Doter la France d'une grande stratégie (LV 171)
La discontinuité dans la trajectoire mondiale qu’a causée la pandémie invite la France à repenser le cadre stratégique de son action actuelle; faute de cohérence européenne suffisante, elle doit se doter d’une vision nationale à long terme et définir les axes d’une grande stratégie de longue haleine pour laquelle six facteurs clés à hiérarchiser et combiner sont proposés au lecteur.
Le n° 169 se demandait il y a peu : qu’est-ce que la France qui nous unit et comment garder le bon cap ? En ce début d’été, la pandémie s’apaise avec la vaccination généralisée et le rendez-vous présidentiel de 2022 se profile.
La récession stratégique redoutée (LV 140) a eu lieu, le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né, a dit le bibliste. Le temps est donc venu de se projeter dans ce monde qui se dessine pour y préserver les chances de la France dans l’Europe et celles de l’Europe dans le monde. C’est celui d’une « grande stratégie pour la France » et deux facteurs nous y invitent. D’abord parce que c’est dans les fractures que les errements sont les plus dommageables et les stratégies avisées les plus fécondes. Ensuite parce que la diversité des champs de compétition et l’intensité des rivalités imposent de bien caler la boussole stratégique de la France.
Contexte stratégique actuel
Une forte discontinuité stratégique a résulté de la panne brutale induite par la pandémie. La gouvernance de la planète reviendra demain aux opérateurs – étatiques ou non – dont le projet de moyen terme sera clairvoyant et opiniâtre. Car les compétitions et enjeux d’hier sont loin d’avoir disparu même si l’équation stratégique du monde est altérée. Les acteurs se démultiplient et la révolution numérique ouvre des champs de friction décisifs : conflits de haute intensité (LV 167) sur des fronts divers, industriels, monétaires, juridiques, culturels, sanitaires, scientifiques où tous les coups sont admis ; rivalités stratégiques exacerbées entre régimes autoritaires et systèmes libéraux, arbitrés par les peuples, spectateurs engagés ; compétition entre Pékin et Washington qui va polariser la planète par enrôlement forcé des pays, avancés et émergents, dans des sillages antagonistes. Ces diverses dialectiques ne conviennent pas à la France dont la vocation est de tenir une voie médiane, non alignée, et d’être l’artisan éclairé des désescalades et des équilibres.
Cadre géopolitique pertinent
Ainsi notre engagement dans l’UE et notre positionnement mondial sont deux forts marqueurs de notre personnalité stratégique. Mais il faut les recalibrer pour viabiliser la France au long cours, nécessité vitale, vraie gageure pour le temps politique actuel, bien court pour un objectif de longue haleine. S’exonérer de le faire serait se résigner à l’impuissance et se marginaliser à terme.
Alors, allons-y. Une grande stratégie pour la France signifie la prise en charge par l’exécutif d’un noyau dur de légitimité, de cohérence et de continuité dans la posture stratégique du pays. L’équation stratégique de la France (LV 121) recommande d’adopter ce socle de postures génériques. Dans la Ve république, elle doit être conjuguée avec les intuitions, les projets et les arbitrages du mandat présidentiel et les actions qu’imposent les circonstances.
Or pour la France qui a fait sa priorité d’une Europe stratégique, indépendante et responsable, la situation est devenue critique car l’Union européenne qui ne parvient pas à s’affirmer ne semble plus réformable. Aussi est-ce faute de mieux que la France doit se doter d’une grande stratégie nationale pour affirmer son rôle et tenir son rang dans le monde. Mais elle doit veiller à préserver les acquis européens, communautaires et stratégiques pour tenter d’entraîner ses partenaires dans son sillage. Pour ce faire, la France doit d’abord se replacer à la croisée de ses trois axes majeurs : le continental européen qui relie Paris à Moscou via Berlin, le méditerranéen maghrébin qui l’ouvre sur l’Afrique et le maritime océanique mondial que pavent ses outremers. C’est dans ces espaces que doivent se concentrer ses efforts et s’affirmer ses priorités de grande stratégie.
Perspectives de la France à mi-siècle
L’objectif est la perpétuation de notre pays.
- La France doit suivre son projet européen, mais avec des États membres divisés en quatre blocs aux priorités distinctes, frugaux du Nord vs impécunieux du « ClubMed », réactionnaires fébriles des PECO vs libéraux atones de l’Europe de l’Ouest. Et tous, dans l’UE, font face à des pouvoirs autoritaires, « illibéraux », en deux fronts tendus : à l’Est, Russie et Turquie ; au Sud, pays arabes bordés par un islam politique militant. Enfin, tous les Européens sont enrôlés de force dans la rivalité américano-chinoise.
Aussi le premier axe de la grande stratégie de la France doit être la constitution d’un centre stratégique européen autonome, car géopolitiquement auto-stable et possédant la masse critique des clusters stratégiques du XXIe siècle, soit environ un Md d’habitants.
- La France est plus qu’un État entreprenant du continent européen. Sa personnalité globale la conduit à œuvrer à l’état d’organisation de la planète dans les domaines où sa culture, son histoire, sa géographie et ses talents l’ont impliquée. La France est de fait une puissance moyenne à vocation mondiale avec son autorité historique passée et ses outremers préservés.
Le deuxième axe de sa grande stratégie doit donc être l’engagement résolu dans les défis commerciaux, technologiques, industriels et écologiques du monde et la participation à l’économie bleue, vrai réservoir d’avenir, par valorisation de ses outremers qui l’intègrent aux dialectiques régionales de la planète.
- La France possède un lien dense avec l’Afrique du Nord, maillon méditerranéen qui raccorde l’Europe du Sud à l’Afrique Noire. La complémentarité des sociétés du pourtour méditerranéen invite la France à en faire une région plus intégrée, une passerelle active vers l’Afrique dont le développement humain et économique est un enjeu mondial.
Le troisième axe d’une grande stratégie pour la France doit favoriser la constitution en Méditerranée occidentale d’un actif laboratoire de la mondialisation économique et d’un creuset de la modernisation politique du monde arabo-musulman.
Ces trois axes d’une grande stratégie de la France visent à donner à notre pays, dans son voisinage et dans le droit fil de sa culture humaniste, les balises d’une ambition viable afin de conserver entre ses mains les clés de son destin et de participer à la sécurité et au développement du monde. Cette grande stratégie relève de l’action de l’État dans le cadre multilatéral perturbé d’une société internationale désorientée. Elle requiert de la France des initiatives pertinentes et un rôle d’avant-garde, de précurseur. Pour produire des effets et conserver sa pertinence, cette ambition doit rester cohérente dans le temps long et passer l’épreuve des relèves politiques.
Pour énoncer cette grande stratégie et la conduire dans la durée d’un monde qui se recompose (LV 150), il faut faire un effort de méthode, se désencombrer de nos biais (LV 167) et hiérarchiser les six facteurs clés de sa génétique stratégique à mi-siècle. Les voici :
- Défendre nos intérêts, c’est accorder une place prépondérante à la satisfaction des besoins des Français et les faire prévaloir sur toute autre entreprise politique. On a vu que les requêtes exprimées lors du Grand débat sont liées à la prospérité, à la justice sociale, à la sécurité et à la tranquillité publiques. Là sont le fondement premier et la légitimité de la dévolution démocratique. C’est la base.
- Exercer nos responsabilités : Endosser toute l‘histoire et toute la géographie de la France ; accorder une grande attention à ses voisinages sur le continent européen, en Méditerranée, outremer ; à la suite des Lumières, défendre la liberté et les droits humains dans le monde ; honorer nos engagements juridiques et moraux, ceux d’un État de droit et de progrès ; Se montrer fidèle en amitié, fiable en alliance, respectueux des autres, généreux et assidu à la cause de la paix. Là est la clé de la respectabilité et de la viabilité stratégiques.
- Assumer nos valeurs, c’est faire vivre celles que la nation française a distillées (de l’ancien régime, de la matrice chrétienne, de la cause révolutionnaire) et érigées en principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité. Ne jamais y déroger et en faire la promotion quoi qu’il en coûte, avec rigueur et cohérence. Là est une part de l’identité et de l’autorité morale de la France.
- Maîtriser nos espaces de souveraineté, c’est à la fois les définir avec précision et réalisme, les protéger des convoitises et des ingérences, les consolider, les partager en sûreté dans des interdépendances positives et les faire évoluer sans conservatisme. Là se jouent le contrôle de nos vulnérabilités et l’entretien de notre autonomie.
- Valoriser nos atouts, c’est en avoir une conscience collective, les défendre, les enseigner, les promouvoir, les mobiliser. Rappelons les quatre principaux: une position géostratégique avantageuse en Eurasie, une démographie encore vigoureuse, une aptitude colbertiste démontrée à la maîtrise des chantiers industriels complexes, un magistère moral et une créativité juridique établis. Ne sous-estimons pas ces atouts que d’autres nous envient. Le gisement de nos potentiels divers est riche et reste à exploiter.
- Compenser nos faiblesses, et donc connaître nos fragilités (domestiques ou externes) pour les réduire. Celles d’un peuple frondeur, violent, difficile à gouverner, d’une société à cheval sur ses droits individuels et peu assidue à ses devoirs collectifs, celles d’une fatigue sociale accumulée qu’une altérité multiple a indisposée. Celles d’une nation jugée arrogante et hautaine, donneuse de leçons mais naïve, sentimentale et facile à berner. Il faut « faire avec » tout cela lucidement, sans faux-semblants afin d’engager au plus vite des réformes courageuses et cohérentes.
Si la déclinaison de ces facteurs clés est du ressort d’une structure ad-hoc à établir (LV 170), le paramétrage de cette grande stratégie est du ressort du politique. Il lui faut pondérer soigneusement l’importance à accorder aux différents facteurs qui concourent à l’action publique ; remonter les chaînes de causalité pour provoquer en amont les causes dont les effets produiront les conditions décisives du succès escompté ; apprécier les quantités d’intérêts en jeu, les responsabilités et les valeurs engagées, les atouts mobilisés et les fragilités exposées, les risques à prendre et les gains espérés, le temps nécessaire à la manœuvre et les étapes souhaitables … ce sont là des actions vitales. Il s’agit maintenant de développer une planification stratégique soignée à long terme pour calibrer l’avenir de la France.
JOCV
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