Démondialisation ? (LV 189)

La guerre en Ukraine produit des effets délétères au niveau mondial : l’Europe semble tombée dans des travers du passé, les États-Unis restent ambigus, les pays émergents regardent la crise avec défiance tandis que la Chine y trouve avantage. Une démondialisation est en cours qui marque d’abord la marginalisation de l’Europe.

Nous pourrions, une fois encore, parler de la guerre en Ukraine. Le lecteur se reportera pour cela aux analyses hebdomadaires de la situation militaire (@egeablog sur Twitter, chaque dimanche). Il nous semble important de regarder aussi ailleurs et notamment les conséquences internationales de ce conflit, au-delà des seules limites européennes. Nous constaterons alors un sursaut occidental illusoire, une émergence rétive, des conséquences économiques difficiles.

La résurrection de l’Alliance ?

L’Alliance atlantique connaissait un doute existentiel que nous avions noté : LV 110, 129. Elle s’apprêtait à adopter un nouveau concept stratégique au sommet de juin prochain où les Alliés auraient balancé entre menace à l’est et endiguement de la Chine. La guerre en Ukraine a soudainement modifié le cours des choses. Les chefs d’État et de gouvernement se sont rencontrés deux fois, virtuellement puis physiquement, pour réaffirmer leur solidarité avec l’Ukraine et renforcer leur dispositif de sûreté sur les frontières orientales de l’Otan. Le concept stratégique reviendra donc à adopter des postures de Guerre froide et les Alliés promettront d’augmenter leur défense.

Un pas en avant de l’UE ?

Certains se sont bruyamment réjoui de l’avancée « exceptionnelle » effectuée par l’UE à l’occasion de la crise. On n’aurait ainsi jamais pu faire autant de progrès en matière de défense européenne sans cette circonstance. Il est vrai que les sanctions contre la Russie ont été adoptées très rapidement et avec une ampleur inégalée.

Ceci une fois posé, la boussole stratégique qui était négociée depuis des mois a été durcie déçoit (cf. supra) mais des divergences apparaissent déjà : l’Allemagne, qui a déclaré un réarmement massif, importe encore du gaz russe comme de très nombreux pays européens (la transition énergétique prendra des années, à preuve l’accord sur le gaz de schiste américain acheté 70 % au-dessus du prix de marché) et la Hongrie refuse des sanctions trop sévères, quand Pologne et pays Baltes sont sur une ligne dure. Finalement, l’accord se fait surtout sur l’augmentation des dépenses de défense mais non sur le renforcement de l’industrie européenne. Au contraire, la crise a rappelé des évidences peu vues à Paris : la quasi-totalité de nos alliés européens sont d’abord atlantistes et se réfugient sous parapluie américain au moindre danger.

Ambivalence américaine

Le jeu américain paraît complexe, comme souvent. Alors que des négociations avaient été lancées l’été dernier avec Moscou (LV 184), Washington a envoyé un message décisif en novembre en signant une Charte américano-ukrainienne de partenariat stratégique clairement dirigée contre la Russie (ici). Il ne s’agit pas ici de retirer la responsabilité de l‘agression armée qui appartient au seul Vladimir Poutine. Constatons que comme souvent, plusieurs politiques étrangères se disputent à Washington, sans parler de banals calculs de politique intérieure.

Si la priorité reste la Chine, l’effort donné au théâtre européen constitue un moyen de réunir les alliés après un départ brouillon d’Afghanistan qui avait suscité beaucoup d’inquiétude, surtout après la présidence Trump. La réaffirmation d’un leadership américain constitue donc un enjeu pour Washington, même si le volume des sanctions et l’interdiction du système SWIFT vont causer beaucoup de dégâts : cet « Occident réuni » est bien seul et il n’est pas aussi suivi que certains l’imaginent.

Un Moyen-Orient hésitant

Les pays du Moyen-Orient restent ainsi très en recul par rapport au discours américain. L’accord JCPOA de limitation nucléaire de l’Iran n’est pas signé et l’on observe bien des mouvements dans la région : Israéliens et Turcs se reparlent, ces derniers rencontrent les Arméniens, les Israéliens vont au Qatar ou participent à une réunion trilatérale avec les ÉAU et l’Égypte. Le Maroc voit la reconnaissance du Sahara suspendue par l’Amérique mais reconnue par l’Espagne tandis que l’Algérie se réjouit d’une hausse du prix du gaz.

La question des hydrocarbures pèse en effet lourdement en arrière-plan de la crise : suspendre les importations russes nécessite d’avoir des fournisseurs de remplacement. Or, les producteurs actuels sont au pic de leur capacité quand ceux qui sont exclus (Iran, Vénézuéla) ne peuvent les remplacer à court terme. Moscou continue donc, malgré les sanctions, de tirer de confortables revenus de son gaz et de son pétrole.

Un reste du monde rétif

Le reste du monde ne suit pas les positions des Atlantistes. Il y a tout d’abord de la prudence pour des raisons économiques sur lesquelles nous reviendrons. Il y a surtout une sorte de réticence face à ce qui apparaît comme une nouvelle guerre civile intra-européenne. Les deux précédentes n’ont pas laissé de bons souvenirs et surtout ont conduit à une domination occidentale qui est bien moins acceptée qu’autrefois. Beaucoup de pays du sud refusent de se ranger sous une bannière et de suivre une ligne politique qui leur semble bien éloignée de leurs préoccupations, sans même parler de la distance prise envers des positions morales occidentales trop souvent à géométrie variable. Ainsi, beaucoup de pays ont bien sûr condamné la Russie lors du vote à l’Assemblée générale des Nations-Unies. Mais concrètement, seules l’Europe, l’Amérique du Nord, le Japon et l’Australie ont décidé d’adopter des sanctions contre Moscou. Ni Israël ni la Turquie n’ont sanctionné Moscou.

Le quant-à-soi de la Chine

La Chine, qui a une vision mondiale et non régionale comme les Européens, observe et constate ce manque d’unanimité. Il la sert objectivement de plusieurs façons. D’une part, en réimpliquant les États-Unis en Europe, la crise oblige ceux-ci à manœuvrer sur deux fronts et donc à disperser leurs efforts. D’autre part, en engageant des actifs stratégiques majeurs (le réseau SWIFT, le dollar comme monnaie unique d’échange), ils s’affaiblissent. Enfin, l’émancipation du « reste du monde » (cette notion si typiquement américaine) ne peut que favoriser les intérêts chinois. Tous ces calculs sont faits sans même considérer l’alliance de circonstance actuelle avec la Russie. Certes, l’invasion de l’Ukraine touche à la souveraineté, pierre intangible de la diplomatie chinoise. Ceci explique le soutien apparemment mesuré de Pékin à Moscou.

Mais pour le reste, il ne faut pas s’y tromper, il y a soutien, tout d’abord économique mais aussi diplomatique. La Chine a ainsi vertement renvoyé la diplomatie américaine qui lui demandait de s’associer aux sanctions. Voici encore un signe de la relativité de l’influence américaine.

Démondialisation ?

La Russie est une puissance qui détient et exporte près de 15% des matières premières de la planète. Beaucoup se sont gaussés de son économie de rente qui signerait un retard de développement par rapport aux économies technologiques avancées. Il reste qu’à l’heure de la mondialisation économique où chacun dépend d’une chaîne logistique mondiale, vouloir bloquer un tel flux de matières premières paraît illusoire. La Russie est en effet dans les premiers exportateurs de gaz et de pétrole, mais aussi de blé, d’engrais, d’aluminium, de terres rares, d’acier… Elle est incontournable. Ainsi, beaucoup de pays ont rapidement passé outre les sanctions américaines pour les contourner : désormais, des échanges ont lieu en roubles, en roupies, en yuan. Voici un premier accroc au règne du dollar.

L’inquiétude porte sur le blé puisque deux des principaux exportateurs (Russie et Ukraine) ne vont plus pouvoir exporter. De nombreuses économies qui dépendent de ces céréales sont inquiètes, notamment en Afrique. Il est à craindre des crises aigues, des famines mais aussi des émeutes de la faim. Souvenons-nous que la crise de 2008 avait été une des lointaines causes des révoltes arabes. Les conséquences de moyen terme risquent d’être dévastatrices.

Déclassement européen

Il faut évidemment condamner l’agression indéfendable de Vladimir Poutine. Rien ne pouvait justifier une telle entreprise brutale et la faute doit lui être imputée et à lui seul. Il reste qu’à La Vigie, nous sommes gênés par la joie malsaine (Schadenfreude) manifestée par certains devant le cours des événements. Ce retour à un monde qu’ils croient connaître, à une guerre froide rassurante où le monde était explicable et où l’Ouest représentait la liberté, à un moment de l’histoire dont nous sortîmes vainqueurs, cette illusion d’une victoire irrémédiable nous paraît manquer de sens stratégique. Il constitue au contraire une régression avec une nouvelle déchirure européenne, des conséquences mondiales qui ne seront pas forcément à notre avantage, un déclassement européen durable : une sortie de l’histoire.

Il est peu envisageable que l’Ukraine puisse « gagner la guerre ». Constatons déjà que plus d’un quart de la population a quitté son domicile, que le pays est évidemment en crise et qu’il risque d’être pour longtemps divisé, selon un schéma bien connu (deux Allemagne ou deux Corée) ce qui serait vu, par V. Poutine, comme un moindre mal stratégique. Ceux qui encouragent la guerre jusqu’au dernier Ukrainien font fausse route.

La responsabilité incite au contraire à trouver les voies d’une négociation entre les deux belligérants, ce que les accords de Minsk n’ont pas réussi à faire. Les paramètres sont connus : Crimée russe, statut particulier du Donbass, neutralité ukrainienne, retrait des forces russes, levée des sanctions, garanties internationales. La recherche de la paix le recommande.

JOCVP

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