Europe-Asie : mêmes équations ? (LV 130)

En vingt ans, la France et le Japon sont devenus des partenaires stratégiques du XXIème siècle rétablissant un niveau de relations que les deux pays n’avaient pas connu depuis l’avènement de l’ère Meiji, contribuant à l’ouverture de l’archipel à la modernité à la fin du XIXème siècle. Au fil du XXème, après avoir été alliés lors du premier conflit mondial, ils sont devenus des alliés des États-Unis après 1945. Dotés de cultures stratégiques différentes qui rendent compte de leurs histoires distinctes, leur autonomie stratégique et leurs postures d’alliance à l’égard de Washington comportent aujourd’hui des points communs qu’il est intéressant de relever à l’approche du prochain sommet de l’Otan.

Au cours des vingt dernières années, la France et le Japon ont considérablement étoffé leur relation dans de nombreux domaines. En 1995, Jacques Chirac et le chef du gouvernement japonais de l’époque ouvrent la voie en posant les fondements d’un partenariat stratégique, établi principalement dans les domaines politique, économique et culturel. En 2013, François Hollande et Shinzo Abe, de retour au pouvoir, adoptent une feuille de route quinquennale qui rehausse la relation bilatérale en partenariat d’exception. En juin 2019, Emmanuel Macron et le PM Abe, qui détient depuis la semaine dernière la plus grande longévité au pouvoir de son pays, renouvellent cette feuille de route (ici).

Aux côtés de volets qui rendent compte de la densité d’échanges bilatéraux engagés dans les domaines économique, culturel, éducatif, universitaire, scientifique, technologique, sportif ou touristique, une coopération dans l’espace Indo-Pacifique (LV 128) ainsi qu’un dialogue maritime global ont été instaurés. Les questions de sécurité et de défense occupent une part entière et visent la mise en œuvre d’une interopérabilité effective entre les forces armées françaises et japonaises.

Si l’évolution des enjeux globaux, de la gouvernance et de l’économie mondiales, du multilatéralisme et de la sécurité dans cette partie du monde sont à l’origine du renforcement de relations avec la troisième puissance économique de la planète, membre du G7, présidente du G20 d’Osaka (sur la stratégie japonaise : LV 39) tandis que la France était l’hôte du G7 à Biarritz, est-il pertinent de rechercher des points communs dans la posture d’alliance et d’autonomie stratégique de ces deux partenaires ?

La relation franco-japonaise : une longue histoire.

L’établissement de relations étroites entre la France et le Japon s’appuie sur une histoire qui remonte avant l’accession au trône de l’empereur Meiji, en 1868.

Dès 1865, à la demande du Shogun, chef politique et militaire du Japon, Napoléon III envoie jusqu’en 1876un jeune ingénieur du génie maritime. François-Léonce Verny fonde dans la ville de Yokosuka le premier arsenal moderne du Japon, sur le modèle de celui de Toulon. De 1886 à 1890, à la demande du Japon, un autre ingénieur français illustre, Louis-Émile Bertin, modernise l’arsenal pour diriger, dans les bassins creusés par Verny, la construction des premier navires cuirassés à vapeur de la marine impériale qui s’illustreront lors des batailles navales de Yalu (1894) et de Tsushima (1905).

En 1867, le capitaine d’artillerie Jules Brunet et une poignée d’instructeurs militaires français servaient comme conseillers militaires dans les armées du Shogun. Lorsque la guerre civile éclate entre partisans du Shogun et forces loyales à l’empereur, alors que la France se déclare neutre, Brunet quitte le service de l’armée française pour honorer la parole donnée au Shogun. En conduisant les soldats qu’il avait instruit durant la bataille de Hakodate, et malgré la défaite en mai 1869, il devient le dernier samouraï dont le film américain réalisé en 2003, qui porte le même nom, s’est librement inspiré.

L’armistice de la Première Guerre mondiale à peine signé, Georges Clemenceau accepte d’envoyer au Japon, à la demande de l’empereur Taishô, une mission militaire française d’aéronautique, commandée par le colonel Jacques-Paul Faure, qui, de 1919 à 1922, posera les fondements de l’aviation militaire et des sociétés de constructions aéronautiques japonaises.

Cette coopération technique et industrielle, qui marque les premiers transferts de technologies de l’ère moderne, date de cent à cent-cinquante ans. Elle confère aux réalisations de la relation franco-japonaise actuelle la profondeur permettant d’apprécier ce qu’elle pourrait devenir demain.

Le Japon allié des États-Unis

Dans la défaite ou dans la victoire, les deux pays sont devenus des alliés des États-Unis.

L’explosion des bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki, la fin du conflit, la reddition et la condamnation du régime fasciste nippon, l’adoption d’une nouvelle constitution, l’occupation américaine jusqu’en 1952 et l’effort de reconstruction consenti à l’issue ont permis au Japon de devenir la seconde puissance économique mondiale en 1968.

Le traité d’alliance américano-japonais, mis à jour en 1960, confère aux États-Unis la responsabilité de la défense extérieure de l’archipel tandis que les forces d’auto-défense du Japon, qui renonce constitutionnellement à la guerre en dépit des interprétations de l’article 9 opérées depuis 1947, sont chargées de la protection du territoire national avec les forces de sécurité intérieure (police, corps des garde-côtes, protection civile, pompiers).

La mise à jour des US-Japan Defense Guidelines de 2015, qui actualise les dispositions de l’Alliance en matière de défense, comporte l’essentiel des mesures justifiant les développements budgétaires et capacitaires du Japon. Ils s’appliquent notamment : à la défense aérienne et anti-missiles intégrée, au C4ISR, à la sécurité du domaine maritime et de l’espace, à la lutte multi-domaines ainsi qu’à la cybersécurité.

Ces appréciations ont été reprises dans les National Defense Programme Guidelines et le Medium-Term Defense Programme, qui équivalent à nos revue stratégique et loi de programmation militaire, approuvées par le gouvernement nippon en décembre 2018.

En vertu du traité d’alliance, le Japon accueille sur son territoire quelques 54.000 militaires américains et finance leur présence à hauteur de 2 Md$, conformément aux accords relatifs au soutien de la nation hôte, révisés tous les cinq ans et dont la prochaine échéance est fixée à 2021. Par ailleurs, le Japon acquiert près de 90% de ses équipements militaires auprès de sociétés américaines (achats sur étagère ou construction sous licence).

La France, elle aussi alliée des États-Unis

En ce qui concerne la France, vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, membre permanent du conseil de sécurité des Nations-Unies, pays fondateur de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne et qui, après le Brexit, verra son armée tenir les premiers rôles européens, l’équation stratégique est toute autre. Notre pays s’est affranchi de la présence militaire américaine sur son sol en 1966, en même temps qu’il se retirait du commandement militaire intégré de l’Alliance atlantique et qu’il accédait au rang de puissance nucléaire, ce qui lui permettait d’affirmer ses concepts de dissuasion et d’indépendance nationale.

Pour autant, la publication de l’interview du Président de la République dans The Economist, début novembre (LV 129), dont la formule choc et les arguments étaient destinés à faire réagir, n’a pas encore suscité les réactions escomptées. Voulant appeler l’attention sur les faiblesses de l’Otan et de l’UE face aux changements de l’environnement de sécurité qui affectent les deux organisations, sur la nécessité de renforcer l’autonomie stratégique européenne et de garantir sa crédibilité géopolitique, force est de constater que peu de dirigeants européens ont réagi positivement.

La chancelière allemande a qualifié ces propos d’intempestifs. Donald Trump et le Premier ministre turc les ont critiqués, ce dernier les qualifiant d’inacceptables. Le Secrétaire Général de l’Otan, de retour de Washington avant une visite à Paris, affirmait que le président américain ne considérait plus l’Alliance obsolète. Elle n’était pas parfaite mais les alliés devaient trouver ensemble les solutions pour garantir la pertinence de l’alliance la plus efficace du monde.

Nous verrons bien comment les positions des protagonistes évolueront d’ici le sommet de Londres des 3-4 décembre prochains, mais on peut mesurer que le chemin qui mène à l’autonomie stratégique européenne sera long et complexe.

Dès lors, quels points communs entre la France et le Japon ?

Après ces escarmouches, le magazine Foreign Policy publiait un article (ici) rapportant les propos de divers officiels américains relatant que l’ancien conseiller pour la sécurité nationale, John Bolton, et l’ancien directeur Asie du NSC, Matt Pottinger, auraient remis, en juillet, aux dirigeants japonais et sud-coréens des demandes visant à réévaluer le coût du stationnement des forces américaines sur leurs sols respectifs.

Nul n’ignore les techniques de négociation du propriétaire de la Maison blanche. Depuis, le gouvernement japonais et les autorités de Corée du Sud, qui accueille 28.500 militaires US sur son sol, ont démenti ces affirmations.

Aussi, on peut estimer que les pressions qui vont s’exercer sur les alliés à Londres seront comparables alors qu’ils sont loin d’avoir tous atteint la barre des 2 % de leur PIB consacré à la défense, que l’incitation au « Buy America » reste forte et que la campagne électorale américaine vient de s’engager.

Dans ce contexte, est-il possible pour l’allié d’une super-puissance militaire de développer une autonomie stratégique ou bien doit-il se résigner à un rôle de suiveur politique et économique ? En dépit de leurs différences, de leurs intérêts nationaux et de leurs intérêts communs, la France et le Japon seraient-ils logés à la même enseigne ?

Pour lire l’autre article du LV 130 (Peuples en mouvement), cliquez ici.

JOCV