Dissuasion nucléaire française : le statu-quo (LV 136)
L’analyse du discours de dissuasion nucléaire de la législature actuelle montre une continuité assumée et une ouverture assez théorique sur une perspective nucléaire stratégique européenne. On souscrira volontiers à cette prudence convenue. Les réactions enregistrées révèlent une rhétorique dont le sens s’estompe et la priorité s’efface malgré le désordre actuel.
Les armes nucléaires sont un lourd héritage datant de la Seconde guerre mondiale. Leur pouvoir stabilisateur fut établi lors de la Guerre froide, sur le constat qu’aucune guerre ne pouvait être gagnée par l’échange de coups nucléaires. Il en a résulté le pari de la dissuasion nucléaire stratégique et un contrôle des armements coopératif. De facto, la guerre interétatique classique en fut désactivée. Pour autant, les compétitions inhérentes aux sociétés humaines ont subsisté avec des risques de confrontation car aucune régulation de la conflictualité n’a pu être pérennisée. D’autres acteurs infra- et supra-étatiques s’en sont mêlés, d’autres terrains et modes d’affrontements tout aussi violents et beaucoup moins militaires sont apparus. Trente ans après la guerre froide, le monde a repris son cours chaotique (LV 95).
La France s’est dotée d’armes nucléaires.
La IVe République finissante puis le général de Gaulle l’ont voulu ainsi après l’étrange défaite de juin 1940. Ces armes (300 environ) sont en alerte permanente depuis 1964 pour interdire de s’en prendre à nos intérêts vitaux. Elles sont déployées avec une doctrine et un discours remis à jour à chaque législature pour confirmer l’appropriation par le chef de l’État, chef des armées, de son rôle direct dans ce domaine. En effet, discours, fiabilité opérationnelle et excellence technique doivent crédibiliser ensemble la dissuasion. L’exercice qui en a été fait par le PR le 7 février 2020 à l’École militaire porte la marque des temps actuels mais les commentaires qu’il a suscités révèlent une érosion réelle de la conscience collective de la posture nucléaire française et de son rôle.
Classique dans sa forme et dans son fond, ce discours diffère peu de ceux des présidents Chirac à l’IHEDN en 2000 ou Hollande à Istres en 2015. La posture nucléaire y est inscrite dans notre stratégie de défense pour un monde présenté comme dangereux, avec une vision européenne plus affirmée certes, mais dans le droit fil des débats actuels sur l’autonomie stratégique de l’UE. On va évoquer ici les bases un peu oubliées et les perspectives politiques de cette dissuasion.
Le théorème de la dissuasion
La dissuasion nucléaire française est un pari gagné depuis 65 ans. Celui d’interdire la guerre par la menace d’une destruction atomique radicale. Ce défi conceptuel vise les autres, antagonistes ou hostiles d’abord, partenaires ensuite, opportunistes enfin. Et cinq facteurs se conjuguent pour l’énoncer.
- Le premier facteur illustre l’emploi que fait la France de ces armes atomiques. On peut comme le pape récemment en dénoncer l’immoralité; mais on ne peut qualifier ainsi le bouton nucléaire de garantie de dernier recours confié au PR. Car la rhétorique dissuasive n’emploie les armes au quotidien que pour menacer un hostile d’une riposte imparable avec des dégâts inacceptables s’il commet une agression caractérisée. Pour empêcher un dirigeant d’État de livrer bataille à la France, on l’assure ainsi d’une frappe en retour certaine sur ses centres de pouvoir. Il s’agit donc bien d’empêcher la guerre et non de la faire, même si incidemment on expose qu’un avertissement nucléaire unique, non renouvelable rétablir(ait) la dissuasion en cas de bévue d’un hostile. On questionnera au passage la qualification attribuée à cette posture, celle de clé de voûte de notre sécurité ; on aurait préféré y voir celle de soubassement, de base de notre défense tant la protection de nos intérêts exige bien d’autres outils militaires et d’autres actions civiles pour y pourvoir.
- Le deuxième est relatif au poids de la France et au risque de s’en prendre à elle. Un responsable étatique adverse devra bien évaluer les intérêts vitaux de la France s’il veut tenter de l’agresser en deçà de ceux-ci. Qui s’y risquerait alors ? Qui spéculerait aussi sur les intérêts européens et atlantiques d’un signataire des traités de Lisbonne (2007) avec ses clauses de solidarité et de Washington (1949) et sa défense collective ? La charge du calcul du risque à prendre revient à l’antagoniste qui veut perturber ou agresser, pas au partenaire ou à l’allié qui évalue la fiabilité de la garantie de la France. Pendant la Guerre froide, les forces nucléaires tierces (France, R-U) ont compliqué à ce point les calculs des Soviétiques que la dissuasion s’est installée de facto. La souveraineté atomique française, pleine et entière, rend notre pays redoutable.
- Le troisième facteur de défi à considérer par tous est cette défense tout azimut, marque de la posture stratégique de notre pays, maître de ses solidarités et non aligné sur les entreprises de ses partenaires. Cette dissuasion active vise à se faire respecter par tous et à éviter escalade, intimidation et chantage. C’est rappelé urbi et orbi.
- Le quatrième résulte de cette réassurance autonome. Ce choix nucléaire de la France lui confère un rang et une autorité enviables ; avec une capacité d’action et de médiation qui valorise le système de droit et de multilatéralisme efficace auquel elle tient.
- Le dernier facteur est cette obligation de cohérence, d’exemplarité et de retenue stratégique qui s’impose à elle pour enrayer toute prolifération perverse de son modèle. Car tous redoutent la sanctuarisation agressive d’États nucléaires pirates ou autoproclamés.
Ainsi s’est stabilisée et justifiée en France la posture de dissuasion nucléaire stratégique par la voix de ses présidents depuis 50 ans.
Fiabilité systémique
Cohérence et continuité assumée du discours sont essentielles pour la crédibilité politique de la posture nucléaire. Quant à celle du système dissuasif lui-même, elle relève de facteurs tout aussi décisifs. Scientifiques et techniques avec la capacité démontrée de réaliser des armes robustes et pérennes et d’en garantir les effets destructeurs que procuraient les essais nucléaires et qu’assure désormais le laser mégajoule ; celle de les délivrer en sûreté sur des modes variés grâce aux composantes balistique et aéroportée, aux trajectoires complémentaires. Facteurs opérationnels : recherche d’invulnérabilité des porteurs d’armes nucléaires, protégés par leur mobilité permanente dans le bruit de fond océanique et par la performance des raids aériens lancés de bases aériennes fixes et itinérantes (FANU) ; durcissement contre les agressions cyber et dispositifs ABM, des armes, des réseaux d’information et d’ordres, y compris dans l’espace, avec des redondances et des leurres garantissant l’effet inacceptable recherché. Dans ces domaines très pointus, l’effort technologique continu depuis 40 ans et la création récente du Commandement de l’espace consolident la maîtrise stratégique de la France.
On peut toutefois s’interroger sur l’urgence de renouveler notre arsenal nucléaire avec ces 25 Mds d’euros alloués jusqu’à 2023 et se demander si l’optimisation industrielle de cet effort très conséquent (jusqu’au missile hypersonique) doit prévaloir sur la précarité sécuritaire et la relance économique du pays. Sauf urgence signalée liée aux tensions de la planète, et là, on devrait en débattre.
Le désordre stratégique actuel
Il est de fait largement invoqué par le PR. L’ordre international hérité de la guerre froide se dégrade et ses normes s’érodent ; la gouvernance de la planète s’enraye. C’est qu’après la parenthèse de la Guerre froide, guerre mondiale achevée sans bataille rangée, les compétitions/confrontations de puissances régionales ont repris, la guerre s’est déplacée hors champ militaire et la conflictualité s’est criminalisée. On conviendra avec le PR que ce n’est pas le moment de se lancer dans l’abolition voire la prohibition des armes nucléaires en s’alignant sur un absolu moral décorrélé du réel. Ainsi la France ne signera aucun accord limitant sa capacité nucléaire. Avec le PR, La Vigie dénoncera la naïveté ou la perversité de qui l’y pousserait.
Des pays ou systèmes impliqués dans des tensions radicales sans parrains ni arbitrages fiables veulent se sanctuariser (Corée du Nord, Iran, Turquie, Arabie Saoudite). Prenons donc garde de ne pas trop leur vanter les vertus stabilisatrices de la dissuasion, liberté d’appréciation et d’action, garantie d’indépendance, beau gage de souveraineté. N’oublions pas non plus que cet héritage de la Guerre froide fut sans effet direct sur les crises radicales infra- ou transnationales que la France dut affronter (LV 55 et 95). Et demandons-nous si le non-usage en premier de frappes n’a pas enfermé notre sécurité dans un cercle vicieux dont le terrorisme est l’enfant bâtard et si l’emploi approprié des coups d’épingle, de semonce et d’arrêt conventionnels portés à temps ne nous aurait pas évité des OPEX hasardeuses, des esquives peu glorieuses, ou de dérisoires coups à blanc de façade (LV 93). Reste l’appel au dialogue stratégique européen.
L’enjeu européen
Quel est le rôle de la stratégie française de dissuasion dans la sécurité de l’Europe ? On dira qu’il est implicite et devrait le rester, car en conférant une dimension européenne à nos intérêts vitaux, on ne rien dit de plus que le traité de Lisbonne, ce que tout hostile à l’UE sait déjà. En couplant notre indépendance de décision nucléaire avec une solidarité toujours plus étroite, on tente la quadrature du cercle de la défense européenne sans donner de puissance suffisante à l’UE. Seul État-membre nucléaire au vrai profil militaire, la France se distingue dans l’Europe soumise. Mais ce leadership et cette autonomie de décision indisposent nos partenaires qui lui préfèrent la réassurance américaine via l’Otan, malgré les foucades du Pdt Trump. On se souvient de l’offre de dissuasion concertée déclinée par l’Allemagne dans les années 1990, de la vive tension avec Allemagne et Italie après la reprise bâclée de nos essais nucléaires. La Grande nation n’est pas un protecteur nucléaire acceptable pour l’UE, sauf si elle transférait ou partageait les instruments de sa supériorité stratégique (siège au conseil de sécurité de l’ONU, missiles et porte-avion, ciblage et riposte nucléaire,) : c’est impraticable et donc exclu. Dont acte.
JOCV
Pour lire l’autre article du 136, « Écologie et stratégie« , cliquez ici
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