Emprunts, démocratie, Europe (LV 148)
Le récent accord de l’UE sur l’endettement commun a été magnifié par les enthousiastes comme un historique pas de géant, par les sceptiques comme contraire aux intérêts du pays. Loin d’être un moment hamiltonien (un saut fédéral), il s’agit simplement d’un accord très long à négocier, qui a mis à jour les déchirures européennes mais a eu le mérite d’exister, tout petit pas mais petit pas quand même. Il reste qu’on regrettera, une fois encore, l’absence de démocratie réelle, sans même parler de ce flamboyant panache français qu’on peut à la fois lire comme le reste d’un sens de l’universel et comme la preuve d’une candeur indécrottable, pour le meilleur et pour le pire.
Le plan de relance adopté par les 27 États-Membres de l’UE le mardi 21 juillet 2020 a été qualifié par ses thuriféraires d’historique. Sans être désobligeant, cet instant d’histoire n’a pas mobilisé l’enthousiasme des foules ni même des commentateurs, même de ceux qui sont habituellement prédisposés à ces admirations convenues. Pour autant, les critiques de l’accord ont-elles-aussi peiné à convaincre pleinement. Comment donc interpréter cet événement ? S’agit-il d’un « moment hamiltonien », pour reprendre un questionnement fréquent outre-Atlantique ? Ou d’un petit pas conforme à la méthode européenne, qui ne serait pas aussi grand que certains l’imaginent ?
Que dit l’accord ?
L’accord est le résultat final d’une âpre négociation qui a mêlé à la fois le plan de relance proprement dit (d’une valeur de 750 milliards d’euros) et le budget communautaire 2021-2027 (1074 G€). Ce curieux assemblage mérite d’être détaillé. Les 750 G€ sont répartis en 360 G€ de prêts remboursables et 390 G€ de subventions. Cela signifie que 390 milliards seront donnés aux États qui en auront le plus besoin, le reste (360) pouvant être prêté à ceux qui en feraient la demande.
390 milliards, donc, ce qui est assez loin des 500 milliards donnés comme objectif par un accord franco-allemand de mai 2020. Techniquement, cela veut dire que la Commission va pouvoir emprunter jusqu’à 750 milliards à un taux très bas, ce qui constitue un net avantage pour des pays très endettés et surveillés par les marchés, comme l’Italie (mais aussi la Grèce, l’Espagne et même la France). La France touchera 40 milliards, l’Italie 70, l’Espagne environ 60. Ces subventions sont assorties de clauses de conditionnalité avec un « droit de regard » (mais non de veto) des 27 sur les dépenses qu’un État-membre fait à partir des crédits alloués.
Les subventions étant ancrées dans les semestres européens, on peut s’attendre à l’examen soigné des dépenses avec des commentaires aigres-doux tous les six mois, les « frugaux » du nord se méfiant comme de la peste des cigales du sud (dans lesquelles ils incluent la France). Autrement dit, il faudra lier l’emploi de ces crédits à des réformes substantielles ou peut-être au respect de l’état de droit (selon un texte très abscons qui ne paraît pas très coercitif). On a connu des solidarités plus confiantes…
Cela signifie donc qu’il y a un endettement collectif européen : on risquait ainsi d’enfreindre l’article 125 du Traité de fonctionnement de l’UE qui interdit à un État de répondre aux engagements d’un autre État. C’est pourquoi la Commission doit rembourser cet emprunt sur ses ressources propres : on est loin, finalement, du saut fédéral que certains ont claironné. En effet, il n’y a pas solidarité interétatique directe sur cet emprunt de 390 milliards, mais via les institutions européennes qui ont donc dû et devrons se serrer la ceinture.
Réduction du budget européen
Pour garantir en effet le recouvrement (même si les horizons de remboursement sont très lointains, de 2027 à 2058), il fallait trouver des garanties : ce sont les ressources propres. Celles existantes sont maigres : quelques droits de douane étriqués, 0,30% de TVA et surtout la contribution de chaque État membre au budget communautaire. C’est pourquoi les Européens ont annoncé à grand bruit l’introduction prochaine de nouvelles ressources (extension du marché carbone, taxe sur les plastiques, taxe sur le numérique). L’observateur avisé sera sceptique, connaissant les difficultés de l‘UE à s’accorder sur des taxes, surtout connaissant la position de pays membres pratiquant assidûment le dumping fiscal (Irlande, Luxembourg, Pays-Bas).
Du coup, il a fallu trouver des garanties dans le budget de l’Union. Il n’était déjà pas des plus ambitieux, mais il a fallu en rabattre beaucoup. On a sacrifié des programmes et taillé vigoureusement dans la recherche, Erasmus, l’innovation, la défense, la santé (le plan EU4health a tout bonnement disparu, ce qui ne manque pas de sel quand il s’agit de répondre à la pandémie). La Politique Agricole Commune (PAC), un des plus importants budgets communautaires (au bénéfice traditionnel de la France), a été également touchée, avec une diminution de plus de 10% sur la période 2021-2027, ce qui n’est guère favorable. Ajoutons que ce budget en baisse est déjà privé de la contribution britannique.
Négociation et rabais
Cet équilibre fragile ne suffisait pourtant pas à convaincre. Il a donc fallu ajouter des concessions aux pays frugaux (Pays-Bas, Autriche, Suède, Danemark, cf. LV 142). Ils ont ainsi obtenu une hausse des rabais dont ils profitent (et l’Allemagne fait partie de ces bénéficiaires) qui vont passer de 43 à 56 G€ sur sept ans.
Cette négociation a été acharnée, durant près de cinq jours, un record. Les frugaux ont vendu chèrement (au sens premier) leurs concessions, la France étant la seule à ne finalement rien gagner, puisqu’elle n’avait pas vraiment besoin de ces 40 milliards d’euros qu’elle paye par ailleurs. Le couple franco-allemand qui s’était en fin de compte reformé au printemps pendant la pandémie après la brusque conversion d’A. Merkel à un emprunt européen (et trois ans de silence germanique), a finalement peu pesé sur les débats.
Telle est d‘ailleurs la première conclusion de ce sommet : malgré le départ britannique qui devait laisser la place à une direction franco-allemande, malgré les retrouvailles de circonstance entre Paris et Berlin, il a fallu plus de quatre jours pour parvenir à un accord très imparfait. Cela relativise les discours sur la cohésion européenne puisque les pays du sud demandaient des fonds, ceux du nord les refusaient et les pays de l’est pensaient à bien autre chose. Cela invalide surtout la notion de moteur franco-allemand. L’accord de juillet constitue le premier accord post Brexit et il a surtout rendu extrêmement pesant l’égoïsme des États membres. Cependant, miracle européen, chacun a pu rentrer chez soi en affirmant que ses lignes rouges avaient été tenues. Tel est le vrai point commun, celui d’une négociation où personne n’est véritablement satisfait mais où chacun y préserve son intérêt : le marqueur de la réussite de ces conventions où chacun doit transiger. Cependant, on a eu l’impression à ce sommet de voir non plus des fissures mais de profondes déchirures entre Européens : cela rend pessimiste.
Aspects positifs
Est-ce à dire qu’il faut tout jeter ? N’en déplaise aux sceptiques, cet accord a quelques vertus.
Tout d’abord, il y a eu accord. Il est très insatisfaisant, il est peu ambitieux, il n’est pas la hauteur des enjeux, il ne répond en rien à la pandémie : nous en sommes d’accord. Mais il a eu lieu, selon une scénographie européenne finalement habituelle, avec des nuits de négociations et de chipotages sur les intérêts nationaux des uns et des autres. Nihil nove sub soli.
Imaginez surtout que l’accord n’ait pas eu lieu : pour le coup, cela aurait été la fin de l’UE, un événement réellement historique, cette fois. Contrairement aux chants de louange qui se sont élevés, ce qui est historique n’est pas le contenu de l’accord mais sa simple existence : mince signe de la résilience européenne, mais signe tout de même. À l’heure où les puissances reviennent à des jeux de pouvoir très brusques, imaginez un échec patent : cela aurait été interprété par tous comme la fin de l’UE, avec un gigantesque processus de détricotage que nous pouvons difficilement nous permettre, alors que l’économie connaît une récession sévère et que les États-Unis et la Chine sont eux-mêmes fragilisés.
Accessoirement, dans le domaine monétaire (un des principaux champs d’expression de la puissance contemporaine), l’accord va drainer vers l’euro nombre d’actifs financiers mondiaux. Les Eurobonds mutualisés vont être des morceaux de choix dans les portefeuilles des fonds d’investissements américains ou les placements institutionnels chinois. L’accord européen rassure quand l’Amérique inquiète et il va renforcer l’euro. De façon sous-jacente, c’est la suprématie du dollar qui est en jeu, lui qui constitue le plus grand atout et le marqueur de la puissance américaine.
Un moment hamiltonien ?
Les négociations ont suscité un grand nombre de débats pour savoir s’il s’agissait d’un moment hamiltonien. Cette expression désigne le moment où diverses entités étatiques décident de mettre en commun leurs dettes publiques, ce qui conduit au renforcement de l’État fédéral. Cela renvoie à 1790 quand le premier secrétaire au Trésor Alexander Hamilton décide que le gouvernement fédéral américain reprend les dettes des États fédérés (contractées pendant la guerre d’indépendance).
Constatons simplement qu’ A. Hamilton n’a fait que tirer les conséquences de la fédération, créée deux ans plus tôt avec l’adoption de la Constitution. Autrement dit, la mise en commun des dettes est l’effet de la structure fédérale, non la cause. Aussi faut-il relativiser la comparaison. D’ailleurs, les officiels français notaient qu’à la différence de 1790 où il s’agissait de régler les dettes du passé, le plan de relance a pour vocation de financer les dépenses d’avenir.
Il nous semble donc que nous ne sommes pas en présence d’un moment fédéral, malgré la méthode choisie par le président Macron. En effet, cet accord est d’abord le résultat d’une ambition politique plus qu’économique. Rappelons avec Léosthène (ici) que le 18 mars dernier, la BCE avait mis en place un plan qui prévoyait le rachat des dettes de la zone euro pour un montant de 750 G€ puis de 1500 G€. Ce plan a stabilisé les marchés et aurait permis aux États de pratiquer une reprise rapide et ciblée et convenant à leurs besoins. Au lieu de cela, E. Macron a pris prétexte de la pandémie pour organiser, avec A. Merkel, cette négociation forcée sur l’endettement commun, avec les délais et une complication associée qui ne correspondent pas vraiment à l’urgence du moment.
Obstacles à venir
Un tel instrument, incroyablement complexe (comme souvent tout ce qui touche à l’UE) aura d’ailleurs du mal à entrer en vigueur. En effet, tout va dépendre de la ratification du texte et tout d’abord de celle du Parlement européen qui a déjà manifesté sa mauvaise humeur face au manque d’ambition du budget commun. Notons en passant qu’une fois encore, ce fut le Conseil des chefs d’État et de gouvernement qui a dirigé les débats, la Commission étant absente et le Parlement ignoré : on est encore loin d’institutions fédérales. Dès le 23 juillet, les eurodéputés ont d’ailleurs voté une résolution à une large majorité menaçant l’accord, à cause des coupes opérées dans le budget pluriannuel. Il faudra ensuite que les 27 Parlements statuent sur le texte.
Notons dès à présent le risque juridique car il est probable que des actions judiciaires seront conduites, notamment devant la cour constitutionnelle de Karlsruhe (cf. LV 142). Cet accord mettre longtemps avant d’être mis en œuvre.
La question de la démocratie vient alors. Malgré les odes triomphales de dirigeants espérant retrouver l’enchantement, force est de constater que cet accord n’a guère intéressé les peuples. Cela n’est pas dû seulement au creux de l’été mais à un rapport fataliste à l’UE. Déjà, les outils politiques nationaux font l’objet d’une grave défiance ; le niveau européen apparaît comme ultra technocratique et sans contrôle démocratique, même indirect.
Il faut ici rappeler que le fondement premier de la démocratie est le consentement à l’impôt. Là résident au cours de l’histoire tous les progrès vers le contrôle populaire de l’État : magna carta, États généraux, indépendance américaine ou Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (ici), notamment l’art. 14. Or, il n’y a pas d’argent magique et cet endettement commun sera financé soit par des taxes communes, soit par les contributions des membres venant elles-mêmes de l’impôt. L’absence de lien direct entre le consentement à l’impôt et machinerie européenne reste problématique.
Petits pas ?
Ce qui a été présenté comme un grand bond en avant est finalement un petit pas. Un de plus, conforme à la logique de la construction européenne. Les optimistes diront qu’il a fallu un siècle à l’Amérique pour stabiliser le dollar et qu’il faut laisser du temps au temps. Les pessimistes verront surtout les imperfections de l’accord mais aussi son inadaptation apparente aux secousses du temps contemporain.
Pour la France, observons qu’elle n’en tire pas grand-chose si ce n’est l’orgueil d’avoir été à la manœuvre et de pouvoir affirmer son influence en Europe. Tel est peut-être notre destin, notre grandeur, ne pas réagir comme des boutiquiers, préserver le sens de l’universel. Ici, l’universel implicite est la fédération européenne, si l’on en croit le PR. C’est un pari. On peut pourtant le critiquer et affirmer qu’il n’est pas conforme aux intérêts de la France. Convenons toutefois qu’il répond à un certain esprit français, à une aspiration au panache, à cette appétence pour le grand : nos voisins moquent souvent la grande nation, l’exception française. Pour le meilleur et pour le pire.
JOCV
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