Des biens communs de l'humanité (LV 133)
Au-delà des questions géopolitiques ou économiques, c’est au moment où le multilatéralisme connait sa crise la plus profonde que l’on a le plus besoin de lui, notamment pour garantir la gestion durable des biens communs que nous offre la planète. Qu’il s’agisse de l’environnement, de la mer et des océans, des espaces exo-atmosphérique et cybernétique ou encore de l’infiniment petit du corps humain, la préservation et l’exploitation de ces biens, communs à toute l’humanité, nécessitent la pratique d’un multilatéralisme efficace afin qu’ils bénéficient durablement à l’espèce humaine. Encore faut-il que les différentes sociétés et générations humaines acceptent de s’écouter avant de dialoguer.
Face aux défis qui menacent l’équilibre et l’existence de la planète en 2020 (LV 132) plusieurs constats s’imposent. La fin de l’Occident, résultant de la diversité d’intérêts stratégiques de ses affiliés, coïncide avec l’instabilité de la gouvernance mondiale et la remise en cause de ses organes régulateurs. Alors qu’il y a encore trente ans, l’affrontement Est-Ouest concentrait à lui seul les risques de destruction de l’espèce humaine par l’apocalypse nucléaire, ces risques se sont multipliés pour sortir du strict champ militaire, avec une telle acuité et une telle complexité qu’aucun pays n’est plus en mesure d’y répondre seul. Ainsi, c’est au moment où le multilatéralisme connaît sa crise la plus profonde que l’on a le plus besoin de lui.
Questions globales, découplages régionaux.
Les questions géopolitiques ont toujours connu des déclinaisons régionales. Pour l’Europe, la problématique de ses voisinages (LV 127, 129, 132) ainsi que de ses enjeux de défense et de sécurité est connue. À la perte de confiance des peuples dans le fonctionnement institutionnel de l’Union s’est ajouté la défiance des États-Unis à son égard et l’effet déstabilisateur de la sortie du Royaume-Uni. L’entrée en fonction de la nouvelle Commission offre une occasion de relancer le projet européen, faute de quoi il faudra inventer un nouveau modèle de gouvernance politique et économique du continent pour garantir sa prospérité, sa sécurité et son développement dans le respect de la souveraineté et des valeurs des États-membres.
Alors que l’UE s’est construite autour d’un projet économique, un élargissement non assuré conjugué aux faiblesses de la zone euro ont cristallisé la défiance des citoyens européens, après la crise des Subprimes et la crise grecque. Depuis, d’autres membres ont laissé apparaitre des faiblesses comparables qui les exposent à des investissements étrangers sous caution alors que la crise de la dette rôde.
Le rejet américain de l’OMC et les préférences de Washington pour un unilatéralisme de principe et des relations internationales reposant sur des échanges bilatéraux et transactionnels décrédibilisent un peu plus les institutions de Bretton Woods et viennent compliquer la consolidation de l’Union, étape indispensable à son maintien au 21ème siècle.
Gestion des biens communs de l’humanité
L’écologie et l’environnement ont pris une plus grande importance dans le monde depuis la conclusion de l’accord de Paris de 2015, en dépit du retrait américain. Elles ont bénéficié de l’effet sur l’opinion des incendies dramatiques en Amazonie et en Australie et de l’affirmation médiatique d’une jeune militante suédoise, Greta Thunberg. Bien sûr, il est plus aisé de dénoncer les maux de la planète que d’y apporter une solution politique, mais cette situation souligne la faiblesse de la gouvernance écologique lorsque les nations apparaissent divisées face à une question qui les affecte toutes, alors que l’ONU comme l’UE sont fragilisées. Avec son projet de Green Deal et l’objectif de faire de l’Europe le premier contient climatiquement neutre d’ici 2050, l’UE dispose d’un moyen de redevenir attractive et de proposer des normes à l’échelle de la planète et de ses défis environnementaux et climatiques.
Pour autant, la popularité de la jeune militante écologiste s’est accompagnée de la montée d’un clivage verbal qui cristallise l’affrontement entre anciens et modernes au travers de l’expression péjorative OK Boomer ! qui, si son usage se répand, risque d’entraver la conclusion d’accords transgénérationnels, chacun préférant ne pas écouter l’autre et camper sur ses positions.
Initialement laissés pour compte dans la négociation de l’accord de Paris, la mer et les océans ont fait depuis l’objet d’un intérêt renforcé alors qu’ils constituent le poumon de la planète ainsi que sa première réserve de ressources et de biodiversité. Ces caractéristiques ont aiguisé l’appétit d’appropriation des États riverains (Asie, océan Indien, Méditerranée) conduisant à la remise en cause du droit maritime international. Elles ont simultanément contribué à la prise de conscience de la nécessité d’agir collectivement pour leur protection au niveau international.
Parallèlement aux négociations de l’ONU consacrées à la protection de la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (BBNJ) et aux initiatives internationales pour l’éradication des déchets plastiques de l’océan, des forums maritimes régionaux et modulaires – en fonction de leur nature politique, scientifique ou opérationnelle – ont été instaurés ou revitalisés en océan Indien, en Asie du Sud et du Sud-Est, dans les océans Pacifique-Nord et -Sud. L’intérêt suscité par l’identification d’un espace Indo-Pacifique (LV 128), est également porteur d’initiatives multilatérales fédératrices applicables à ces océans immenses.
Dans ce domaine, l’Union européenne n’est pas en reste et dispose d’une expérience utile à partager (gouvernance, politique et stratégies maritimes) qui trouve notamment son application en Atlantique, en océan Indien, au large de la Corne de l’Afrique ou dans le Golfe de Guinée. Curieusement, son action coordinatrice manque de visibilité en Méditerranée, confrontée à des migrations et des trafics en tous genres, à la fragilisation de son environnement marin ainsi qu’à une lutte pour l’exploitation des gisements gaziers (LV 131), ou encore pour faire entendre sa voie en direction des océans arctique et antarctique.
Dans le même temps, l’espace exo-atmosphérique est redevenu un domaine de compétition, là où la coopération prévalait. On ne compte plus les déclarations d’intérêt pour envoyer de nouvelles missions humaines sur la lune (Chine, Inde, États-Unis…), sur Mars et au-delà. Là encore, ce bien commun constitue un domaine clé pour les Européens qui disposent de nombreux atouts et savoir-faire au service de l’environnement, du climat, des océans, de la recherche ou des télécommunications. Les questions de souveraineté soulevées par l’adoption de la norme et des composants de la technologie 5G ont montré combien la coordination européenne et multilatérale était nécessaire pour éviter de placer son économie, son indépendance stratégique et sa sécurité entre les mains d’acteurs qui ne partageront pas toujours nos objectifs et nos valeurs.
Le cyberespace, adossé aux technologies de l’informatique et de l’intelligence artificielle, et qui enveloppe le domaine des ondes électromagnétiques, constitue également un domaine où la coopération internationale demeure indispensable (LV 105 et 121). Les moyens qu’il véhicule peuvent agir sur l’infosphère des nations et des sociétés humaines (informations et données) et servir de vecteur fortuit ou intentionnel à la diffusion d’informations fausses ou erronées. Les manipulations récemment révélées soulignent les nouveaux dangers auxquels les citoyens et les États sont confrontés notamment dans les processus électoraux. Par ailleurs, les cyberagressions massives, programmées et soutenues par l’intelligence artificielle, ont montré la vulnérabilité des systèmes économiques, politiques et administratifs des États visés.
Nous achèverons ce tour d’horizon des biens communs sous tension, par l’infiniment petit du corps humain. La recherche scientifique, médicale et technologique a fait de tels progrès que la génétique, la biologie et la robotique permettent d’envisager de remédier aux faiblesses du corps humain ou de réparer ses organes. Une course est engagée pour les brevets, les premières mondiales ou pour imposer sa norme. Pour autant, il faudra savoir s’affranchir des intérêts financiers ou idéologiques de certains pour convenir entre êtres humains responsables de normes éthiques durables, adoptées et garanties par tous.
La préservation et la gestion de ces biens, communs à toute l’humanité, dépendront de l’efficacité du multilatéralisme, local, régional et global, qui leur sera appliqué.
Écouter pour surmonter les clivages
Parmi les valeurs qui unissent les Européens, à défaut d’un Occident en voie de disparition, la pétition d’universalité des droits de l’homme et de la protection de biens communs attribués à l’humanité perdure. Elle porte en elle les nécessaires échanges, négociations et coopérations multinationales qui ne peuvent valoir que si l’ensemble des représentants du monde y prennent part sur une base volontaire et loyale. À défaut de préservation d’enceintes multilatérales de concertation crédibles, sous les coups de boutoirs d’idéologues et de radicaux de tout poil, il n’y aura d’autre alternative que la loi de la jungle et le chaos. Dans ce contexte, espérons que la raison et le dialogue l’emporteront.
Pour cela, relevons qu’avant de dialoguer, il convient de savoir écouter. L’air du temps privilégie actuellement le clivage politique, complaisamment rapporté par les médias et les conseillers en communication, où chacun veut convaincre l’autre de ses positions, sans rien lâcher, jusqu’à l’affrontement, sur les antennes de radio ou les plateaux de TV voire jusque dans la rue. Tandis que l’émotion s’est progressivement substituée à l’information, l’enjeu des débats n’est désormais plus d’argumenter pour apporter une solution mais de rejeter la responsabilité de la faute sur l’autre, en l’enfermant dans une grille d’appréciation du bien et du mal de circonstance.
Nous formons le vœu que 2020 permette de sortir par le haut de ces attitudes stériles et destructrices. La Vigie y contribuera.
Bonne année !
Pour lire l’autre article du LV 133 (Regard sur 2020) , cliquez ici
JOCV
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