Suslov. Or ces deux pays flanquent les extrémités du continent eurasiatique, l’un sur la rive orientale de l’Atlantique, l’autre sur la rive occidentale du Pacifique (LV 106). Tous deux sont confrontés à des acteurs puissants aux desseins stratégiques clairement affichés et aux méthodes éprouvées, le rapport de force décisif en position de supériorité pour Washington, l’harmonie englobante pour Pékin. France et Russie se sont donc chacune rangées dans un des camps du duopole.
Leur différence profonde réside dans le fait qu’à Moscou, on sait analyser en profondeur la dynamique de la compétition qui existe entre Washington et Pékin et que l’on se donne les moyens de se faire respecter par Pékin et de préserver ses marges d’action. Alors que Paris continue de miser sur l’avenir fragile d’une Europe impuissante, devenue la cible préférée d’un Washington inamical dans la compétition stratégique mondiale, et sur une alliance de plus en plus asymétrique (LV 110) avec une Allemagne qui se montre de moins en moins complaisante et européenne.
Mais alors qu’à Moscou, on manœuvre habilement en liaison avec Pékin, pour renforcer son jeu en participant au traitement des crises en RCA, au Venezuela ou en Algérie, à Paris, on joue la carte de l’allié de référence de Washington, du partenaire opérationnel fiable qui va défier la Russie au Levant et la Chine en Asie.
Il nous faut faire de ces trois pays, les États-Unis, l’Allemagne et la Russie de sérieux objets d’étude stratégique pour scruter leurs trajectoires à venir et choisir une posture qui ménage nos intérêts. Il nous faut aussi évaluer mieux, en Français, la compétition sino-américaine et la stratégie douce que déploie la Chine qui investit l’Europe, de la Grèce à l’Allemagne et qui séduit l’Italie.
Stratégie française d’attente
Il ne faut pas renoncer à un pôle européen de puissance car la planète du XXIe siècle aura besoin d’un centre d’équilibre entre Asie, Afrique et Amérique. Mais l’UE n’en a aujourd’hui ni le projet ni les moyens. Et nous soutenons que seule une grande Europe d’un milliard d’habitants pourra y pourvoir, se constituant en centre de civilisation avec ses trois axes coopératifs, eurasiatique, euro-africain et transatlantique, tandis que la France et la Russie, chacune dans son espace,M devront préparer son établissement.
Pour que la France tire son épingle du jeu dans le concert international, elle doit afficher cet objectif à long terme et aussi mieux tirer bénéfice de ses atouts actuels.
Pour cela, en attendant l’Europe, elle doit faciliter la transition socioéconomique d’un Maghreb qui s’émancipe du passé et se lancer dans l’économie maritime, la nouvelle frontière de l’énergie, de la subsistance et du développement industriel au XXIe siècle.
C’est de la mer que la planète va tirer désormais les ressources qui commencent à lui manquer. Et la France est un des pays les mieux dotés avec ses outremers pour tirer parti de cette révolution qui sera le moteur du progrès de la seconde moitié du siècle
Lien vers l’autre article du numéro 115 : « Europe et fantasme«
JDOK
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