Fiabilité stratégique (LV 125)
La fiabilité d’une stratégie s’évalue avec plusieurs indicateurs: sa capacité à encadrer l’incertitude et à évaluer les possibles, son pragmatisme et son agilité face à l’imprévu, sa capacité à combiner détermination et retenue … Elle est un facteur essentiel de sa pérennité et de la consolidation des intérêts de sécurité du pays.
Après cette approche générique de la place prise par la traque de l’information utile dans le monde digital qui est le nôtre, explorons la fiabilité des stratégies mises en œuvre pour garantir sécurité et pérennité des organisations. Comme toujours à LV, c’est à la sécurité des États – et à celle de la France – que l’on songera d’abord.
Encadrer l’incertitude, explorer le possible
Le développement humain de la planète est freiné en permanence par les frottements qu’engendrent les compétitions rudes entre les multiples opérateurs publics, privés, étatiques ou transversaux, qui se mesurent pour en partager le leadership. Il bute aussi sur les transformations diverses qui affectent la gouvernance mondiale, du fait de la révolution démographique en cours, d’une exigence écologique nouvelle et d’une économie mondialisée qui s’amortit. De plus, les marchés détestent l’incertitude et s’alimentent à une croissance économique soutenue par la consommation et les progrès techniques. La planète qui se remplit encore, pour s’enrichir doit être prévisible. Mais si le flou et le mou prévalent, elle l’est bien peu.
Aussi dans le terrain vague stratégique du monde actuel (LV 84), les grands opérateurs cherchent à réduire les aléas et à fiabiliser leurs stratégies. Pour la défense des États et la sécurité des peuples, on cherche à prendre la mesure des transformations continues de la guerre et de la paix, à définir les modes d’affrontement possibles et les stratégies de préservation et d’affirmation des intérêts collectifs. C’est ce qu’a esquissé le Ministre des Armées lors de la récente Université d’été d’Avord (ici). On le voit avec elle, la démilitarisation de la guerre se poursuit, les affrontements asymétriques se généralisent, les théâtres d’affrontements se diversifient et une tension permanente est installée dans les mondes cyber et spatial comme dans les mondes énergétique et monétaire. La conflictualité s’est démultipliée dans la complexité au point que le recours à l’IA s’impose comme une étape nécessaire. Plus que la supériorité opérationnelle classique, la supériorité informationnelle, technologique, culturelle et financière est devenue la clé de l’affirmation de puissance. Et la capacité à résister aux pressions extérieures passe non seulement par la dissuasion nucléaire, la résilience numérique, l’innovation mais aussi par la solidité culturelle et la cohésion.
Ces facteurs divers sont à combiner dans une stratégie homogène qui les hiérarchisent et les articulent. Ils doivent être répartis et disposés pour encadrer l’incertitude et permettre de faire face aux circonstances. Ils dictent une posture stratégique qui prend en compte au mieux le champ des possibles en préparant les parades à opposer et les objectifs à assigner aux fluctuations de l’environnement stratégique.
Faute d’une conscience précise du code génétique stratégique (LV 101) du pays que l’on défend, et faute d’un paramétrage précis et partagé de son équation de la stratégie (LV 121), il est difficile de faire face à l’imprévu. Faute d’analyse préalable très soignée, faute de ligne directrice stratégique débattue et arrêtée, il est en effet bien difficile d’ajuster l’action aux circonstances et de construire un rapport de force favorable (LV 98). On en est réduit au suivisme des plus forts, on est soumis au brouillard des conflits qui masque les dangers et les opportunités réelles.
La fiabilité stratégique requiert un projet politique, une vision d’ensemble stratégique et une capacité d’anticipation technique qui conditionnent la sûreté des plans arrêtés et leur permettent de faire face aux aléas et d’éviter de se laisser surprendre.
Pragmatisme, agilité, lisibilité
La fiabilité passe aussi par une forte réactivité pour affronter les perturbations, en tirer parti et pondérer en permanence les facteurs décisifs quand ceux-ci évoluent. Et pour cela il faut à la fois une bonne capacité de planification stratégique de long terme et un pragmatisme à l’affût pour réorienter le dispositif sans délai (On se rappelle la vive manœuvre que conduisit Napoléon pour passer du camp de Boulogne au plateau de Pratzen). Aujourd’hui, dans tous les nouveaux champs d’action de la compétition mondiale, il faut exercer des arbitrages pour à la fois conserver les moyens d’action conventionnels qu’exigent nos intérêts et nos partenariats mais aussi développer des outils nouveaux, défensifs et offensifs, pour peser sur les compétitions et les conflits qui nous sont imposés et saisir les bonnes occasions qui se présentent. Ces arbitrages doivent privilégier des solutions à effet rapproché et engagements limités pour gérer la fluidité stratégique actuelle et se reconfigurer.
Aussi en matière de grands programmes d’armement, faut-il raccourcir les délais de réalisation et limiter les séries pour disposer en permanence de la capacité d’action décisive optimale et adaptée au besoin.
L’agilité doit s’installer et régner à tous les niveaux conceptuel, décisionnel, industriel, opérationnel … Si la surprise stratégique peut encore renverser des rapports de force et obtenir des effets décisifs, c’est bien par l’agilité stratégique des divers opérateurs.
On l’a vu lors des attaques du 11 septembre, sur le sol américain il y a 18 ans. On le revoit cette semaine avec l’attaque des installations pétrolières saoudiennes du 14 septembre (voir Lorgnette). L’avantage stratégique est dans les deux cas du côté de l’assaillant et la faiblesse du côté de la cible, pourtant très puissante militairement, mais aussi très exposée, et donc vulnérable, dans l’affichage de sa supériorité opérationnelle. Dans les deux cas pourtant, ces défis majeurs étaient prévisibles et bien documentés. Mais la dissuasion censée dériver de la puissance stratégique n’a pas joué un rôle suffisant.
Le pragmatisme, c’est aussi de ne pas se laisser enfermer dans une posture vertueuse qui profite plus à nos partenaires voire nos compétiteurs pour afficher une cohérence stérile ou respecter un engagement périmé. La récente relance de la concertation stratégique franco-russe a su éviter cette impasse. En dépassant l’échec de notre posture syrienne antérieure (LV 124, DS n°2), on a su revaloriser le parallèle franco-russe (LV 106). On serait bien avisé de remiser également l’introuvable projet du G5 Sahel et de ramener l’opération Barkhane au niveau d’un dispositif Sabre renforcé par nos moyens opérationnels stationnés en Afrique. Plus loin encore, le pragmatisme impose également de prendre une prudente distance avec nos embarrassants partenaires de la péninsule arabique pour sauvegarder notre capacité de médiation avec tous les protagonistes du Levant. Nous en retirerions des bénéfices politiques réels auxquels seraient attentifs tous les protagonistes qui ont regretté nos engagements militants dans la région. Nous serions alors bien placés pour promouvoir la désescalade comme grande stratégie (LV 89) et recouvrer un rôle stratégique pivot au-dessus de la mêlée confuse du terrain vague actuel.
Nous reconstruirions ainsi notre capital de cohérence stratégique en retrouvant les racines d’une posture non-alignée qui fut l’honneur de la France pendant la Guerre froide et fit d’elle un partenaire prévisible car déterminé par des principes, le respect du droit et la liberté des peuples. La fiabilité d’une stratégie c’est aussi sa prévisibilité, sa constance, sa lisibilité.
Retenue et détermination
Au rebours du pragmatisme et de l’agilité qui permettent d’habiles repositionnements pour tirer parti d’une situation favorable, il y a des facteurs clés restrictifs contraignants pour la fiabilité d’une posture stratégique.
Et d’abord la retenue qui est une vertu stratégique rarement explicitée.
Celle-ci impose de doser convenablement l’implication du pays dans un domaine où son action est sollicitée pour ne pas engager inutilement, à faux frais, ses moyens dans des actions hasardeuses, par opportunisme, appât du gain ou de la gloire. La clé est ici de se conformer à l’opinion générale et aux intérêts directs d’un peuple qui en France est souverain et suffisamment expérimenté et mature pour apprécier les conséquences des engagements internationaux de la France. En ce sens, gageons que nos actions en Syrie, au Yémen, comme en Libye et au Mali ont été souvent illisibles en France et ont manqué de retenue stratégique. La retenue est à conjuguer avec la prévisibilité ; toutes deux sont des conditions de la fiabilité stratégique.
Il en va de même de la détermination dans l’emploi des moyens pour asseoir une posture stratégique. Elle doit être assumée.
Il va de soi qu’on ne peut accepter que la parcimonie stérilise un engagement en traduisant hésitation et prudence. Toute stratégie, offensive, défensive, en contre ou en préemption, dans le discours comme dans le déploiement des moyens, toute stratégie doit conduire à la réalisation de l’objectif visé, que celui-ci soit affiché ou masqué, partagé ou strictement national. La fiabilité d’une stratégie se mesure en final à son succès dans le temps imparti et à l’atteinte des objectifs assignés. Renoncer à une étape ou sauter un obstacle ne peuvent s’admettre que suite à un compromis soigné entre la liberté d’action que l’on acquiert et l’économie des moyens que l’on peut réaliser. La détermination et l’agilité doivent se compléter en stratégie.
Songeons à Foch, le généralissime. Fut-il un bon stratège fin 1918 ? En 2011, l’opération Harmattan fut-elle de bonne stratégie ? La défense européenne telle qu’elle se présente est-elle pour la France une stratégie viable ? La récente relance franco-russe est-elle fiable ? Dans la chaîne de décision politico-militaire française où s’évalue et se mesure aujourd’hui la fiabilité de notre stratégie de défense et de sécurité ? Qui en est le garant ?
Pour lire l’autre article du LV 125, « L’importance croissante de la veille stratégique », cliquez ici.
JDOK
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