Équation de la stratégie (LV 121)

La grande stratégie est l’art des combinaisons. L’équation de la stratégie de la France est simple à énoncer, mélange de défense d’intérêts, d’exercice de responsabilités, de valeurs assumées, d’atouts valorisés et de faiblesses compensées. Dans la friche stratégique actuelle elle est difficile à établir, notamment en présence d’une profonde crise européenne et d’une panne de multilatéralisme.

La grande stratégie est un art complexe, l’art des combinaisons d’actions à accomplir pour réaliser un projet majeur, celui dont on est investi, celui dont on hérite, que la nécessité impose ou que permettent les circonstances. L’équation de la stratégie récapitule les facteurs qu’il faut combiner et hiérarchiser alors.

On en cite souvent cinq : défendre ses intérêts, exercer ses responsabilités, assumer ses valeurs, valoriser ses atouts, compenser ses faiblesses. On sait qu’il faut pour cela remonter les chaînes de causalité afin de provoquer en amont les causes dont les effets produiront les conditions du succès. Le paramétrage de l’équation de la stratégie est donc un préalable d’importance capitale pour mener à bien un projet majeur. C’est ainsi qu’on va choisir les quantités d’intérêts en jeu, les responsabilités et les valeurs concernées, les atouts à mobiliser et les fragilités à exposer, le risque à prendre et le gain escompté.

On a exploré récemment quelques-uns des facteurs transversaux qui encadrent en 2019 le libre exercice de la stratégie : l’impact démographique(LV 110), le coefficient énergétique (LV 111), le biais religieux (LV 114), l’atout maritime (LV 120). On aurait pu aussi traiter de la vitalité culturelle.

Chacun de ces facteurs conditionne la liberté d’action d’un pays comme la France. Chacun pèse de façon plus ou moins directe sur son projet, au point que la formulation d’une grande stratégie pour la France peut sembler un exercice inutile, d’autant plus théorique que le tempo politique est rythmé par un quinquennat, au mieux par deux. On ajoute souvent que la géoéconomie l’ayant emporté sur la géostratégie, le volontarisme est devenu illusoire. Pour tirer son épingle du jeu, il suffit en fait de se positionner au mieux dans l’économie sociale de marché.

Au rebours de ces attitudes répandues sur le politique et l’économique (LV 88), La Vigie a pris le temps, alors que la cathédrale se consumait, d’explorer la révélation Notre Dame et le lien entre bien commun et défense (LV 116). Nous cherchons à cerner ce qui nous constitue et nous distingue dans le paysage européen et mondial, ce que d’autres nous gratifient de vraie personnalité stratégique, notre code génétique stratégique en quelque sorte (LV 101).

Une approche de l’équation française

On doit alors préciser les paramètres de l’équation française de la stratégie. Le projet majeur de la France doit être de se survivre et de rester le principal acteur de son destin. Et pour cela, veiller à sa liberté d’action.

C’est la base de départ de sa stratégie.

Défendre ses intérêts, c’est accorder une place prépondérante à la satisfaction des besoins des Français et les faire prévaloir sur toute autre entreprise politique. On a vu que ceux que le Grand débat a révélés sont directement liés à la prospérité et à la justice sociale d’un côté, à la sécurité et à la tranquillité publique de l’autre.

Là est le fondement et la légitimité de la dévolution démocratique.

Exercer ses responsabilités, c’est endosser toute l‘histoire et la géographie de la France, privilégier ses voisinages sur le continent européen, en Méditerranée, outremer ; c’est à la suite des Lumières défendre la liberté et les droits humains partout dans le monde ; c’est honorer nos engagements juridiques et moraux, ceux d’un État de droit et de progrès ; c’est se montrer fidèle en amitié, fiable en alliance, respectueux des autres, généreux et assidu à la cause de la paix.

Là est la clé de la respectabilité stratégique.

Assumer ses valeurs, c’est faire vivre celles que la nation française a extraites de l’ancien régime, de la matrice chrétienne, de la cause révolutionnaire et qu’elle a érigées en principes républicains, la liberté, l’égalité et la fraternité ; c’est ne jamais y déroger et en faire la promotion quoi qu’il en doive coûter.

Pas de pragmatisme sans cohérence.

Valoriser ses atouts, c’est d’abord en avoir une conscience active, les défendre, les enseigner, les engager. On en relève souvent quatre : une position géostratégique très avantageuse en Eurasie, une démographie vigoureuse, une aptitude colbertiste démontrée à la maîtrise des grands chantiers industriels complexes, un magistère moral et une créativité juridique établis.

On sous-estime généralement ces atouts.

Compenser ses faiblesses, c’est connaître assez pour les réduire nos vulnérabilités, celles d’un peuple frondeur, violent, difficile à gouverner, celle d’une société à cheval sur ses droits individuels et peu assidue à ses devoirs collectifs, celle actuelle d’une vraie fatigue sociale que l’altérité imposée de l’extérieur indispose.  On fait trop peu pour réduire en amont nos vulnérabilités (LV 87).

Ce rappel dessine la carte de visite d’un pays généreusement doté et qui ne devrait pas avoir de mal à paramétrer son équation propre pour soutenir un vrai projet d’avenir. Pourtant, depuis la fin de la Guerre froide, la France a donné l’impression de s’essouffler et de renoncer à ses ambitions légitimes.

Deux facteurs se conjuguent dans ce repli français : un dérèglement de la gouvernance mondiale, un mal spécifiquement français.

Transition stratégique en cours

Fin 2017, nous déplorions le terrain vague stratégique qu’est devenue la planète actuelle et l’ensemble des dérégulations majeures qu’elle subit (LV 84). Nous nous inquiétions en 2019 de la viabilité sociopolitique compromise de la France et d’une restauration plus que problématique de la confiance (LV 119). Depuis la transition stratégique de la planète s’est poursuivie (voir Lorgnette) mais le Grand débat comme les mesures de pouvoir d’achat ont relancé la machine française, certes au prix emblématique d’une dette considérable qui atteint désormais 100% du PIB. La dérégulation de l’ancien monde se poursuit partout, à commencer tout près de nous avec un Hirak algérien qui prend son temps (DS 11). Les impasses européennes s’accumulent, celle du Brexit, celle de l’impossible accord sur la gouvernance de l’UE, qui mobilisent l’énergie des capitales européennes alors même qu’un triangle stratégique de référence semble s’établir, dans laquelle l’UE ne joue aucun rôle. Washington, Moscou et Pékin négocient de tout sans guère consulter Bruxelles dont le pouvoir d’intervention est faible. Pour Paris, la question de la stratégie européenne se pose. Est-elle pertinente ?

On pourra donc soutenir qu’il faudra plutôt agir seul aujourd’hui plutôt que de miser sur la restauration problématique de l’autorité d’une UE dont les récentes élections ont dispersé les forces en groupes hétérogènes. On a déjà argumenté ici que l’actuel modèle d’UE était sans doute aussi obsolète qu’irréparable et qu’il fallait reprendre le projet européen sur une base géostratégique élargie, tout en préservant ses acquis communautaires et stratégiques (LV 109). Au vu de ce diagnostic, c’est donc une grande stratégie résolument française qui devrait prévaloir en 2019. Mais il faut aussi tenir compte des contingences du moment.

Facteurs transversaux stratégiques

Ce que montre l’étude des transversalités structurantes, c’est que les fondamentaux stratégiques de la France étaient immergés dans un contexte très fluide. Celui d’une planète dont la révolution démographique se poursuit, principalement en Afrique, à ses portes ; celui d’un fort besoin énergétique qui conditionne le développement humain de nos sociétés, celui d’un retour identitaire du fondamentalisme religieux, notamment un islamisme conquérant et enfin celui de la maritimisation de l’économie mondiale qui modifie les équilibres de la planète.

On aurait aussi pu évoquer la vitalité de la culture sociétale anglo-américaine qui balaie tout sur son passage, et plus que d’autres, la langue française et les valeurs d’équilibre qu’elle porte, faute d’avoir su à temps la préserver comme vecteur d’une pensée et d’un projet à l’échelle mondiale. Ces facteurs transversaux sont à intégrer finement dans notre paysage stratégique car ils entrent en jeu dans l’équation stratégique de la France. Mais ils sont trop souvent enkystés dans les déterminismes d’un progressisme français diffus, utopique et exagérément militant.

Biais français

La France eut une grande école de pensée stratégique et des chefs politico-militaires de talent qui la gardèrent de ses excès. Mais elle semble aujourd’hui à la remorque d’une école libérale avancée qui se méfie du fait national, suspect d’un nationalisme exclusif, et de l’État-nation, obstacle à l’intégration européenne. Les deux ressorts de la vitalité française sont ainsi devenus des handicaps et le peuple souverain, l’agent du populisme. À cela ajoutons le goût immodéré de nos élites pour le magistère universel, celui des droits de l’homme, du multilatéralisme, de l’urgence climatique. Il faut retrouver raison.

Fragments de grande stratégie française

Une grande stratégie pour la France est l’affaire de tous, pas un domaine réservé. Elle doit se concevoir de façon pragmatique, en dehors du tumulte tactique d’une législature « exposée aux circonstances ». On a dit comment construire un rapport de force pour se faire respecter (LV 98), vu comment les anomalies stratégiques conduisent à l’anomie (LV 112), esquissé une stratégie autre au plan militaire (LV 104). On est revenu bien souvent à ce thème tant il nous tient à cœur. Sans argumenter plus, récapitulons des pistes déjà investiguées pour établir cette grande stratégie intérimaire qui combinera le bi et le multilatéral, nous redonnera des marges d’action et restaurera notre autorité.

D’abord retrouver à l’intérieur la viabilité socioéconomique du pays avec le plein emploi durable de tous. Cette vulnérabilité structurelle affecte notre crédibilité stratégique et fragilise notre édifice étatique. Tout doit lui être subordonné, budgets régaliens compris. La confiance envers la politique et donc la légitimité démocratique en dépendent directement. Nul ne peut plus ni différer ni s’affranchir de cet effort que d’autres autour de nous assument aisément.

S’établir ensuite en puissance d’équilibre, sage et retenue, et baliser ce chemin commun pour les Européens.

Accorder enfin une vraie priorité à nos voisins, notamment maghrébins et jouer à fond l’économie bleue en valorisant l’atout maritime de nos outremers

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